un hommage à Lester Bowie
Voici le texte d’une communication que j’ai prononcée il y a quelques années lors d’une journée d’étude organisée par François Soulages.
Le sujet de cette journée était : La vie entre bio-pouvoir, bio-souci, bio-logie et bio-art.
J’ai centré mon propos sur la parole, sur les vies et les morts de l’auteur — celui qui écrit, qui danse, qui photographie… — et finalement, sur le silence comme matrice de la vie créatrice. Cette importance du silence, c’est Lester Bowie qui me l’avait apprise, un soir de concert, c’est pourquoi je lui rends hommage dans ce texte.
Marc Tamisier
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Je remercie le professeur François Soulages de nous avoir invités à parler ensemble de la vie, entre bio-pouvoir & bio-souci, bio-logie & bio-art. Bien évidemment, je n’aborderai pas tous ces « à la fois », tous ces « entre » et m’en tiendrai, si vous le voulez bien, à un entre-deux, entre bio-pouvoir et bio-art. Encore, aborderai-je le sujet d’une manière qui vous semblera sans doute un peu étrange.
Ne s’attend-on pas, en effet, à propos d’une communication sur la vie, à ce que la vie, précisément, soit l’objet du locuteur, de mes propos donc, en tant que sujet parlant, là, maintenant, avec vous ? La vie serait a priori ce dont je dois vous parler, ce sujet que François Soulages a introduit entre nous et sur lequel nous sommes d’accord, les uns et les autres, pour nous interroger. Or, cet a priori ne va pas sans faire question, sans me poser un problème en tant que je suis celui qui parle avec vous.
Cette question serait en somme la suivante : d’où peut provenir cette parole dont la vie est l’objet ? Car, enfin, je suis ici avec vous et, avant même que nous posions la vie comme sujet de nos propos, nous sommes vivants. La vie est donc d’emblée entre nous. Et elle n’est pas d’abord notre sujet ; nous la vivons. Peut-être cette vie disparaîtra-t-elle d’ailleurs dans le texte écrit de cette communication, celui qui sera publié d’ici quelques mois, puisqu’a priori je ne serai plus en train de parler et de vivre avec vous. Mais ce n’est pas certain… Enfin, pour l’instant nous sommes ensemble et ma parole est aussi vivante que vous et moi, que nos gestes et les corps qu’ils animent.
J’entends bien alors l’objection qui vient : si l’on concède volontiers que la parole est vivante avant même de porter sur la vie, il peut sembler, en revanche, outrancier de rapporter toute la vie à cette seule parole. Et cette objection peut aisément s’appuyer sur des références aux cellules biologiques, aux pulsions qui agitent les corps, aux organismes vivants et à la biosphère dont l’homme fait partie sans aucun doute. Or, ces cellules, ces organismes, cette biosphère ne parlent pas. Si, donc, nous voulons bien parcourir la vie dans son ensemble, il faut aussi les prendre en considération, de telle manière que, si la parole vivante est bien une émanation de la vie, la vie elle-même, pour autant, ne saurait être réduite à la parole.
Je ne nie ni n’oublie tout cela, bien évidemment, et j’y reviendrai. Mais il me semble aussi que tout ceci ne concerne pas vraiment la vie, ou pas immédiatement. Effectivement, nous pourrions discuter durant bien des journées sur tous ces objets du vivant, adopter divers points de vue, comparer et associer art et médecine, bio-logie et bio-pouvoir, nous pourrions exposer les savoirs et les thèses à propos de la vie, les poser devant nous comme autant de sujets de discours.
Or, si j’entends tout cela d’une écoute vivante, eh bien, cette écoute ne peut se poser ainsi, se distribuer en autant de sujets pour les aborder les uns après les autres, les rapporter les uns aux autres, les peser, les analyser, les juger, que ce soit pour examiner leurs liens ou leurs incompatibilités.
