La philosophie n’est pas une affaire d’experts
La philosophie connaît en France un sort étrange. Alors que dans de nombreux pays elle reste assignée au rôle de pensée conseillère du pouvoir, alors que dans d’autres elle est adjointe à toutes sortes de recherches universitaires, en France, elle est enseignée à tous les élèves des lycées généraux et technologiques. Cela ne fait pas toute la population, certes, mais on pourrait croire qu’elle est tout de même un des piliers de la culture française.
Cet enseignement ne dure qu’une année, au moment où les lycéens vont passer le baccalauréat. Par la suite, ils seront extrêmement rares à prolonger la pratique de la philosophie par des études en faculté. Car il s’agit bien d’une pratique, dès le premier cours de philosophie, et les dissertations qui seront évaluées le jour du bac n’ont pas d’autres justifications que celle-ci : elles sont des exercices philosophiques. On peut critiquer ces modalités, vouloir d’autres exercices, on peut aussi demander à ce que la philosophie ne soit pas évaluée parce qu’en elle quelque chose résiste à sa mise en normes, il n’en reste pas moins que son enseignement est nécessairement pratique. Elle n’est pas une connaissance qu’il faut apprendre, disent les enseignants, mais une recherche dont il faut expérimenter la discipline.
Aussi, il est pour le moins étrange que, dès la fin du lycée, les jeunes adultes et ceux qui ont déjà vieilli n’aient plus affaire qu’à une philosophie de philosophes patentés. Une fois le baccalauréat passé, il n’est plus question de disserter, ni de pratiquer quelque exercice que ce soit, mais seulement de lire les Philosophes. Une sorte de mise en scène remplace la pratique qui avait été enseignée : la pensée philosophique se joue maintenant sur le théâtre des Grands Auteurs. Mise en réserve au Panthéon des Penseurs intemporels, elle devient intimidante ou grotesque. Ceux qui veulent encore la fréquenter doivent apprendre l’humilité du disciple, retourner à l’école — mais hors de l’école, car on ne va pas les payer pour ça — pour comprendre qu’ils ne comprendront jamais la philosophie aussi bien que les prêtres qui interprètent les Grands textes des illustres Penseurs. Ainsi, la philosophie devient une épreuve de lecture et d’humiliation de celui qui pense y avoir droit pendant que la plupart la rejettent, bien évidemment. Et ce ne sont pas les cénacles académiques ou le vedettariat médiatique qui lui rendront ses lettres de noblesse pédagogiques. Tout semble fait, bien au contraire, pour que l’épisode de la pratique philosophique en lycée se transforme en frustration et en rancœur. Comme si l’on avait voulu que les jeunes gens goutent ce à quoi ils n’auraient plus jamais droit.
Ce texte montrera que la philosophie n’est pas une affaire d’experts et qu’elle est à disposition de tous, de toutes et de chacun. Il n’y sera donc pas question de Panthéon, de Grands Auteurs ni de Grandes Pensées, mais de la pratique philosophique dans ce qu’elle a de plus élémentaire et de plus nécessaire. Car, il faut bien le dire : la philosophie est nécessaire. Elle a une fonction irremplaçable, elle est bel et bien un pilier de notre culture. Nous allons donc nous demander d’abord quelles sont les caractéristiques qui permettent de l’identifier parmi d’autres pratiques. Ensuite nous mettrons sa fonction en évidence.
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Mythologie et philosophie
Pour commencer, nous allons raconter une petite histoire. En fait, elle sera résumée, pas très agréable à lire. Nous n’en garderons que la trame, car c’est précisément par sa trame que nous pourrons identifier la philosophie.
Voici donc :
« Les chasseurs étaient maintenant assemblés autour du feu. Ils chantaient leur joie. La chasse avait été bonne. Ils avaient tué un jeune mammouth. Demain, ils trancheraient la viande et se partageraient les morceaux avant de rentrer au village. Ils la feraient sécher et boucaner. Pendant plusieurs semaines, ils seraient ainsi libres de se reposer, bavarder, jouer, danser, aimer, car, il faut bien le dire, si la chasse est parfois excitante, elle est aussi souvent fastidieuse et toujours épuisante.
Pour l’instant, on chantait les louanges de So Krat, la jeune chasseuse qui avait porté l’estocade fatale au puissant pachyderme. Elle avait réalisé un exploit inouï alliant à la fois la souplesse et l’intelligence, la force et la précision. Personne ne s’attendait à son geste, à tel point qu’on en vint à chanter la main d’un dieu qui avait guidé la sienne, et puis, de couplet en couplet ; So Krat elle-même devint rien moins qu’une déesse. Au petit matin, quand les derniers s’endormirent, cela semblait une évidence : le village était visité par une divinité et il faudrait forcément lui rendre hommage et en conserver la mémoire.
Au retour, une fois les quartiers de viande préservés, on trouva donc opportun de demander conseil à un homme sage quant à la démarche à adopter pour rendre cet hommage. Voici ce qu’il répondit : « … »
Ici notre histoire doit faire une pause, car le sage pourrait donner deux réponses et c’est précisément dans la distinction entre ces deux réponses que nous pourrons identifier la démarche philosophique.
Reprenons donc une première fois avec ce conseil :
« J’ai eu accès aux messages des dieux, dit le sage, et So Krat est bien une déesse. Cependant, elle s’est querellée et l’assemblée des dieux a jugé nécessaire de l’exclure un temps, en attendant que retombe le courroux de ceux auxquels elle a fait du tort. C’est pourquoi elle est née parmi nous. Elle vit depuis comme une humaine, mais un jour viendra où elle rejoindra les siens. Nous devons donc faire son éloge pour ne jamais oublier qu’elle fut parmi nous et combien ses exploits nous ont été bénéfiques. »
Si l’histoire continue en suivant ce conseil, elle prendra certainement la forme d’une mythologie, à la manière des travaux d’Hercule ou des exploits de Thésée. Chaque épisode s’ajoutera aux précédents comme au sein d’une série. Nous aurons alors affaire à ce que l’on appelle une narration avec ses jeux de temporalité, entre présents, passés et futurs. Plus précisément, cette narration reprendra la trame du conseil donné par le sage : So Krat est une déesse provisoirement devenue humaine. Il y a là, par conséquent, un commencement, une histoire (ou plutôt, de nombreuses histoires) et une fin et chaque épisode aussi bien que l’ensemble de la série reprendra cette trame à nouveaux frais.
