Le photographe-auteur et les autres

 

Cet article part d’une question qui me revient souvent : quelle est la fonction de mes photographies ? ou encore : quelle fonction peuvent avoir les images de celui qui se dit photographe-auteur ?

D’autres questions se posent pour les photographes que l’on dit artistes, par exemple ou bien pour les photographes-illustrateurs, les photographes de mode aussi. Mais ces questions ne portent pas sur la fonction des images qu’ils réalisent. Car, même si personne ne sait très bien où il s’arrête, il existe bel et bien un marché de l’art, avec ses foires, ses collectionneurs, ses institutions. Le photographe est ici un organe, essentiel, certes, mais seulement dans la mesure où il participe du grand organisme qu’est l’art. Il en reçoit sa fonction et même s’il peut tenter de la détourner — ou le croire — il la pratique nécessairement pour que ses photographies soient considérées comme des œuvres d’art. Il doit l’apprendre pour devenir artiste, de même que le photographe-illustrateur doit apprendre le métier et tenir sa place dans le monde de l’édition, le photographe de mode dans le monde de la mode et le photographe scientifique dans le monde des laboratoires.

Tous ces photographes sont autorisés par leur fonction parmi les fonctions, et même si les frontières sont mouvantes, elles fonctionnent de conserve. Mais, précisément, que peut être le travail du photographe-auteur ? De celui qui s’autorise lui-même ?

Sans doute faut-il le placer sur un autre axe, le décaler par rapport aux complémentarités des organisations et des métiers. Il aura alors comme voisins tous les gens qui prennent des photographies pour le plaisir ou par passion. Eux non plus, ne sont pas autorisés par une institution organique. Toutefois, il ne paraît pas légitime de les appeler « auteurs ». Ils ont quelque chose de trop pour avoir besoin de s’autoriser eux-mêmes : ils savent ce qu’est LA Photographie en elle-même et ils savent juger une photographie plus ou moins belle selon le degré de proximité qu’elle entretient avec cette sorte d’essence ou de définition idéale de LA Photographie.

Plus précisément, une photographie est ici l’image d’une belle ou jolie chose : d’un enfant mignon, d’une femme élégante, d’un animal tout poilu ou d’un monument impressionnant. Pour la même raison, on privilégiera aussi les moments où tout le monde est sur son trente-et-un, les mariages, les communions, les naissances quand le bébé est si angélique, les chats qui bâillent. La raison de photographier est alors celle qui justifie de prendre le Taj Mahal ou le Grand Canyon, de capturer le soleil sur la mer ou Louis qui souffle les bougies de ses quinze ans.
Une bonne photographie est donc, d’un côté, celle qui capture la beauté ou la joliesse qui justifient que ces choses et ces moments soient photographiés. Mais elle doit aussi, de son côté, être une image bien faite. Les deux aspects sont nécessaires pour que la photographie soit belle : elle doit montrer, d’une part, les choses selon leur valeur intrinsèque et elle doit respecter, d’autre part, une plastique que l’on tient pour l’intrinsèque beauté de LA Photographie, pour l’essence canonique du médium.

