Voici comment j’ai rencontré la photographie et pris conscience de son importance. Ce n’est pas que cette rencontre ait quelque chose d’extraordinaire, mais cette petite histoire permettra de tenir ensemble des propos qui mériteraient, chacun, de longs développements ; développements qui risqueraient de faire perdre de vue leur cohérence d’ensemble.
En fait, j’ai rencontré deux fois la photographie, la première lorsque j’étais adolescent, la seconde beaucoup plus tard. Tout d’abord, donc, lorsque j’avais quinze seize ans, je dépensais mon argent de poche à la librairie des Escoliers, à Aix-en-Provence où je vivais. Il s’agissait d’une librairie de livres d’occasion qui faisait aussi disquaire. Je ramenais un livre ou un disque, après l’avoir enregistré, et, pour cinquante centimes ou quelques francs de plus, je repartais avec un nouveau livre ou un nouveau disque (aujourd’hui on dit un “vinyle”). Et ainsi de suite. C’était économique et pratique puisque je n’étais pas obligé d’encombrer ma chambre et de la ranger.
La librairie des Escoliers recevait aussi des cartons de revues bradées, comme l’Os à Moelle par exemple. Et ce jour-là, je devais faire une affaire assez formidable : pour trois francs (autant que je me souvienne) je pouvais repartir avec neuf numéros d’une revue photographique (je ne suis plus certain du nom, mais cette revue n’existe plus depuis longtemps). À cette époque, je ne m’intéressais pas spécialement à la photographie, mais l’idée de repartir avec deux bons kilos de revue pour quelques sous me séduisait. J’ai donc fait l’affaire du siècle avant de découvrir deux images qui allaient me marquer définitivement.
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Rentré chez moi, je défaisais le paquet et je feuilletais les numéros bradés lorsque je suis tombé nez à nez avec une photographie de Robert Frank, celle, très célèbre au demeurant, de voyageurs clairs et foncés de peau, séparés dans un bus de La Nouvelle-Orléans. Ce qui m’a sauté aux yeux, c’est que cette photographie parlait. Et elle parle encore. J’ai alors passé un bon moment à la regarder parce qu’elle me disait toujours davantage que ce que je pouvais en dire. Et puis je passais à d’autres photographies : certaines parlaient, d’autres non. C’était troublant et ce trouble ne m’a jamais quitté.
Sur une autre page, je découvrais tout à fait autre chose, du moins en apparence. Cette seconde photographie était de Jeanloup Sieff et présentait un champ photographié dans la Vallée de la Mort en Californie. Au loin on voyait une maison sans doute en ruine, et, surtout, la surface du champ était en mouvement. Elle vibrait, mais pas d’un scintillement minuscule, non, d’une ondulation frénétique. Ce n’était pas un film et pourtant aucun trait ne pouvait avoir produit cette animation de surface : nécessairement elle était un privilège photographique, un truc qui dépassait tout ce qu’on pouvait dessiner ou écrire. Bref, j’en avais plein les yeux.
Voilà pour la première rencontre. Je tentais de parler autour de moi de cette découverte : les photographies sont des surfaces qui peuvent parler. Mais je n’ai pas su convaincre. Lorsque je montrais le bus de Robert Frank, on me répondait par des condamnations de l’apartheid et du racisme en général et on oubliait la photo. Quant à celle de Sieff, le simple titre “Vallée de la mort” associé à ses noirs profonds suffisait à la condamner comme image morbide à laquelle seul un malade pouvait s’intéresser.
J’allais donc au photo-club de la MJC voisine, mais le résultat ne fut pas meilleur. On y parlait “bonne photo”, “photo réussie” et appareils photo, mais non pas du sens photographique des photographies. Je laissais donc tomber la photo et passais à autre chose.
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Beaucoup plus tard, alors que j’enseignais la philosophie à Poitiers, je travaillais sur des questions de philosophie politique, à titre personnel. Je me posais notamment la question suivante : comment se fait-il que des discours qui permettraient de résoudre les problèmes de la démocratie ne prennent pas ? Cette question est encore d’actualité, bien sûr. Nous avons à notre disposition des quantités de bons textes qui posent simplement les problèmes de notre politique et qui nous indiquent ce que nous pourrions faire, mais ces textes restent confidentiels, sans effets.
Je m’en rendais compte parce que j’étudiais la genèse du Manifeste de Parti communiste, de Marx et Engels. Ainsi je pouvais comparer les époques. Au dix-neuvième siècle, la publication de textes politiques était déjà très abondante. Des tracts, des gazettes, des manifestes fondateurs de ligues multiples, des livres aussi, évidemment, tout cela circulait au milieu des meetings et des discours d’orateurs, dans toute l’Europe, jusqu’aux USA et même au-delà. Et le fait plus intéressant encore que leur profusion, c’est qu’ils pénétraient dans toutes les couches de la population. Ils se cristallisaient en communismes, en anarchismes, socialismes, mutualismes et autres redistributions des rôles entre les ouvriers et les patrons, les citoyens et les pouvoirs, les hommes et les femmes, et les enfants aussi. Ces cristaux d’histoire habitent d’ailleurs encore notre mémoire et notre vie quotidienne, ne serait-ce que par la Sécurité sociale et l’éducation populaire.