Maintenant, voici une autre réponse possible :
« Tous les humains sont mortels ; So Krat est humaine ; So Krat est mortelle. Nous devons donc rendre hommage aux exploits de la plus grande chasseuse que nous ayons connue pour que, lorsque nous serons passés, sa mémoire éclaire encore les enfants de nos enfants. »
L’histoire qui continuerait en suivant ce conseil ne serait certainement plus construite sur une trame mythologique. Il ne s’agit plus d’invoquer un commencement, car l’humanité du village avait déjà commencé quand So Krat a accompli son exploit et elle continuera après qu’elle soit morte. La succession passé-présent-futur n’est plus le fil conducteur d’une accumulation d’exploits, mais celui d’une transmission, c’est-à-dire d’une reprise d’un thème déjà énoncé depuis que l’homme est homme. En cela, l’exploit de So Krat n’est pas un ajout inédit, mais plutôt un enseignement qui enrichit le sens de la condition mortelle des humains du village. Il n’obéit pas à une dynamique tendue vers une fin selon le principe narratif fixé par la première parole du sage, mais plutôt à une dynamique d’approfondissement du sens de la vie et de la mort humaines.
Nous avons-là un premier indice d’une pratique philosophique : elle procède par approfondissement du sens et non par accumulation narrative.
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Remarque 1 : en philosophie, le lecteur est un auteur
Par rapport à l’approfondissement philosophique, la trame d’accumulation narrative dépend d’un pilotage qui lui est extérieur. Chaque épisode, même le premier, est initié par celui que l’on nomme son auteur. Cet auteur peut avoir une identité aussi vague que celle que l’on attribue à l’homme de l’antiquité qui raconte les histoires d’Hercule, par exemple, ou bien être très précise comme lorsque l’on parle de Victor Hugo dans sa période d’exil. Il ne s’agit donc pas forcément d’un individu, mais bien de celui, quel qu’il soit, sans lequel la narration n’aurait pas pu exister.
C’est en cela, d’ailleurs, que l’on peut non seulement donner le nom d’un auteur à une narration, mais, de plus, que cet auteur et son nom peuvent aussi changer d’un épisode à l’autre alors même que la trame de leur série reste la même. En somme, chaque moment dépend ici exclusivement du bon vouloir de celui qui raconte, qu’il soit auteur, réalisateur ou même producteur.
Il s’en suit encore que le lecteur, le spectateur, l’auditeur n’ont pas le même rôle que l’auteur. Le pilotage ne leur revient pas. Même si l’on comprend facilement que chaque lecteur recrée à sa manière ce qu’il lit à l’instant où il lit, parce que nos personnalités sont diverses, parce que nos sentiments changent selon les moments, il n’en demeure pas moins que le lecteur arrive après coup. La narration établit donc une relation asymétrique entre lui et l’auteur, relation souvent faite d’admiration ou, au moins, de reconnaissance pour l’intérêt que la narration a suscité. À vrai dire, ainsi conduit par l’auteur au cours de la pratique narrative, le lecteur a la tâche facile. Il lui revient de suivre, de profiter et, éventuellement, de juger, alors qu’il n’a rien écrit. De son côté, l’auteur doit endosser un rôle de créateur.
En ce qui concerne la narration par approfondissement propre à la pratique philosophique, cette asymétrie entre l’auteur et le lecteur n’est plus de mise. L’un et l’autre sont tout autant des créateurs que des recréateurs. C’est certainement une raison pour laquelle la philosophie paraît difficile : elle demande un lecteur qui soit aussi un auteur. Car, s’il y a bien quelqu’un qui a été édité, l’écriture que cette édition publie était déjà elle-même motivée par une exigence que l’on peut qualifier d’interne, qui ne dépend de personne. Ainsi, pour reprendre l’exemple de notre petite histoire, la condition mortelle des humains n’attend pas l’auteur qui approfondira son sens et qui développera ses conséquences. Elle était déjà là quand il se mettra à parler. C’est pourquoi l’approfondissement philosophique n’est pas soumis aux aléas de nos subjectivités. Il ne demande pas un créateur dont l’identité serait antérieure ou externe à la philosophie. Et en même temps, il ne demande pas non plus un lecteur qui attend qu’on l’intéresse et qui juge en fonction de son intérêt. Au contraire, le lecteur est ici celui qui a à reconstruire à nouveaux frais le travail de l’auteur. Il doit en quelque sorte faire de sa lecture une réponse, qu’il s’agisse d’une correction ou d’un prolongement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la philosophie est favorable aux partages alors que les narrations par accumulations sont plus adaptées au culte de l’individualisme d’auteur.
Il ne faut pas en conclure, cependant, que la philosophie exige l’effacement des personnalités. Nous verrons bientôt que tout approfondissement exige nécessairement des choix sous peine de ne pas avoir de sens et que ces choix, par conséquent, relèvent de responsabilités qui sont celles de l’auteur philosophe. On peut donc bien nommer une philosophie par le nom de son auteur. Pour autant, il ne s’agit pas ici d’une identité externe à la pratique philosophique. En elle-même, cette pratique exige que certaines décisions soient prises, décisions qui ouvrent vers tel ou tel horizon de développement. L’auteur est alors celui qui s’inscrit dans cet horizon d’approfondissement qui le précède. De la même façon, les mêmes décisions reviennent encore au lecteur, ainsi que le fait de s’inscrire dans l’horizon qu’elles ouvrent ; ce en quoi, il se fait lui-même auteur. Il ne juge pas, il collabore… ou pas. Par conséquent, entre les auteurs-lecteurs philosophes, s’il peut bien exister une préséance dans la mesure où quelques-uns ont parlé en premier, cette préséance même s’inscrit dans une sorte de dynamique collégiale que certains n’hésitent pas à qualifier d’amicale.
Mais aussi, parce que toute philosophie repose sur des décisions qui sont des choix qui font sens, elle reconnaît nécessairement que d’autres philosophies sont possibles et que celles-ci lui sont contradictoires. En somme, la convivialité que des auteurs partagent entre eux s’accompagne d’une adversité et l’on peut même dire que cette adversité est de plus en plus sévère au fur et à mesure que l’on remonte vers les questions les plus importantes.
Faut-il alors regretter cette adversité ? Ne faut-il pas plutôt croire en une sagesse absolue, universelle et intemporelle ? De celles qui apportent des réponses sans même avoir posé de question ? À vrai dire, cette prétendue sagesse n’a jamais été philosophique pour une raison simple et suffisante : il n’est pas possible de faire sens sans laisser de côté d’autres sens possibles. Personne ne peut prétendre connaître, par exemple, le sens universel et intemporel, absolu en somme, du mot « mortel ». Ceux qui prétendent le contraire ne pratiquent plus la philosophie, mais l’endoctrinement.
