Sortir l’école du placard

Pour comprendre l’état de l’éducation en France et essayer d’envisager ce qu’elle pourrait devenir, il est nécessaire de l’inscrire dans la dynamique politique nationale et, puisque cette dynamique dépend de ce que font les autres nations occidentales, elle s’inscrit, de fait, dans un ensemble de transformations mondiales. Toutes ces affaires sont complexes, évidemment, mais il est cependant possible de les simplifier sans les caricaturer. En l’occurrence, nous pouvons les présenter autour d’une date : le 15 août 1971 et, ainsi, décrire ce qui se passe en continuité et rupture avec l’époque précédente.

Le 15 août 1971, Richard Nixon annonçait que, dorénavant, le dollar ne serait plus indexé sur l’or. Cela peut sembler, a priori, très étranger à notre école, mais il faut mesurer les raisons économiques et les conséquences politiques de cette décision. Nixon rompait, en effet, de manière unilatérale, les accords qui avaient été conclus au lendemain de la seconde guerre mondiale, en juillet 1944 à Bretton Woods, aux USA.

Ces accords prévoyaient que le dollar seul serait indexé sur les quantités d’or de la Réserve Fédérale américaine et que les autres monnaies seraient, elles, indexées sur le dollar. Ainsi, un autre pays que les USA pouvait posséder des billets verts et considérer que ceux-ci valaient de l’or américain, selon le taux fixé à 35 dollars pour une once d’or. Cette indexation des monnaies au dollar et de celui-ci à l’or devait faire de la monnaie américaine l’étalon des monnaies et, par conséquent, assurer la possibilité des échanges commerciaux entre les nations. Car, si le dollar était choisi pour jouer ce rôle, c’est que les USA prétendaient pouvoir servir de pilote sinon de maître de l’ensemble du marché. Leurs caisses étaient pleines alors que celles des autres pays riches avaient été vidées par la guerre et, de plus, son industrie tournait mieux qu’aucune autre. Le dollar était donc la monnaie de la confiance économique internationale parce que l’on estimait que l’Oncle Sam ne pouvait pas faire faillite.

Toutefois, le recours à l’or en cas de besoin n’était pas exclu. Si le dollar était indexé sur l’or, c’est que la réserve américaine devait pouvoir servir de fonds de sécurité au cas où le marché international perdrait entièrement confiance en lui-même. Chaque État s’empresserait alors de récupérer ses épargnes pour les remettre dans ses coffres et, pour cela, il devait pouvoir à tout moment transformer ses dollars en or. Pour autant, le but des accords de Bretton Woods était de faire en sorte que cela n’arrive jamais. Et, afin que la confiance dans le marché et la tutelle américaine résiste aux crises, le Fonds Monétaire International fut aussi créé à Bretton Woods. Il avait pour fonction de maintenir la confiance des nations, surtout les plus riches, dans la puissance américaine, gardienne de l’équilibre des marchés mondiaux.

Si les financiers de Nixon ont décidé de remettre en cause ces accords, c’est pour deux raisons. La première est que la quantité de dollars émise et conservée un peu partout sur terre était devenue très largement supérieure à son équivalent en or dans la Réserve fédérale américaine. La moindre demande de conversion par un État trop endetté pour suivre le marché aurait conduit à la banqueroute de toute l’économie par effet domino. La seconde raison est que les USA jouaient, de fait, le rôle de moteur de l’économie mondiale sans qu’aucun pays ne puisse les concurrencer. L’économie entre les nations était devenue tellement liée au dollar (et aux pétrodollars), que celui-ci pouvait devenir l’étalon du commerce mondial sans plus aucune indexation sur l’or.

Peut-être faut-il ajouter aussi que les banquiers voyaient d’un très bon œil la fin de l’étalon or. Car les monnaies sans référent devenaient des marchandises comme les autres et les marchés financiers pouvaient spéculer sur leur cour, acheter les dettes nationales, les revendre à crédits et aussi inventer toutes sortes de produits dérivés purement financiers dont ils pouvaient espérer dans gains colossaux.

La première et la plus importante des conséquences de cette libéralisation des monnaies fut, effectivement, leur mise sur le marché avec, notamment, l’obligation faite aux banques centrales qui les émettent de devenir indépendantes des États.