Si mon attention est vivante, elle est en quelque manière synthétique. Ce n’est pas qu’elle ramène tout à une unité homogène, mon écoute ou ma parole ; je peux bien parler ou écouter en même temps que je respire ou que je bouge, mais de manière hiérarchisée ou plutôt organisée. Lorsque je parle, ma respiration, mes gestes, mon écoute sont en quelque sorte motivés par ma parole. Et, de la même façon, ils sont motivés par mon écoute lorsque j’écoute, etc. La parole, l’écoute, constituent, ici avec vous, notre motif de vie. Et le corps par exemple est encore un autre motif de vie.
Je crois que la vie, c’est cela : un motif qui se joue autour d’un principe d’attention, autour d’un acte. Or c’est précisément ce motif qui disparaît lorsque nous posons la vie dans la biologie ou même dans les bio-pouvoirs ou les bio-arts. Ce n’est pas que tous ces sujets soient illégitimes, loin de là, mais ils relèvent déjà d’un discours sur le vivant et non plus d’une parole vivante. Au lieu d’être organisés selon un principe de vie, ils sont disposés comme un organisme, une collection d’objets disponibles pour que chacun les prenne, les sélectionne, au gré de son discours.
De cette distinction entre la parole vivante, comme motif de vie, et le discours sur le vivant, je voudrais conclure sur quelques remarques.
La première répondrait à une question d’antériorité. On comprend souvent la vie comme un résultat du vivant, comme un effet dont la cause serait une transformation moléculaire, quelque chose comme un repliement de l’ADN sur une structure hélicoïdale. Il faudrait alors expliquer la vie à partir de la naissance du vivant et croire que, dès lors que nous touchons à un code génétique, à une cellule ou un organe, que ce soit par la science ou par l’art, nous atteignons la vie.
En fait, nous ne touchons alors qu’au vivant, c’est-à-dire aux effets de discours qui nous permettent de le construire en tant qu’objet de pratiques. Nous n’atteignons pas la vie, car elle est ce dont nous ne pouvons pas nous défaire, ce que nous ne pouvons pas objectiver, mettre à plat devant nous pour l’étudier et la manipuler.
Pour le dire autrement, sans nous qui vivons la vie n’est rien et inversement, nous ne sommes rien sans elle. Il faut donc concéder qu’elle est toujours première, qu’elle ne provient pas du vivant, mais qu’au contraire, le vivant est un effet de la vie. Il est une invention, une production de la vie et en particulier de la parole.
Je vais revenir sur cette production du vivant, mais je crois que nous pouvons d’ores et déjà tirer une conclusion : la vie n’est pas donnée. Elle naît bien et elle meurt bien, mais cette vie et cette mort ne sont pas celles des êtres du vivant. Elle procède plutôt par attention, par une sorte de motif autour d’un acte qui meurt et renaît ailleurs, d’une autre manière. Elle parle, elle écoute, bref, elle n’est jamais donnée, mais elle se donne et se retire, elle se re-produit.
Rien, par conséquent, ne donne la vie, puisqu’elle se donne elle-même et se redonne sans jamais avoir à se poser comme un objet. En revanche, le vivant, lui, une fois posé, se prend et se reprend. Il s’échange, se distribue, se compare, s’étudie, se manipule. En tout cela, il mérite, sans aucun doute, de grandes précautions pour que les lois selon lesquelles il est produit soient respectées, précisées, améliorées. Car, pour être le produit de nos discours, le vivant n’en doit pas moins être l’objet de toute notre responsabilité. Bien au contraire, nous en sommes d’autant plus responsables que nous en sommes les producteurs. Nous lui devons, par exemple, des offices publics de santé, de recherche, qui ne soient ni des charités ni des lieux de commerce.
Cela dit, ce n’est pas à partir du vivant que la vie se produit, mais à l’inverse, c’est la vie qui produit le vivant. Comment cela se passe-t-il ?
Les procédures peuvent être très sophistiquées, c’est certain. Elles se jouent notamment dans des laboratoires, grâce à des appareils qui permettent de toucher tantôt aux molécules, tantôt aux cellules, tantôt aux organismes, ou bien dans des enquêtes de terrain, par le biais de relevés, d’outils de comparaison et de calculs statistiques. Tout ceci est absolument passionnant, très riche de découvertes, de surprises et l’on conçoit aisément que de nouveaux horizons s’ouvrent sans cesse au sein de cette production du vivant, y compris des horizons artistiques.