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Le temps de l’approfondissement philosophique
Ceux qui ont quelques souvenirs de leurs cours de philosophie ont certainement reconnu ce petit raisonnement :
Tous les hommes sont mortels
Socrate est un homme
Socrate est mortel
Il s’agit là de ce qu’on appelle un syllogisme et, s’il met en jeu Socrate pour sa célébrité, il est certain que n’importe quel nom d’humain ferait l’affaire. C’est logique. C’est d’ailleurs pour sa valeur logique que ce petit raisonnement est, le plus souvent, pris pour exemple. En effet, il est évident que tout homme à toute époque et en tout lieu conviendra que la phrase « Socrate est mortel » s’impose comme conclusion après les deux premières phrases « Tous les hommes sont mortels » et « Socrate est un homme ». En somme, si le syllogisme à propos de Socrate est convaincant, c’est qu’il met en œuvre la raison humaine. Et partant, celui qui l’enseigne peut, grâce à lui, montrer à ses étudiants que les hommes partagent une même logique démonstrative et même que cette raison est leur marque de fabrique. Il s’agirait en somme d’une sorte de structure de notre pensée. Ajoutons encore que, puisque, dans les faits, Socrate était bien un homme et qu’il est bel et bien mort, il faut supposer que l’ordre de la raison correspond à l’ordre des choses dans le monde. Ce en quoi, finalement, ce tout petit raisonnement justifierait la fantastique valeur de notre intelligence : pour peu que nous raisonnions bien, nous pourrons calculer l’ordre des choses elles-mêmes.
La philosophie ne se réduit certainement pas à ce syllogisme-là. Elle peut être beaucoup plus complexe, ajouter des formes négatives : « Les hommes ne sont pas… » ou des quantificateurs : « Certains hommes… », des modalités conditionnelles : « Si les hommes… » ou encore construire des traités au cours desquels finalement la démonstration s’étoffe et se précise de phrase en phrase, de paragraphe en paragraphe. Toutefois, en fin de compte, même énoncées au cours de centaines de pages, toutes les paroles philosophiques reposent sur cette pratique logique. Elles tiennent des propos dont elles tirent d’autres propos par une sorte de nécessité qu’il faut bien appeler rationnelle.
Les présentations de la philosophie s’accordent le plus souvent sur ce point. Mais elles s’accordent aussi pour présenter la troisième phrase du syllogisme comme une conclusion. On parle alors de deux phrases que l’on appelle « prémisses » : « Tous les hommes sont mortels » et « Socrate est un homme » et on déclare que, logiquement, tout homme conclura que « Socrate est mortel ». L’idée, ici, serait que de deux conditions la raison peut tirer une conclusion. Et l’intérêt des démonstrations tiendrait précisément en cette capacité de tirer des conclusions ; d’où nous devrions conclure que l’importance de la philosophie vient de ce qu’elle permet de faire des découvertes inédites par la simple rigueur logique de son discours.
Dans cette hypothèse il convient immédiatement de répondre à une objection : si la raison est partagée par tous les hommes, comment se fait-il que nous ayons encore à philosopher après tant de millénaires d’humanité et, de plus, que nous ayons à disposition plusieurs philosophies ? La réponse traditionnelle est alors que cette raison, pour être humaine depuis les commencements du monde, n’en est pas moins recouverte de toutes sortes de pratiques illogiques, que celles-ci relèvent des passions ou des urgences de la vie, ou encore d’une sorte de finitude des hommes qui les empêche d’accéder en une vie à l’ordre rationnel de toutes les choses. En somme, la philosophie serait la promesse d’un monde rationnel que l’on pourrait appeler « sage », mais il reviendrait aux hommes de chaque génération de tenir cette promesse, ce qui n’est pas toujours le cas, c’est le moins que l’on puisse dire. Aussi les philosophes se sentent-il à la fois investis de la plus haute mission humaine et repoussés par la frivolité de leurs contemporains. Quant à ces contemporains, ils les considèrent tantôt avec une sorte d’admiration sidérée, tantôt avec le mépris qu’inspirent les vaniteux. Mais, le plus souvent, il faut bien dire que la philosophie s’apparente à un cheveu sur la soupe ou à quelques heures de cours dans une vie qui l’ignore.
Elle mérite pourtant beaucoup mieux, quitte à ce que les philosophes perdent l’illusion de leur prestige. Car, oui, prétendre que la philosophie peut faire des découvertes est illusoire. Plus précisément, la tromperie réside dans le petit mot « donc ». Si l’on conclut le syllogisme par la phrase « donc Socrate est mortel », nous sortons de ce que la cohérence de ces trois phrases permet. Sans doute, nous faisons appel à une raison magique qui, oh miracle !, éclaire nos propos et conduit notre intelligence, mais cette raison n’est pas dans nos paroles. Aussi, si l’on doit concéder que le syllogisme peut être une incantation, une sorte de fable par accumulation lorsqu’il est contraint par un « donc » qui donne l’illusion d’une découverte, il aussi faut reconnaître que la dernière de nos trois phrases « Socrate est mortel » n’ajoute strictement rien que nous ne sachions déjà dès la première phrase. Et aussi, par conséquent que le petit mot « donc » doit maintenant avoir un autre sens.
« Socrate est mortel » n’ajoute rien a « Tous les hommes sont mortels », précisément parce que « Socrate est un homme ».
En somme, le syllogisme fait du surplace. Et si nous croyons qu’il va de l’avant, c’est que nous remplaçons sa temporalité propre par une sorte de tension vers l’avenir, comme si, seul ce qui adviendra méritait notre considération. Et c’est le petit mot « donc » qui nous permet ce détournement. Maintenant, si nous reprenons le syllogisme sans vouloir voir en lui la révélation d’une vérité nouvelle, nous voyons que « Socrate est mortel » n’est pas une phrase innocente. Même si elle ne nous apprend rien, elle fait porter la qualité d’être mortel non plus sur tous les hommes, mais sur Socrate. Et si la mort n’est pas une mince affaire, alors son importance habite maintenant Socrate ou So Krat. On ne peut plus faire comme s’ils étaient toujours en vie ou comme s’ils étaient des dieux ; et si la valeur logique du raisonnement lui donne une sorte d’universalité, parce que l’on peut remplacer Socrate par n’importe quel nom humain, alors il faut convenir que chacun de nous est mortel tout autant que Socrate.