Il est alors possible de décrire ainsi le changement : avant 1971, les États représentaient leur Nation dans le contexte d’un marché international stabilisé par la puissance américaine ; après 1971, ils sont devenus des gestionnaires locaux des effets de spéculations menées par la finance, spéculations non plus internationales, mais globales. Ce qui peut être dit plus simplement encore : les gouvernements ne représentent plus des Nations, voire des peuples, mais gèrent des populations. Ou encore, la politique n’a plus de sens républicain. Par conséquent, l’école républicaine n’a plus de sens.

Cette démission politique ne s’est évidemment pas faite en un jour et elle est vraiment apparue évidente lorsque le ministre Allègre a déclaré vouloir dégraisser le mammouth. Cette expression était d’une violence inouïe, car, concernant un mammouth la perte de son enveloppe de graisse impliquait bel et bien sa mort avant disparition dans les profondeurs de la banquise de l’oubli. Et, depuis, les ministres n’ont fait que continuer le travail de destruction.

Il faut alors remarquer qu’en 1997, lorsque Allègre injuria ainsi l’école dont il était ministre, la communion entre les gouvernants et l’éducation républicaine était mise à mal depuis longtemps. Car c’est bien dans les années 1970 qu’apparut cette idée si banale aujourd’hui : la nécessité d’évaluer l’institution scolaire. Jamais, auparavant, personne, ni l’État, ni les enseignants, ni les citoyens, ne s’étaient proposés de juger l’école selon des critères qui lui étaient extérieurs. Pour autant, jamais l’école n’a stagné et n’a cessé de se remettre en cause. Seulement, ces remises en causes faisaient partie du fonctionnement même de l’institution et, en particulier, du métier d’enseignant. Autrement dit, l’école faisait partie de la Nation et de la politique nationale des gouvernements. Il a donc fallu que l’État se sépare de la Nation pour qu’il promeuve l’idée que l’éducation devait être mesurée. Et cela s’est fait en 1970 avec les premières enquêtes statistiques, entre 1974 et 1976 avec la première évaluation nationale massive de collégiens, avant que la Direction de l’évaluation et de la prospective du ministère de l’Éducation nationale ne soit créée en 1987.

Ces évaluations, devenues rituelles, sont symptomatiques de l’orientation gestionnaire qu’a prise la politique nationale depuis la libéralisation des monnaies et la mise en place d’un marché mondial des finances. On peut discuter sur leur intérêt, sur les raisons qui font que cette rupture a pris cette forme-là, précisément. À cet égard, je crois que l’on peut discerner une évolution marquée par la déconvenue des gouvernants. Dans un premier temps, les évaluations ont servi à établir des bilans de rentabilité afin de réduire les coûts et de faire de l’école une affaire intéressante pour des spéculateurs. Dans un deuxième temps, sans que cessent ces réductions de coûts et les études qui les justifient, les gouvernements ont cherché des repreneurs pour l’école ou des morceaux d’école. Mais les grandes industries de « l’économie de la connaissance » n’ont pas répondu présentes et se sont contentées d’avaler les subventions qui leur étaient données pour les allécher. Car, oui, l’école n’intéresse pas les capitalistes. Aussi, en sommes-nous arrivés à une situation où elle est en ruine faute de fonction nationale et faute d’investisseur. Sur ces ruines ne prospèrent pendant quelque temps que des petites entreprises qui se vantent de faire du rattrapage, à moins qu’elles ne s’adressent à quelques élites triées sur le volet. Pour le reste, il y a fort à parier que l’estime de l’école e la part de nos gouvernants ne dépasse pas celle d’une garderie que l’on confie à des vacataires qui errent de petit boulot en petit boulot.

 

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Dire que l’école est en ruine pourra sembler exagéré. On reconnaîtra sans doute qu’elle est perfectible ou encore qu’elle fait l’objet de réformes qui compromettent ses capacités à remplir ses missions, et tout cela est exact. Les collectivités territoriales investissent chaque année des sommes importantes pour la construction, la rénovation et l’entretien des locaux et aussi pour les personnels qu’elles emploient. Quant à l’État, même s’il économise et même s’il prend des décisions absolument injustes, il assure encore, au moins, la rémunération des dizaines de milliers d’enseignants. Ajoutons d’ailleurs que ceux-ci ne cessent de renouveler leurs pratiques parce que leurs élèves se renouvellent et donnent ainsi à la vie des classes une dynamique toujours intense. Et l’on pourra même dire que c’est en grande partie parce qu’ils sont ainsi investis dans leur travail au jour le jour qu’ils ne voient pas ce que leur institution subit, tel un peloton de cyclistes qui forcent toujours davantage, le nez sur le guidon et qui n’aperçoit pas le désert de sable vers lequel il avance.