Cependant, nous sommes là dans les derniers moments de ces processus de production du vivant. Nous surfons sur l’écume, en quelque sorte, là où toute une construction théorique venue des profondeurs se teste et s’éprouve, s’expérimente en rencontrant la réalité des choses. Et l’on peut encore ajouter que cette expérimentation n’est pas seulement scientifique, ou artistique, mais aussi médicale, lorsque naissent des concepts comme la santé ou encore tout l’arsenal des bio-pouvoirs.
Nous sommes donc là, à l’orée du vivant, en son lieu le plus agité, certes, le plus débattu, mais toujours dans le cadre d’une mise en position discursive. Car toutes ces procédures dépendent d’abord du discours qui les contrôle et qui en reprend les résultats.
Alors comment le vivant naît-il du discours ? Eh bien, il naît d’abord dans le discours, par un travail de la parole sur elle-même. Car, voyez-vous, la parole a cette particularité de pouvoir se dire elle-même, de pouvoir s’exposer. C’est cette exposition de la parole par elle-même que j’appelle « discours » ; nous pourrions aussi parler de langage, mais je crois que le langage est toujours d’abord l’objet d’un retour de la langue sur elle-même, bref, de ce que j’appelle un « discours ». Lorsque nous parlons du vivant, par exemple, nous faisons référence à des cellules, à des organismes ou à la santé, bien sûr, mais ces références passent d’abord par une mise en objet de la parole elle-même : « le vivant », « la cellule », « la santé », sont d’abord des mots, des « dénotations » dirions-nous, que la parole produit sur elle-même. Ce sont alors ces dénotations que d’autres discours peuvent reprendre, dès lors qu’elles ont été posées comme des objets de langage, sur lesquelles ils peuvent s’entendre, à propos desquelles ils débattent, par lesquelles ils contrôlent l’expérimentation du vivant.
Voilà donc comment cela se passe, me semble-t-il : la parole se dit elle-même et par ce repli sur elle-même, elle se pose en dénotations, elle s’objective. Ce sont alors ces objets discursifs, ce qu’on appelle des « noms », si vous voulez, qui sont testés, expérimentés, discutés, selon des procédures qui les mettent en référence à la réalité des choses.
Donc, en résumé, le vivant est d’abord un procédé de dénotation de la parole par elle-même : un discours.
Nous voyons que nous sommes bien ici au moment où se joue la fin de la parole vivante et le commencement du discours. C’est ici aussi que se trament les vies et les morts de l’auteur, de celui qui parle. Mais avant d’y venir, je voudrais faire remarquer que nous nous sommes tout de même éloignés de notre point de départ, ou plutôt que nous touchons maintenant un degré de parole plus élevé, plus abstrait peut-être. Car, finalement, ce qui se joue ici ne concerne pas seulement la parole orale, celle que je parle avec vous, mais plutôt la distinction entre le discours en tant qu’il se dit lui-même et une parole qui dit sans pour autant se dire elle-même. Bref, ce qui se joue, c’est l’opposition entre « se dire » et dire.
Or, si la parole a bien pour particularité de pouvoir se dire elle-même d’une part, de se produire comme discours, donc, et d’autre part, de pouvoir dire sans se dire, de rester simple parole vivante, elle n’est certainement pas la seule à dire ainsi. De telle manière que nous n’avons aucune raison de croire qu’un auteur est forcément en train de parler. Il peut dire de bien d’autres manières, en musique ou en danse sans doute, en écriture ou en photographie certainement. Simplement, il y a auteur dès lors qu’il y a dires.
À ce point, nous arrivons donc à une sorte de distinction entre, d’un côté l’auteur dont le discours parle, comme on parle d’un être vivant et, d’autre part, celui qui parle, qui dit, qui vit. Et nous savons aussi que cet auteur en vie peut écrire, lire, être photographe, par exemple, compositeur ou trompettiste.
Voyons, pour terminer, comment ces deux auteurs vivent et meurent.