La dernière phrase du syllogisme n’est donc pas une conclusion. Bien au contraire, à partir du moment où l’on a saisi l’importance de l’affirmation « est mortel » ; il nous semble nécessaire d’aller plus loin : « Socrate est mortel »… et alors ? Qu’est-ce que cela signifie ? Aurait-on pu remplacer Socrate non pas par le nom d’un autre, mais, par exemple, en disant « Tout ce qui est humain est mortel ; les civilisations sont humaines » ? Ou bien que se serait-il passé si nous avions dit « Tous les hommes sont composés de cellules » ? La structure logique aurait été tout autant efficace, les syllogismes seraient encore restés sur place, et nous aurions maintenant à nous demander « et alors ? »
Tout ceci deviendra plus sensible dans la partie suivante puisque nous parlerons du sens. Mais il est important de reconnaître ici que le temps du raisonnement ne progresse pas vers des avenirs inédits. Il s’approfondit lui-même. Ainsi, si le syllogisme de Socrate est encore valable aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’il prouve la présence en nous d’une logique éternelle et universelle, logique qui justifierait la fable accumulatrice de notre domination du monde, mais bien parce qu’en même temps que nous l’énonçons nous produisons sa temporalité. Que nous soyons Athénien de l’antiquité ou Inuit du 3e millénaire, chaque fois que nous formulons un raisonnement, nous re-produisons la même temporalité philosophique. La philosophie n’est donc pas un appel au miracle de la raison humaine, mais tout simplement, la production et l’approfondissement de cette temporalité particulière que l’on appelle la raison. Celle-ci est comme une rythmique musicale : elle produit le temps qui lui convient. Et si nous ne la forçons pas à dire plus que ce qu’elle ne peut affirmer, nous voyons bien qu’elle n’invente rien de nouveau, mais qu’elle découvre toujours du nouveau dans ce qu’elle se propose d’approfondir.
Il n’est pas à l’ordre du jour de cette petite introduction à la philosophie d’expliquer en profondeur la temporalité du surplace philosophique. Néanmoins, cette temporalité demande quelques éclaircissements, sous peine de paraître trop bizarre. Car, si tout est dit dès la première phrase « Tous les hommes sont mortels », il faut tout de même s’étonner de ce que nous avons encore à parler de Socrate. D’une part nous sommes bien obligés de constater que « Socrate est un homme » était déjà compris dans « Tous les hommes… », mais aussi que nous continuons tout de même en parlant de cet homme-là nommé Socrate. En somme, nous continuons la succession de nos phrases alors même que cette succession est déjà comprise dans son commencement.
C’est bien là le principe de ce que nous avons appelé l’approfondissement philosophique. Mais plus précisément, pour que nous énoncions la deuxième phrase à la suite de la première sans rien ajouter, il faut nécessairement que cette phrase qui suit n’entraine pas l’effacement de celle qui la précède. Ou encore, pour le dire à l’inverse, il faut que la première phrase « Tous les hommes… » soit encore présente quand nous passons à la suivante : « Socrate est un homme », et encore à la suivante : « Socrate est mortel ». Lorsque nous réalisons ce syllogisme, nous maintenons donc la première phrase dans une sorte de présence qui dure et nous énonçons les phrases suivantes dans ce moment qui dure. En somme, nous replions le temps sur lui-même et notre parole avance sur place, dans la présence de sa propre mémoire.
Concluons sur ce point : le temps de la philosophie se reprend lui-même. C’est pourquoi il est toujours possible de la reprendre, de reprendre ses commencements et de reprendre ses approfondissements. C’est ainsi que nous produisons et re-produisons la raison sans avoir à croire qu’elle nous a été donnée miraculeusement.
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Remarque 2 : seule la parole permet de philosopher
Il semble encore nécessaire de reconnaître que la parole paraît être la seule pratique à pouvoir produire cette temporalité du repli philosophique. Elle seule paraît pouvoir être suspendue et durer pendant cette suspension pour se développer et s’approfondir elle-même. Ce qui conduirait à affirmer que nous ne pouvons philosopher qu’en parlant et, inversement, que tous ceux qui parlent peuvent philosopher. Enfin, si nous philosophons en écrivant, ce serait à condition que notre écriture soit capable d’adopter les rythmiques de la parole.
Il convient d’avancer ici très prudemment, car l’étude qu’il faudrait pour parvenir à une certitude en ces matières est beaucoup trop importante pour un seul auteur. On peut toutefois se demander si la photographie, la danse, la peinture, la sculpture, toutes les pratiques artisanales et industrielles, sont en capacité de s’inscrire dans leur propre présence. Il se pourrait bien que ces pratiques ne supportent que la succession sans repli. Elles ne sont sans doute pas intrinsèquement liées à une temporalité de l’ajout narratif. Les photographies, par exemple, tissent entre elles des liens de retour de mémoire qui ne sont pas assimilables dans une temporalité rivée vers l’avenir, tout comme les paroles philosophiques. Certaines s’appellent les unes les autres dans une sorte d’écheveau d’avancées et de retours. Cependant, le passage entre deux photographies reste toujours tributaire d’autres photographies ou encore, pour le dire autrement, il semble qu’en photographie il n’y ait pas de commencement. Chaque photographie réordonne le sens de celles qui l’ont précédée et les corpus photographiques sont toujours en mouvance.
Peut-être la peinture, la sculpture sont-elles très attachées à d’autres temporalités ? La question reste entière. Quant aux pratiques artisanales et industrielles, il semble évident que les transformations énergétiques 0 qu’elles impliquent ne peuvent pas faire du surplace. Mais, là encore, la question devrait être approfondie. En attendant, nous faisons l’hypothèse que toutes ces pratiques produisent du sens, mais que nous ne savons pas si elles permettent le repli temporel propre à la philosophie. Elles pensent, elles permettent de penser et sans ce sens qu’elles produisent la philosophie serait elle-même complètement absurde. Elle n’aurait même jamais existé. Elles sont ce que l’on peut appeler des « dires », mais elles ne peuvent peut-être pas devenir des dires philosophiques.
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La philosophie explore les distinction de sens
Venons-en maintenant à la question du sens. Notre syllogisme est sans doute logique et nous avons vu que cette logique n’est pas une qualité de l’intelligence universelle de l’homo sapiens sapiens, mais un travail de repli du temps. Pour autant, si la philosophie devait s’en tenir à ce résultat : « Socrate est mortel » elle paraîtrait bien vaine, à juste titre. Aussi, s’il est vrai que ce petit raisonnement semble avoir été inventé pour mettre en évidence l’articulation logique avec laquelle la philosophie travaille, il n’en reste pas moins vrai qu’il parle des hommes, de la mort et de Socrate. La logique pure s’en tiendrait à « Tout x est a ; voici un x ; cet x est a », ce qui n’a, reconnaissons-le, aucun sens et pourrait même conduire à des choses aussi étranges que « Tout homme est liquide ; Socrate est un homme ; Socrate est liquide ». Considérons donc que, même lorsqu’il s’agit de montrer la raison dans son exercice, nous avons besoin d’un peu de sens. Sans doute que « les hommes sont mortels » ressemble à une évidence d’une grande banalité, mais la logique ne peut tout de même pas s’en passer.