Tout cela est exact. Tous les matins les parents amènent leurs enfants, tous les soirs les enseignants leur rendent leurs élèves ; les cours d’histoire succèdent aux repas à la cantine ou aux cours de philo et les diplômes technologiques et généraux valident tous les ans le travail fourni. Pour autant, l’école est bien en ruine, mais dans un sens qu’il faut préciser.

Construisons donc une image pour l’expliquer. Supposons que nous passions tous les jours devant un grand bâtiment de type industriel bordé d’un grand parking où les voitures se rangent le matin et repartent le soir. Ce bâtiment est occupé par un service d’État, c’est écrit à l’entrée, et plus précisément par une imprimerie de fort belle taille. Si nous entrions, nous verrions des gens travailler, corriger des problèmes techniques, discuter à propos des nouveaux papiers ou des nouvelles encres, proposer des adaptations et des innovations. Nous pourrions même supposer que cette imprimerie est un peu spéciale puisqu’elle comprend des bureaux confortables où les auteurs écrivent les textes qui vont être imprimés. Nous aurions donc l’image d’une belle fabrique, à laquelle il manque sans doute quelques fenêtres, où des courants d’air soulèvent parfois les milliers de feuillets, mais toujours efficace et toujours vivante cependant. Nous finirions notre visite par le tapis roulant sur lequel circulent les ouvrages avant de remplir les cartons d’expédition. Et là, nous pourrions en prendre un, au hasard, pour le plaisir d’apprécier un travail aussi bien fait. Seulement, voilà, nous découvririons alors que les textes sont écrits en une langue que personne ne parle, sauf les auteurs, faut-il supposer, et sans doute quelques autres qui attendent de les remplacer. Imaginons que ces livres soient, par exemple, écrits en hiéroglyphes égyptiens et nous comprendrons que même si tout le personnel de notre fabrique travaille d’arrache-pied, le fruit de ce travail aboutira dans des cartons acheminés vers des lieux où l’on ne saura pas quoi en faire.

Notre école est à l’image de cette imprimerie : elle fonctionne, mais n’a plus de fonction. Et ce n’est pas les enseignants qui dysfonctionnent, mais bel et bien l’État Nation dans laquelle ils travaillent qui a effacé leur raison d’être.

Avançons encore un peu dans l’explication. Nous avons vu que, depuis les années 1970 et 1980, l’État évalue l’école. Pour se faire, nécessairement, il se place au-dessus d’elle et elle n’est donc plus intégrée à sa vie politique. Entre l’État et elle, se tiennent maintenant une armada de critères dont ceux qui font PISA sont les plus connus. Si l’on veut donc comprendre quelle était sa fonction, il faut la remettre au sein même d’une politique d’État telle qu’elle était vécue avant ces années 1970. Or, nous avons vu aussi qu’au même moment, l’État cessait de servir la République nationale pour se louer aux investisseurs planétaires globaux. Le peuple républicain laissait alors la place à une population de « riens » que le gouvernement prétend maintenant gérer depuis ses « conseils de défense », les citoyens étant priés de devenir de simples sujets, sous peine de flashballs.

L’abandon de l’école est donc concomitant à celui de la nation républicaine et cela nous met sur la piste de la fonction qu’elle remplissait. Car l’école était l’un des acteurs majeurs de la République et nous comprenons que le fonctionnement de l’une transmettait les valeurs de l’autre. Or, ce fonctionnement se caractérisait par des enseignements de savoirs. C’est d’ailleurs cet enseignement savant qui continue à vivre dans les écoles, comme dans l’imprimerie que nous imaginions.

L’école et la République que nous habitions avant les années 1970 étaient investies d’une mission savante. Nous vivions en somme, au sein d’une histoire positiviste, où le savoir était le moteur du progrès. Certainement, l’État était déjà au service des engrangeurs de capitaux, mais ceux-ci étaient encore attachés au territoire national, ne serait-ce qu’à cause de la monnaie dans laquelle ils récupéraient leurs profits. Mais aussi, il promouvait une idée ou un sentiment que nous partagions, selon lequel la Nation prospérait grâce aux découvertes scientifiques et, par conséquent, grâce à leur enseignement auprès de tous ceux qui iraient bientôt travailler dans les usines.