La question était donc bien claire : pourquoi, aujourd’hui, les textes très intelligents ne cristallisent-ils pas ? C’est alors que me sont revenues les photographies de Frank et Sieff et que je formulais une première hypothèse, bien vague et presque fausse à vrai dire : dans la mesure où les photographies ont un sens, leur édition concomitante aux textes ne peut que briser le sens de ces textes. C’est pourquoi ils restent réservés à des moments où les photographies n’interviennent pas, dans les salons de lecture, les colloques et les bibliothèques. Ils ne concernent que ceux qui en parlent sans images au moment où ils parlent, et, finalement, la plupart du temps et pour la grande majorité de la population, ils ne peuvent être que des bégaiements toujours interrompus, qui n’aboutissent pas.
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Je me suis donc mis au travail en écartant d’emblée l’idée selon laquelle les photographies seraient sans valeur, puisque, précisément, Frank et Sieff m’avaient prouvé le contraire. J’abordais l’iconoclasme, la sémiologie, l’art contemporain et pas contemporain, la philosophie des images et l’analyse des discours, bref je parcourais toutes sortes de territoires à la recherche d’une piste, non seulement pour comprendre comment les photographies et les textes dysfonctionnaient ensemble, mais surtout, comment ils pouvaient s’entendre pour que, de nouveau, le sens cristallise et reprenne pied parmi nous. Reparcourir maintenant toutes ces aventures est cependant hors de propos et je me contenterai donc d’en venir aux conclusions auxquelles je suis parvenu.
La pratique qui consiste à se servir des images pour interrompre le sens des textes porte un nom : l’illustration. C’est elle qui interdit notamment ce moment extrêmement important dans les processus de cristallisation du sens : la reformulation. Car si le dix-neuvième siècle a su produire du sens, c’est parce que chacun pouvait reformuler les discours qu’il entendait ou lisait, c’est-à-dire que chacun pouvait les redire ou les réécrire. Et c’était au cours de cette reprise, de cette re-production des textes que leur sens se cristallisait dans toutes les couches de la population. Or, cette reformulation exige que le moment où elle se pratique dure en fonction de sa propre dynamique. Même en quelques mots, il lui faut pouvoir s’énoncer jusqu’à devenir un énoncé, lequel pourra alors être repris et reformulé à son tour. En revanche, si ce moment ne s’épanouit pas jusqu’à sa conclusion, il reste vain, à la fois inutile et prétentieux.
On comprend alors que l’illustration est la pratique qui permet la mise en vanité des textes. Loin d’être une sorte d’amélioration de l’édition par le plaisir des images, elle est sa condamnation à ne jamais prendre pied dans nos pratiques. Et par illustration, il faut entendre non seulement les images qui prétendent orner les magazines ou les sites web, mais aussi toutes celles qui se juxtaposent à des paroles, la plupart de celles, par conséquent, qui font les émissions télédiffusées.
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Le champ de l’illustration est donc immense. Mais aussi, le désert de sens qu’il provoque ne concerne pas seulement les textes, évidemment. Les photographies s’y perdent, jusqu’à ne plus se présenter que sous la forme de recettes techniques réussies, propres à ne rien dire d’autre que ce que les mots en diront, mots qui se perdront eux-mêmes à cette occasion. Il faut donc décrire l’illustration comme la mise en concurrence du texte et de l’image, mise en conflits au cours desquels même le vainqueur sera défait.
Pour remédier à cette mise en vanité du sens, que celui-ci soit photographique ou textuel, il convient donc de donner la parole à chacun selon les exigences de sa propre graphie. D’une part les photographies sont à produire et re-produire encore, non pas comme des copies, mais comme des renouvellements ou des résurgences de nos mémoires visuelles. Et il est alors très important que nous ayons le droit de construire et transmettre ces héritages visuels, mais non pas sous forme de catalogues raisonnés par des discours d’experts. Car alors, l’illustration régnera encore. Le sens photographique parle par lui-même, mais pour qu’il pénètre dans nos mœurs, il faut le reformuler, c’est-à-dire le photographier et le rephotographier. C’est alors que, libéré de l’illustration, le sens des discours pourra cristalliser lui aussi, à nouveau.
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Voilà où, il y a peu encore, s’arrêtaient mes aventures. Mais les choses sont peut-être en train de changer. Des discours semblent reprendre corps dans nos populations, notamment des discours de soin, qu’ils concernent le soin des autres ou celui de la terre. Or ce ne sont pas les textes qui font ces discours ni les photographies, ou, du moins, ceux-ci n’interviennent qu’en supplément, comme soutien, en quelque sorte. Le sens de ces discours se fait plutôt par la vidéo et par l’invention d’un rapport du texte à l’image qui échappe à l’emprise de l’illustration. Ce mode de graphie est à étudier de près (certains s’y intéressent d’ailleurs certainement) mais il est possible de le décrire très succinctement et superficiellement de la manière suivante : par le biais de leur séquençage et de leur montage communs, ces images adhèrent aux textes et les textes aux images. Les unes et les autres ne sont pas traités séparément pour être mis en conflit, mais ils s’énoncent ensemble dans une graphie tout à la fois auditive et visuelle. Or, ce qui est intéressant dans ce mode de discours synchrone, c’est qu’il peut être repris, re-formulé et reformulé encore. Une caméra et un micro synchronisé suffisent. Voilà, une raison suffisante pour faire de cette vidéo-audiographie une pratique à étudier et, sans doute, à encourager.