Cela dit, est-ce que cette phrase « tous les hommes sont mortels » est si banale que cela ? Elle est évidente, oui, mais banale ? Remettons-la dans la bouche du sage que les chasseurs de mammouths vont consulter. Elle prend immédiatement un sens plus intéressant. Les chasseurs ont émis l’hypothèse que So Krat pourrait être une déesse et le sage contredit cette hypothèse. So Krat est une mortelle et non pas une déesse.
Nous avons donc ici un premier jalon dans la construction du sens de « mortel » et du sens de la mort : elle est, en quelque sorte, le privilège des hommes et ne concerne pas les déesses. Cela implique, par exemple, qu’il ne saurait pas plus exister de panthéons humains que de dieu devenu homme et l’on voit bien que, dans ce sens, « tous les hommes sont mortels » a des implications extrêmement lourdes quant à la vénération que nous éprouvons pour nos Grands hommes par exemple ou quant aux dieux dont on dit qu’ils se sont incarnés dans un enfant d’homme. D’une certaine manière nous avons là le principe de la différence entre croyance et raison, entre théologie et philosophie : tout ce qui concernera l’incarnation sera nécessairement hors du champ de la parole logique.
Mais nous pouvons faire un pas de plus. En effet, la différence entre les hommes et les dieux peut avoir au moins deux sens, selon que l’on dira que les dieux sont éternels ou qu’ils sont immortels. S’ils sont éternels, en fait, la mort ne les concerne pas et la naissance pas davantage. Nous ne savons même pas s’ils sont animés d’une sorte de mouvement comme celui que nous appelons « la vie ». En somme, leur monde n’est pas le nôtre. En revanche, si les dieux sont immortels, c’est simplement qu’ils ne peuvent pas mourir alors même que la mort les concerne. Là où les hommes qui prennent trop de risque passent parfois l’arme à gauche, les dieux, eux, continuent de vivre. C’est pourquoi ils peuvent se quereller sans limites et aussi faire des excès inhumains de nectar et d’ambroisie. Pour autant, si les dieux ne meurent pas, ils vivent et ils peuvent même vivre des passions très proches de celles des hommes. Ils ne sont pas hors du temps comme les dieux éternels.
Le sens de l’opposition entre « mortel » et « immortel » peut être décliné de très nombreuses manières. Mais, d’une certaine façon, ce sens est déjà une des variétés possibles d’une mort liée à la vie. Alors que l’opposition entre « mortel » et « éternel » ne concerne pas le temps qui passe, le « mortel » et l’« immortel » ont en commun une temporalité qui dure. Dans un cas, le temps est une sorte d’absurdité, tout au plus une erreur ou un péché à supporter, dans l’autre, les hommes vivent et les dieux aussi. Simplement, pour les uns ou pour les autres la mort est ou n’est pas une dimension de cette vie. « Tous les hommes sont mortels » résonne alors d’une problématique extrêmement profonde : quel rapport la vie doit-elle entretenir avec la mort ? Est-elle son contraire et doit-on supposer, par conséquent, que la vie pleinement réalisée est celle des immortels ? Quitte à oublier, les yeux rivés vers cet objectif, que nous mourrons chaque jour ? Ou bien devons-nous considérer que la mort est une dimension de la vie saine et entière ? Qu’il est absurde de vouloir des naissances sans mort et que la question est plutôt de savoir comment donner tout son sens à nos morts ?
Nous n’allons pas poursuivre l’approfondissement de ces questions qui paraissent pourtant maintenant nécessaires. Il nous suffit, pour l’instant, d’avoir montré que les phrases « Tous les hommes sont mortels » et « Socrate est un homme » ne résument pas simplement une procédure de logique absurde. Bien au contraire, nous voyons que la philosophie est immédiatement plongée dans des affaires de sens. Mais, pour mieux expliquer le « sens » dont il s’agit ici, prenons un autre exemple.
Soit le syllogisme :
Toute démocratie est le pouvoir d’un peuple
La France est une démocratie
La France est le pouvoir d’un peuple.
Nous retrouvons la même procédure de repli temporel que dans le syllogisme précédent et, par conséquent, nous n’inventons rien qui ne soit déjà dit dans la première phrase. Maintenant, qu’en est-il du sens de ce petit raisonnement ? La notion « pouvoir d’un peuple » est-elle claire ? Certainement pas ! En effet, « peuple » s’oppose à « population » dans la mesure où on parlera par exemple du peuple basque ou de la population mondiale. Et si nous parlons de la population basque, le sens du mot « basque » change évidemment. Quant à l’expression « peuple mondial », elle nous semble vide de sens. Il y a à tout cela une raison, c’est qu’un peuple est habité par les liens que ses membres tissent entre eux alors qu’une population est simplement un nombre d’individus réunis sans qu’ils aient à créer de liens par eux-mêmes. Une population, en somme, dépend toujours du pouvoir qui s’en empare alors qu’un peuple se constitue lui-même.
Nous voyons déjà que la notion de « pouvoir du peuple » ne va pas de soi. Mais encore, le « peuple » peut être aussi opposé à la « communauté ». On pourra dire, notamment, que tout peuple est une communauté, mais que l’inverse n’est pas juste : il existe des communautés d’amitié, par exemple, ou de religion ou de travail. Si le « peuple », par conséquent, est une communauté, c’est bien parce que ses membres se constituent en commun, comme s’ils étaient amis. Sauf qu’ils ne sont pas amis. C’est alors qu’il nous faut approfondir : quelle sorte de lien habite un peuple ? Qu’est-ce qui permet de le distinguer des autres communautés ? Et, puisqu’il s’agit de démocratie, quel sens le « pouvoir » peut-il avoir quant à ces communautés ?
Nous n’allons pas prétendre répondre à ces questions, bien évidemment, mais nous n’allons même pas les approfondir. Nous parlons de la philosophie, nous philosophons à son propos, et le « pouvoir du peuple » autant que « mortel » sont des exemples que nous ne développerons pas ici. Simplement, soulignons que, à chaque fois, le sens se construit selon deux modes de relation.
— « Mortel », en soi, est insignifiant et « pouvoir du peuple » l’est tout autant. Leur sens vient seulement lorsqu’ils tissent des relations avec d’autres paroles qui énoncent d’autres termes. Nous voyons alors que « mortel » ne s’oppose pas à « éternel » de la même façon qu’à « immortel ». Nous pouvons dire que « éternel » est un opposé par contradiction : le monde des dieux éternels est tout autre que celui des mortels — ce qui explique, d’ailleurs, qu’il ne puisse y avoir qu’un dieu éternel. Il faut donc choisir ou bien on philosophe à propos des dieux ou bien on philosophe à propos des mortels. De la même façon, dans la mesure où « peuple » s’oppose par contradiction à « population » il faut choisir : ou bien on cherche à approfondir le sens de l’un ou bien on développe le sens de l’autre.