De fait, trois catégories de savoirs étaient enseignées. Les élèves apprenaient les sciences qui leur permettraient bientôt de faire avancer l’industrie et le bonheur qui l’auréolait. La figure que prenait cet avenir était celle de l’ingénieur, mais un ingénieur indexé sur le scientifique chercheur. Car il s’agissait d’une discipline avant tout intellectuelle, prometteuse non pas d’une invention au jour le jour, mais bien d’une perspective historique. Descartes avait écrit que nous pouvions nous rendre comme maître et possesseur de la nature grâce aux mathématiques, Comte avait associé savoir, prévoir et pouvoir, et nous marchions portés par leur optimisme.

Il est alors d’autant plus important de reconnaître cette valeur de la recherche scientifique qu’aujourd’hui, elle paraît difficile à imaginer. La figure de l’ingénieur subsiste, mais elle n’est plus adossée à celle du chercheur ; celui-ci a été remplacé par l’expert. Or, l’expert est celui qui sait et non plus celui qui cherche. Nous avons donc aujourd’hui l’idée d’une science d’experts qui, par définition, échappe au commun des mortels et, par conséquent, n’intègre plus les enseignements dont tout un chacun peut hériter. La recherche est maintenant confiée à des laboratoires de Recherche et Développement, lesquels, comme leur nom l’indique, sont rivés aux lendemains quotidiens en dehors de toute perspective historique. Et si la notion de progrès a encore un sens, elle correspond davantage à la sortie du prochain smartphone qu’aux problèmes statistiques que posent les mouvements browniens.

En dehors des sciences les élèves travaillaient aussi ce que l’on peut appeler des savoirs historiques. Il faut entendre par là tout ce qui pouvait contribuer à la reconnaissance de la Nation, car même si les sciences étaient vouées à l’universel, elles s’inscrivaient historiquement dans l’évolution de notre République. Étaient donc enseignée l’histoire géographie, une sorte de chimère surprenante tant les méthodes d’investigation de ces deux disciplines sont différentes, mais qui se comprend bien mieux dans le cadre de l’enseignement républicain, comme élaboration d’une image de la France et du Monde international dans lequel elle évolue. De même, la littérature était considérée comme un patrimoine et les langues étrangères comme des sortes d’études comparatives destinées à rendre sensible l’écart des Nations bien davantage que leurs échanges.

Enfin, dans la mesure où l’école n’était pas encore le monde du travail industriel, tous ces savoirs avaient une fonction préparatoire et, par conséquent, instrumentale. Ils étaient enseignés pour servir quelques années plus tard. Aussi, aux sciences et aux histoires convenait-il d’ajouter une troisième catégorie de savoirs, plus ou moins indépendants et plus ou moins englobants, portant non pas tant sur des contenus que sur des techniques réinvestissables : la lecture, l’écriture et la comptabilité. Ainsi formés, les enfants devaient être en mesure de prolonger et renouveler l’essor de la République savante pour le bonheur du plus grand nombre et le profit de quelques-uns.

Ceux qui sont nés avant les années 1970 ont vécu cette culture positiviste où le patrimoine enracinait le savoir et la science emportait le terroir, où l’école ne pouvait pas être évaluée tout simplement parce qu’elle était le moteur de l’histoire. L’association entre l’ingénieur et le chercheur jouait alors le rôle d’une avant-garde qui labourait l’avenir habité par la culture des littéraires. Mais dès lors que la recherche est maintenant enfermée dans des laboratoires et vouée aux développements technologiques, elle ne concerne plus l’enseignement de tous, mais seulement de quelques-uns, d’une petite dose planétaire de petites mains savantes qui iront inventer des nouveautés smart et high-tech d’autant plus merveilleuses qu’elles seront incompréhensibles. Et lorsque l’ingénieur expert paraît, c’est l’avant-garde positiviste qui disparaît des fonctions de l’école. Et sans avant-garde, le patrimoine devient une langue morte comme celle qu’écrivent les auteurs de notre imprimerie imaginaire. Restent alors des savoirs instrumentaux, des techniques qui serviront… mais à quoi ?