L’auteur sur lequel porte le discours se forge d’abord, comme tout objet, dans les replis de la parole, comme dénotation. Il a un nom propre, produit pour être pris et repris par nos propos à son sujet. Il bénéficie en somme d’une sorte de permanence, d’une mise en position de disponibilité, pour que nous puisions nous en emparer, en discuter, l’éprouver en le référent à la réalité des choses. Autrement dit, il reste objectivé même lorsqu’aucun discours ne le dit, comme en attente d’être pris ou repris.
Nous voyons bien ici que nous avons affaire au vivant et non à la vie, car rien de ce qui vit n’est ainsi posé dans une sorte d’éternité. Et nous voyons aussi que la naissance et la mort de cet auteur, objet de discours, ont quelque chose d’incongru, de surajouté à son éternité prétendument objective. Il est né, il est mort, mais il est toujours là à attendre que l’on discoure à son sujet, à tel point que l’on peut écrire sa biographie sans qu’il n’ait jamais vécu. Relisons et relisons Borges !
Finalement, nous voyons que cet auteur biographique s’inscrit dans une temporalité du vivant qu’il faut comprendre comme une absurdité, une chute, un hasard peut-être, une tache qui macule un temps éternisé qui devrait a priori ne connaître ni commencement ni fin. Et l’on aura beau insister sur cette absurdité de la naissance et de la mort, en faire une condition existentielle, ce poids dramatique ne changera rien à cet a priori selon lequel, objectivement, le temps est d’abord éternisé.
L’auteur qui vit, en revanche, ne bénéficie pas, ou ne subit pas, cette éternité et non plus les drames qui l’entachent. S’il parle, il est sa parole et lorsqu’il cesse de parler, puisqu’elle ne s’est pas dite elle-même, puisqu’elle ne s’est pas objectivée en un discours, elle se tait.
Ce silence est alors proprement la mort de l’auteur. Rien ne se dit de plus. Et, avant qu’il ne parle, rien n’est dit non plus.
L’auteur vivant naît donc avec sa parole et meurt avec elle, et renaît et remeurt à nouveau. Et il en va de même s’il ne parle pas, mais écrit, danse ou photographie. Cette renaissance défie le discours qui s’expose, celui qui tient l’auteur pour une production biographique. Pour lui, la mort est toujours définitive, définitivement objectivée, et la renaissance une métaphore historique, tout au plus. Car, pour lui, ce n’est pas la vie qui porte la naissance et la mort. Toutes deux sont tout au plus supportées, et non sans problèmes, par le vivant, par un discours éternisé. On s’imagine alors que la mort n’est plus rien, mais, tout de même, que l’on peut parler d’elle, à tout moment. Et nous voyons alors que le silence, lui, est insupportable. Il échappe à ce vivant biographique, comme lui échappent le sommeil, les absences et toutes les ponctuations, tout ce qui ne s’expérimente pas comme autant d’objets et qui, pourtant, vit et meurt, revit et remeurt.
Le silence est, finalement, ce qui définit proprement l’auteur qui dit et vit. Non pas par une définition qui le poserait comme un être vivant (les biographies sont très agacées par le silence) mais bel et bien selon ce qui le fait vivre et motive son identité. Il est le nom commun de tout ce qui naît, meurt et renaît, de tout ce qui se re-produit.
Il est clair qu’il engage un temps bien différent de celui que le discours pose. Car la parole, le dire, quel qu’en soit l’auteur, du photographe à l’écrivain, en passant par le danseur ou le musicien, advient non pas comme un accident qui surprendrait un cosmos plein de son éternité, mais bel et bien comme une origine, comme un fait. L’auteur est celui qui surgit du silence et qui y retourne. Il advient et revient au silence. De telle manière que, dans sa venue même, sa parole, son dire, est déjà destiné au silence. Ou encore, l’auteur mène une vie dont la fin précède le commencement. Concluons que le point final est son origine et que son dire en est la trace.
Le temps, ici, n’est plus éternisé et absurde à la fois. Il est en quelque sorte révulsif et quantique. Il s’archive sans jamais se déposer, il se fragmente sans jamais se totaliser. L’auteur s’y trace comme un corpus d’archives, de vies, de re-naissances et de re-morts. C’est en tout cas comme cela que je voudrais que soit re-lue, bientôt, ma participation à cette journée d’étude. Je vous en remercie.