— Maintenant, si nous nous rappelons que les « immortels » et les « mortels » ont en commun le fait de vivre, il n’est plus possible de parler de contradiction. Nous dirons alors que les deux termes ou les deux notions s’opposent par distinction. Et nous voyons qu’il est alors possible de parler philosophiquement des rapports entre « immortels » et « mortels ». Après tout, ne doit-on pas dire que les « immortels » sont ceux qui sont privés de la « mort » ? Quant à l’opposition entre « peuple » et « communauté » — que l’on peut décliner en communauté amicale ou religieuse ou de travail — nous comprenons encore qu’elle n’implique pas de contradiction, mais plutôt à chaque fois, une distinction qui va enrichir notre développement et notre réflexion.
Nous pouvons alors établir comme règle générale que la philosophie procède par approfondissement de relations de distinction, car ce sont ces distinctions qui explorent le sens de nos paroles.
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Remarque 3 : la philosophie exclut les contraires
Les mots de nos paroles ne sont en fait que les parties immergées de leur sens. Ils portent avec eux de nombreuses paroles que nous ne prononçons pas bien que, sans elles, nous ne dirions rien. Ils s’opposent aussi à d’autres de telle manière qu’il nous est nécessaire de choisir. Les premières sous-tendent le sens de nos propos par des liens de distinction. La philosophie est, précisément, la discipline qui explore ces distinctions comme une sorte de motif dessiné sur une étoffe de sens. Elle approfondit chaque mot, chaque expression, par le truchement d’autres mots et d’autres expressions dont les significations ont quelque chose en commun, mais aussi quelque chose d’opposé. En cela elle cultive des champs sémantiques, des agencements plus ou moins complexes de paroles qui se positionnent les unes par rapport aux autres et qui forment, non pas un système, mais une solidarité que l’on peut appeler conceptuelle. On peut dire, alors, qu’un concept est une parole qui tient son sens de son intégration au sein d’une telle solidarité. Cette solidarité, quant à elle, est ce que nous appelons une théorie.
Nous pouvons alors formuler la fonction principale de la philosophie : elle est cette discipline qui solidifie le sens des mots par des solidarités théoriques. Pour le dire simplement, elle est la pratique sans laquelle le sens de nos paroles nous échapperait et, en cela, elle nous permet de nous comprendre. Elle produit des théories qui confèrent au sens une sorte de coprésence dans laquelle nous pouvons inscrire nos propos, nos débats et nos disputes.
Cependant, aucune philosophie ne peut prétendre épuiser le sens. Derrière chaque parole, chaque expression théorisées et conceptualisées, se dessine tout un réseau de distinctions qui ne sont pas encore explorées. Ces distinctions restent à l’état virtuel, ni énoncées, ni conceptualisées et pourtant impliquées dans le sens de ce que nous disons. Aussi, chaque philosophie se reconnaît comme une demande d’approfondissement toujours renouvelée. Sa théorie, son champ conceptuel et sémantique ouvrent toujours vers un horizon de sens qui reste à explorer.
La philosophie, redisons-le, n’est pas un savoir ni même une parole qui s’accumule, mais une pratique. Nous voyons maintenant pourquoi : elle découvre son territoire en même temps qu’elle l’explore. Le sujet dont elle parle ne peut pas figurer sur une carte des objets à étudier, entre le vivant de la biologie, la société de la sociologie, le psychisme de la psychologie, les atomes et les ondes de la physique ou le passé révolu de l’histoire. Elle ne sait pas vraiment quel est son objet, même si elle sait que tous les propos sensés lui sont nécessaires, depuis ceux de l’artisan jusqu’à ceux du scientifique en passant par toutes les lettres des écrivains et les discours politiques. Car sans leur parole, elle n’aurait plus de raison d’être. Elle est à leur service, pour que ces paroles puissent se comprendre chacune par un repli sur elle-même et, surtout, mutuellement par les théories qu’elle élabore.
Toutefois, si la philosophie est une sorte d’exploration, elle ne part pas dans toutes les directions. Elle est une pratique qui a sa discipline comme boussole et cette discipline est l’exclusion des contraires. Nous avons vu, par exemple, que « mortel » s’opposait à « immortel » par distinction, mais aussi à « éternel » par contradiction, de telle manière que si la relation entre « mortel » et « immortel » s’inscrit dans la pratique d’approfondissement philosophique, la contradiction entre « mortel » et « éternel » ne le peut pas. Il faut choisir, disions-nous : nous pouvons pratiquer une philosophie du « mortel » ou bien une philosophie de l’« éternel », mais non pas de l’un et de l’autre à la fois. C’est là en somme, ce que l’on appelle le principe de non-contradiction, principe qui contraint toute la dynamique d’une philosophie et qui garantit sa solidarité théorique.
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Remarque 4 : la philosophie construit des théories éminemment pratiques
Il est d’usage d’affirmer que la théorie n’est pas la pratique et que les paroles conceptuelles ne sont que des mots en l’air pendant que nous devrions garder les pieds sur terre. Cette affirmation s’appuie sans aucun doute sur des usages philosophiques douteux. Certains philosophes prétendent par exemple que leur théorie est définitivement totale ou même que toute philosophie doit viser la totalité. Nous avons compris que cette prétention n’a rien de philosophique puisque le sens n’est jamais tout entier à disposition, mais toujours seulement concerné par la pratique du repli qui l’approfondit.
De plus, la pratique philosophique peut aussi être sujette à une sorte de pathologie plus bénigne, mais tout autant pénible : le repli de la théorie sur elle-même ou le pli du pli du repli… Car, si la parole philosophique approfondit le sens, elle produit elle-même des paroles. Elle peut alors avoir tendance à prendre son propre sens pour objet d’approfondissement et, par conséquent, produire de nouveaux propos qui pourront être eux-mêmes approfondis, ad libitum. Nous pourrions appeler cette pathologie la maladie du cénacle : dans un amphithéâtre bien clos, des parleurs parlent des paroles de parleurs qui parlent. etc.
Il est donc certain que, malheureusement, la parole philosophique peut être malade. En particulier, sa discipline doit la conduire non seulement à éviter de se contredire, mais aussi à parler avec des mots qu’elle ne produit pas elle-même. Dans ce sens, s’il est bien une pratique dont elle doit mesurer la nécessité au plus près, c’est celle de la citation. Celle-ci, en fait, n’est acceptable qu’en tant que moment dans un approfondissement, mais elle apporte alors nécessairement tout son champ sémantique, à la fois conceptualisé et virtuel. Bien loin de simplifier la tâche de celui qui philosophe, elle la rend donc beaucoup plus complexe. Certes, dans la mesure où elle l’enrichit aussi de sens déjà travaillés, elle n’est pas à proscrire, évidemment, mais elle doit alors être considérée comme un matériel de travail et non comme une référence.