 

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Même si l’école continue de tourner, elle a perdu sa fonction. Ou plutôt, il faut dire qu’on lui a enlevé sa fonction. L’État en se vouant aux finances globales a abandonné la République et l’école avec elle. Il a instauré une nouvelle dynamique comme un patron qui met au placard un service parce que celui-ci n’entre pas dans les visions nouvelles qu’il ambitionne pour son entreprise. Après avoir essayé en vain d’allécher les GAFA mondiaux, il ne cherche même plus à en faire ceci ou cela. Il se désintéresse radicalement de l’école et la laisse végéter dans son absurdité. Mais pendant ce temps, bien sûr, les enfants ne voient plus le sens de ce qui leur est enseigné. Et ils ont raison. Lesquels, parmi eux, utiliseront les connaissances tant patrimoniales que scientifiques que l’école leur apporte ? La Nation est diluée dans le monde global, le savoir n’a plus d’autre figure que celle des pages Google où les experts posent des conclusions d’études, quant aux besoins en lecture, écriture et comptabilité, ils sont limités à la signature de quelques formulaires prérédigés et à la gestion des intérêts bancaires. Pendant ce temps, des laboratoires toujours lointains inondent le monde solvable de versions toujours améliorées sans jamais expliquer comment elles fonctionnent ni préciser en quoi le « meilleur » est « bien ».

L’avenir qui nous est promis est celui de la consommation du temps. Ce que nous achetons aujourd’hui, nous le rachèterons demain parce qu’il sera mieux. Et, par le jeu d’échelle lié à la consommation mondialisée, nous n’avons déjà même plus besoin d’être riches pour être dans le coup. Les denrées numériques, notamment rapportent des fortunes en coûtant très peu à chacun, nous donnant le sentiment de participer à une sorte de gestion mondiale des désirs et des personnes. Bien sûr, il faut ignorer, pour cela, que les merveilleuses machines qu’inventent les laboratoires font mourir des enfants dans les mines de cobalt ou de lithium, mais l’ignorance est le lot de tous sauf à suivre des experts sur les réseaux sociaux. Et chacun peut choisir le sien dans ce monde merveilleux où l’on trouve toujours une étude qui montre ce que l’on veut croire.

Mais l’école n’a plus rien à faire dans ce monde délirant, hormis de s’alimenter elle-même en professeurs qui écriront des livres pour de futurs professeurs qui écriront des livres, etc.

Pour autant, l’école est encore là et elle est habituée à se transformer. Le statu quo peut durer longtemps, car aucun gouvernement n’a intérêt à supprimer une institution aussi massive, mais il sera de plus en plus redoutable. L’intérêt des élèves sera de plus en plus difficile à motiver et, de toute façon, il ne dépassera pas le périmètre d’une « tête de classe », d’une classe ou, au mieux, d’un établissement qui réussit. Et l’on doit aussi se demander ce que deviendra le placard scolaire lorsque, de génération en génération, la mémoire de l’école savante sera perdue.

Cependant, revenir en arrière semble difficile, voire impossible : il n’appartient pas aux enseignants de réintégrer la recherche dans une histoire positiviste ouverte à l’identité nationale et à l’internationalisme et non pas au monde global.

 

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Conclusion :

j’ai longtemps hésité avant d’écrire ce texte, précisément parce que la conclusion pourra paraître incongrue. Pourtant, j’ai mesuré depuis plusieurs années à la fois la réalité de l’état de l’école que je viens de décrire et aussi la possibilité d’en sortir que j’ai entraperçue. Je l’expose maintenant parce que je crois qu’elle est digne d’intérêt pour le monde enseignant et pour les générations qui viennent.

L’enseignement savant, motivé par l’ingénieur et le chercheur, laissait de côté tout un pan de nos cultures que je qualifierais de « cultures de la représentation ». La République était une communauté ancrée dans une idée de l’histoire vouée au progrès scientifique. Elle pourrait renaître d’une pratique de la représentation, dans un cadre national autant qu’international. Cela impliquerait alors des enseignements moteurs qui seraient liés à des succès de représentation et à leur histoire. La musique, la danse, le théâtre et leurs grandes œuvres nationales et étrangères seraient concernés au premier chef. Grâce à eux les enfants et les adultes pourraient construire l’image d’un monde dans lequel ils seraient parties prenantes en tant que citoyens acteurs et non plus comme individus consommateurs de leur propre temps.

Les savoirs que je qualifiais de patrimoniaux ou historiques trouveraient sans aucun problème leur place dans cet enseignement. Mais les sciences elles aussi. Car elles sont notre culture, ce que notre histoire et notre nation a sans doute de plus précieux à proposer au monde des autres nations. Simplement, elles ne seraient plus rivées à la technologie, mais retrouveraient la voie du chercheur, celle que notre culture emprunte depuis l’antiquité grecque ou, au moins, depuis la Renaissance.

Enfin, cet enseignement réinventé permettrait à tous, enfants autant qu’adultes, de retrouver le sens du spectacle et, donc, en retour, celui de la réalité.