Proletkult – Wu Ming (extrait)

Proletkult (pp. 138-140)

Wu Ming

Métailié, Paris, 2022

 

[1908, à Capri, dans la maison de Gorki, Bogdanov et Lénine font une partie de jeu d’échecs entourés d’amis. Gorki fait prendre des photos avec un instamatic Kodak et, pendant que Lénine réfléchit au coup suivant, Bogdanov remonte vers le souvenir d’une discussion avec Léonid Volok.]

Pepito le perroquet se percha sur le dossier d’une chaise et Gorki insista pour que le photographe fasse son portrait sur fond de partie d’échecs.

— Tu connais le slogan de Kodak avait demandé Bogdanov à Léonid au cours d’une promenade dans les jardins d’Auguste. « Appuyez sur le bouton, nous faisons le reste ». Un jour, même le déclic sera automatique, et l’appareil fonctionnera tout seul. Voilà pourquoi Lénine a une idée passive de la connaissance. Pour lui, l’acte du photographe ne compte pas. En revanche un film ne peut se faire sans un metteur en scène qui choisit les images, coupe la pellicule et en prend un morceau pour l’accoler à un autre. Une même bobine peut produire cent films différents où la même scène prend des significations diverses selon l’endroit où elle est placée. Lénine, au contraire, prend un seul photogramme et le compare à la réalité. Si les deux coïncident, c’est vrai, autrement c’est faux. Il conçoit donc une seule vérité, hors du temps, indépendante de nous. Moi je pense à l’inverse que chaque époque a sa vérité.

— Tu veux dire que dans cent ans le fait que je sois né le 23 janvier 1883 pourrait être faux ? avait demandé Léonid, perplexe.

— Dans certains pays c’est déjà faux, avait répondu Bogdanov dans un rire et en cueillant un brin de romarin. Là où on suit le calendrier grégorien tu es né le 4 février. Et puis qu’est-ce que tu entends par « né » ? Tes cellules sont « nées » en 1882…

— Laisse tomber avait répondu Volok. Parle-moi plutôt de Copernic. Avant qu’il n’arrive, le Soleil tournait autour de la Terre ?

Bogdanov avait humé le romarin. Toujours la même objection. Copernic, Galilée, les esprits. Est-ce que les esprits existaient quand l’homme les vénérait ?

— Cette question n’a pas de sens aujourd’hui. Comme cela n’a pas de sens de se demander si Zeus lançait la foudre ou si les lois de la nature qu’on découvrira dans les mille prochaines années sont vraies. Le monde n’est pas un beau panorama qui attend d’être photographié. Il change comme nous changeons nous-mêmes tandis que nous le comprenons et qu’il résiste à notre travail. Si on veut mesurer la température d’une goutte d’eau on y trempe un thermomètre, mais à peine l’a-t-on fait que le liquide se réchauffe ou se refroidit car la pointe de l’instrument fait varier sa chaleur. Il en va de même pour n’importe quel outil, idée ou mot qu’on utilise pour chercher à connaître la réalité.

— Mais alors, qui décide que Copernic a raison ?

— Copernic est parti d’observations connues et a utilisé une méthode accessible à tout le monde. Beaucoup ne les ont pas crues mais ses affirmations étaient déjà vraies, parce que n’importe qui aurait pu y arriver grâce à la science de l’époque. Son point de vue ne fut pas imposé par un roi ou par des prêtres. Autrement cela aurait été une vérité instable, contradictoire et injuste. Si l’on veut que la vérité soit stable alors le point de vue doit être celui du travail.

Léonid continuait à écouter. La réponse était trop sibylline pour ne pas avoir une suite toute prête.

— Marx dit que l’homme comprend le monde en agissant sur celui-ci, avait repris Bogdanov. La connaissance vient donc du travail et plus les hommes collaborent et partagent le savoir, plus elle est universelle. Il en est de même à l’usine. C’est pour cela que, s’il veut la vérité, Lénine ne peut pas simplement sortir sa jolie photo de sa poche. Il doit la forger avec les forgerons. En se brûlant les doigts dans le four.

L’idée de Lénine se brûle le ramena à leur affrontement. Il envisagea d’avancer avec le cavalier. Il joua les parties qui en dérivaient jusqu’à une profondeur de cinq coups, puis se perdit dans les dédales des alternatives. Il renonça à son idée et examina les pions. Il choisit celui qui se trouvait devant le fou de la reine pour lui ouvrir le chemin. Le faire avancer de deux cases invitait les noirs à le capturer, déplaçant du centre de l’échiquier un des pions qui le contrôlaient.

— Ça s’appelle « le gambit », lui avait expliqué son père, il y avait bien longtemps, durant un été rempli de moustiques, de poussières et de bains dans la rivière.

Lénine poussa son pion en diagonale et souleva le blanc avec deux doigts.

[S’en suit une formidable description de la partie à l’issue de laquelle Lénine finit échec et mat, faute d’avoir vu le film qui se jouait.]