Cela dit, lorsqu’elle n’est pas sujette à ces pathologies, la théorie philosophique ne contredit en rien la pratique, bien au contraire. Choisir la distinction entre « mortel » et « immortel » impose, nous l’avons vu, une réflexion quant aux rapports entre le vivant et la mort. Et cette réflexion est tout à fait pratique puisqu’elle va diriger nos rapports aux morts, à la naissance, à la durée, etc. De la même façon, explorer le peuple comme une communauté produite par ses propres membres va conduire ou bien vers le rejet de la démocratie au nom d’un individualisme qui ne veut être lié à personne ou bien vers la valorisation de cette démocratie et, par suite, vers le renforcement des liens communautaires qui tissent l’étoffe du peuple. Chaque repli philosophique est donc aussi une décision dont le sens est toujours, quelle qu’elle soit, une direction pratique.
Plus généralement, toutes nos pratiques s’inscrivent dans un champ théorique et, donc, dans une philosophie. Sans cela, elles n’auraient pas de sens pour nous et nos vies n’auraient pas de cohérence. C’est d’ailleurs ce qui arrive lorsque les paroles sont soumises à des arbitraires qui prétendent en disposer. Celui qui appelle « démocratie » un simple processus électoral, par exemple, vide la démocratie de son sens ; de même, lorsqu’un ordre est donné sans être expliqué jusqu’à ce que son sens soit partagé, l’obéissance est absurde. Le travail devient insupportable et la cohérence de la vie s’effrite.
Disons alors que nos pratiques sont des mises en pratique de nos théories ; ou bien à l’inverse, que nos théories sont les images au travers desquelles nous concevons et décidons nos pratiques. Si celles-ci ont un sens pour nous, c’est que nous les pensons en théorie, non seulement avant d’agir, mais aussi au cours même de nos actions, par ajustements de replis philosophiques souvent modestes, mais bien réels et efficaces.
Simplement, il y a des pratiques qui demandent davantage parce qu’elles conditionnent d’autres pratiques, parce que leur sens subordonne d’autres sens. Décider de la valeur de la mort ou du sens de notre peuple n’est pas une petite affaire. Non pas que le sujet soit grandiose, éternel ou universel, bien au contraire : il s’inscrit dans de très nombreux petits gestes que nous faisons et pourrions ne pas faire ou dans d’autres que nous ne faisons pas et devrions faire. Il y a donc mille façons de les aborder et tout un chacun peut les approfondir, mais si nous mettons nos efforts en commun, notre vie commune sera certainement plus riche de sens et plus cohérente. C’est à cela que sert une théorie philosophique développée non plus simplement par chacun au cœur de chaque pratique, mais comme une pratique à part entière. Elle nous donne une image sémantique au travers de laquelle nous pouvons agir de concert et elle nous permet aussi de modifier cette image en approfondissant ses concepts, en tissant de nouvelles distinctions ou en explorant des paroles inédites.
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Toute philosophie est une prise de position
Pour terminer, nous allons énoncer un petit raisonnement qui sonnera certainement de manière très désagréable.
Soit le syllogisme :
Tous les hommes préfèrent leur famille aux étrangers
Tu es un homme
Tu préfères ta famille aux étrangers
Nous avons tout d’abord la confirmation du lien étroit qui lie la théorie et la pratique, car la troisième phrase de ce syllogisme sonne de fait comme un commandement : « tu dois préférer ta famille… » Il ne s’agit donc pas d’une spéculation éthérée, mais bien d’une règle de conduite. Ajoutons aussi que nous sommes bien, ici, devant un raisonnement en bonne et due forme, avec son repli temporel et aussi son inscription dans un champ sémantique dont il constitue l’amorce. À n’en pas douter, nous avons donc affaire à un énoncé philosophique.
Il nous faut alors reconnaître que la pratique philosophique n’est pas nécessairement juste ou bonne ou vraie et qu’il peut même exister des philosophies nauséabondes. Mais pouvons-nous concevoir un sens injuste, mauvais ou faux ? Si la philosophie doit rendre nos pratiques cohérentes, ne devons-nous pas avoir la certitude que cette cohérence elle-même est une valeur et, par conséquent, qu’elle ne doit pas et ne peut pas être mauvaise ? Mais comment faire confiance à la philosophie si elle ne nous assure pas cette valeur ?
La question est pleinement justifiée et si nous n’y répondons pas, le vide que nous laissons sera vite comblé par les ruines de la philosophie, par le sentiment que nous sommes des êtres finalement absurdes et par toutes les destructions vers lesquelles nous préfèrerons nous oublier. Aussi, reconnaissons d’abord que nous y étions préparés. « Mortel » disions-nous, par exemple, s’oppose à « éternel » par contradiction. Ce faisant, nous supposions déjà qu’en choisissant d’approfondir les distinctions que la mort tisse avec la vie, nous refusions d’explorer l’« éternité ».
Maintenant que nous revenons sur cette contradiction, il nous apparaît qu’une autre philosophie était possible. Car en pensant la mort en rapport avec la vie, nous transportions sur la vie la contradiction que la mort entretient avec l’éternité. Or, rien ne dit que, si l’éternité est bien contraire à la mort, elle doit aussi être contraire à la vie. De fait, nous devons reconnaître qu’il existe des philosophies pour lesquelles la vie et l’éternité ne sont pas contradictoires dans la mesure où, si l’une est finie et s’oppose en cela à l’autre qui est infinie, toutefois l’une et l’autre ont en commun le fait de durer. Ainsi, pour ces philosophies, l’éternité se distingue de la vie sans en être le contraire. Au cours de leurs approfondissements, le sens de la vie devient alors, pour elles, la tentation de l’infini ; quant à la mort, elle devient simplement un moment impensé, absurde. Ainsi, pour ces philosophies de l’éternité, notre philosophie qui fait de la mort de Socrate une valeur est contraire, contradictoire et, finalement, adverse.
Cette adversité pourrait-elle être évitée ? Seuls ceux qui prétendent posséder une philosophie totale et définitive peuvent croire qu’ils parviennent à la seule et unique philosophie nécessairement bonne, juste et vraie. Mais alors, si tant est qu’ils aient raison, la philosophie devrait avoir fini son travail et aucun nouveau repli philosophique ne devrait être possible. Pour l’instant, puisque nous philosophons encore, c’est que nous ne sommes pas dans cette situation. Et même nous pouvons reconnaître dans tous ceux qui prétendent avoir approfondi définitivement le juste, le bien et le vrai ou ce que l’on peut nommer d’une manière encore plus générale « la valeur », tous ceux-là ne pratiquent pas la philosophie et cherchent même à la ruiner.
Disons alors que toute philosophie est conduite par des valeurs qu’elle intègre dans tous ses moments, mais qu’aucun de ses concepts ni aucune de ses théories ne peuvent justifier. Notre philosophie est bonne, nous n’en doutons pas et ce n’est pas parce que des philosophies adverses s’estiment bonnes elles aussi que nous devons renoncer à nos valeurs. Nul ne sait ni ne peut savoir, en effet, ce que peut être une bonté ou une vérité ou une valeur absolues.
Toute philosophie s’inscrit donc dans l’adversité. Elle est nécessairement un combat. Cependant, il s’agit d’un combat très particulier. Car le philosophe ne cherche pas à vaincre. Sa philosophie ne regarde pas l’adversaire pour le défier même si elle sait que la valeur qui le conduit est contraire à la sienne. Elle ne met pas de stratégie en place pour s’imposer même si elle sait qu’elle a raison. Cela reviendrait à dépasser la valeur qui l’habite par une volonté de triomphe, à placer la victoire au-dessus de son propre sens et, donc, à nier la valeur de sa propre valeur elle-même.
Ainsi, puisqu’il s’agit bien d’une adversité, mais sans mouvement vers l’adversaire, nous pouvons dire que le combat des philosophies est une bataille de positions. Chacune s’occupe à approfondir les paroles qu’elle prend pour objet, à en fixer le sens par des jeux de relations sémantiques et à proposer, par là même, des pratiques cohérentes. Sa victoire, si l’on peut encore parler de victoire, sera là, dans les mœurs tout à fait pratiques qu’elle aura valorisées. Et sa défaite ou celle des philosophies adverses sera là encore, dans leur effacement. Elle deviendra invisible, peut-être pour un temps seulement. Car le temps a la mémoire longue. Et les philosophies s’inscrivent dans ce temps long, comme des sortes de rochers qui provoquent et entretiennent des courants d’eau dans le flux de la rivière.
Il faut alors convenir que toute philosophie s’initie dans une position qui n’est pas elle-même philosophique, même si elle le devient dès son premier approfondissement. Le commencement philosophique est le choix non seulement d’un objet, mais aussi d’une valeur qu’aucune philosophie ne peut anticiper, valeur qui va l’habiter dans tous ses développements et qui va devenir de plus en plus claire. Il peut s’agir d’ailleurs d’un complexe de plusieurs valeurs, puisqu’initialement le travail d’explication n’a pas encore été accompli. Et surtout, il convient de comprendre que le choix de cette ou de ces valeurs n’est pas argumentable et que toute identification de ce qu’une philosophie considère comme bon ou vrai ou juste ne peut jamais venir qu’après coup. Considérer ainsi qu’une philosophie est figée sur des thèses que l’on pourrait montrer du doigt comme ses valeurs ou comme son message ne relève donc déjà plus d’une pratique philosophique. Le philosophe, quant à lui, est toujours un explorateur sans carte qui ne sait pas où son territoire se termine.
Cependant, corrigeons immédiatement cette analogie : à la différence de l’explorateur d’espaces inconnus, le philosophe prend position dans le temps. Les paroles qu’il étudie et, par conséquent, celles contre lesquelles il prend position ne viennent pas des univers lointains ou des temps immémoriaux. Elles sont celles qui se prononcent autour de lui ; elles lui sont contemporaines. Mais, ici, nous devons éviter de nous laisser berner par quelque définition définitive à propos de ce qui est contemporain ou ne l’est pas. Le temps est long et il est aussi profond. Il avance par strates et les courants les moins visibles sont souvent les plus puissants. Aussi, si les philosophies prennent position dans le temps, cela ne signifie pas qu’elles se soumettent à l’actualité. On peut même dire, de manière générale, que l’actualité ne les concerne pas, du moins si l’on entend par actualité la réactualisation incessante d’une croyance en des signes d’avenir, en des faits qui s’annulent aussitôt avérés. Disons alors que l’actualité qui intéresse la philosophie est celle qu’elle se propose pour elle-même et, donc, celle qu’elle met en pratique en repliant le temps sur lui-même.
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Remarque 5 : le plaisir de philosopher
Ce que nous venons d’écrire a une conséquence importante : il n’existe pas d’histoire de la philosophie. La pratique philosophique peut s’initier dans n’importe quelle position contemporaine, en prenant n’importe quelle parole comme objet d’approfondissement. Il est donc possible de philosopher à partir d’un graffiti ou bien d’une révolte, à propos d’une recette de cuisine ou d’un traité d’anthropologie. Qui plus est, la pratique philosophique se déployant toujours comme un repli du temps de la parole, n’importe qui peut la mettre en œuvre dès lors que son temps et sa parole ne lui sont pas volés, aliénés.
Cela étant dit, il faut reconnaître que cette pratique est extrêmement austère lorsqu’elle est solitaire. Le repli du temps, l’avancée dans ce repli et le maintien de la solidarité théorique des concepts ne font pas forcément rêver, même si l’on comprend bien que tout cela est absolument nécessaire pour que notre vie ait du sens. Le philosophe est en somme comme un musicien qui se proposerait de jouer du bebop tout seul dans sa cellule. La chose n’est pas impossible. Mais il y a des chances que l’aventure du bebop tourne court avant même la première improvisation. Tout ira mieux si notre musicien joue avec d’autres musiciens et pour des oreilles qui l’écoutent. Il en va donc de même pour le philosophe. Et l’on peut même dire que celui-ci profite d’une facilité importante : il peut être avec d’autres et parler pour d’autres sans pour autant partager le même lieu. En somme, le temps présent dans lequel il s’inscrit n’est pas localisé. En lui peuvent cohabiter des écrits chinois du 12e siècle et des paroles peules rapportées de génération en génération, ses objets peuvent être des tableaux impressionnistes aussi bien que des ex-voto brésiliens. Cela ne signifie pas que le philosophe doit mettre tout cela ensemble, mais simplement qu’il n’est pas tenu par l’actualité de l’espace qu’il occupe.
Dans ce sens, les amis qui l’entourent ne sont pas forcément ceux qui lui sont proches et la philosophie, de fait, est souvent un dialogue avec des paroles dont on pourrait croire que leurs auteurs sont morts. En fait, ils vivent toujours puisqu’ils parlent toujours et, surtout, puisque le philosophe les entend. On voit alors se dessiner une sorte de motif esthétique de la philosophie, un plaisir de philosopher, une sensation de convivialité particulière : les communautés philosophiques avec lesquelles et pour lesquelles les philosophes parlent dépassent les communautés territoriales. Elles n’excluent pas leurs contemporains, bien évidemment, et la philosophie est une pratique éminemment vivante ; mais elles les incluent dans un plaisir d’être ensemble qui dépasse les frontières et, par conséquent, les époques.