S’en suivent un ensemble de règles qui, pour n’être pas organisées en marché ou en institutions n’en sont pas moins contraignantes. Pour être un bon photographe, par exemple, il faut avant tout du savoir-faire, car on n’apprend pas en un jour à respecter toutes les normes de la belle photographie. Mais tous les photographes peuvent cependant viser un tel perfectionnement, même modestement, pour peu qu’ils aient la possibilité de voir de belles choses. Et, finalement, les uns se distinguent des autres selon leur degré d’amateurisme ou de professionnalisme, le professionnel étant celui qui a la possibilité de voir davantage de belles choses et/ou qui maîtrise mieux les règles de LA Photographie.
Sur ce point, il est d’ailleurs en concurrence avec les industries qui incorporent de plus en plus d’expertises dans les algorithmes de leurs appareils de telle sorte que tout un chacun, pourvu qu’il soit beau, peut prendre sa propre splendeur avec un smartphone qui fait tout seul la mise au point et qui corrige les yeux rouges avant d’envoyer d’un même clic l’image selfique vers les amis du web. La condition du photographe spécialiste de la belle photographie devient alors de plus en plus difficile et précaire au quotidien ; surtout lorsque les amateurs sont jeunes et beaux et se permettent de voyager vers les plus belles merveilles du monde. C’est bien qu’ici, tout le monde participe du même régime photographique et respecte en chœur les règles de LA même Photographie. Entre amateurs et professionnels, il n’y a qu’une différence de degré, de distinction, et non pas de monde ou d’état. On s’accordera donc pour rejeter d’une seule voix les photographies qui ne montrent rien d’exceptionnel et/ou qui n’obéissent pas à la belle plastique normalisée. Et les photographes qui commettent de telles images ne peuvent prétendre à aucune légitimité normale. Peut-être pourront-ils être récupérés au titre de l’art ?

Il convient donc, pour être amateur, passionné ou professionnel de la belle photographie, que nos images manifestent une normalité visuelle, une « visualité » que j’appellerais volontiers « touristique » dans la mesure où c’est dans le tourisme, comme moment le plus enviable, qu’elle trouve son expression la plus canonique, même si elle couvre un spectre très large, depuis les photographies de bébés jusqu’aux clichés du National Geographic.

La photographie d’auteur se distingue alors de cette norme touristique par une certaine désinvolture quant au sujet photographié. Celui-ci n’a pas besoin d’être exceptionnel, il peut être très ordinaire, banal ou vulgaire aussi bien que fantastique. Le photographe auteur ne s’en inquiète pas. Mais aussi, d’un autre côté, il ne connaît pas nécessairement les normes de la belle photographie. Il fait parfois de belles images, mais ce n’est pas son problème. Même s’il met en jeu les principes de la visualité, il ne leur reconnaît pas la valeur de règle. On comprend alors que l’intitulé  photographe-auteur tient sa légitimité du fait que ce photographe s’autorise lui-même à la fois quant aux choses qu’il photographie et quant au regard photographique qu’il porte sur elle.

D’une certaine manière, le photographe-auteur est un amateur, mais par opposition avec le professionnel et sans continuité de degrés. Il ne fait pas moins bien ce que le professionnel fait mieux, il fait d’autres photographies selon d’autres principes. Connaît-il ces principes ? Ce n’est pas évident. Il les cherche sans doute et, précisément, s’il les cherche c’est qu’il ne sait pas ce qu’est LA Photographie. Il n’adhère pas à la visualité normative et pas davantage aux fonctionnements de l’art ou d’un autre système organique.

Mais comment le photographe auteur peut-il s’autoriser, si ce n’est au nom d’une règle qui le dépasse, le transcende et l’adoube du haut de son autorité ? que cette règle soit celle de la normalité visuelle, celle des placements financiers ou celle du système de la mode ? Si l’on se passe de telles règles, suffit-il de se déclarer auteur pour autoriser ses images ?
Dans un sens la réponse est nécessairement positive : oui, il suffit de se déclarer auteur pour l’être, car rien ni personne d’autre ne peut accorder cette qualité. Disons donc que l’auteur se suffit nécessairement à lui-même sous peine de n’être pas un auteur, tout simplement.

Mais s’il s’agit de dire que la chose est simple, que ce « il suffit » ne désigne qu’un simple formulaire administratif, alors non, il ne suffit pas de se déclarer auteur pour se vivre auteur. S’autoriser soi-même est une pratique très exigeante, car le photographe est seul avec lui-même dans le doute et l’affirmation, la certitude et le questionnement de son regard photographique, responsable de la valeur de ce que l’on peut appeler son esthétique.

 

Il doit, en outre, résister à l’une des évidences les plus puissantes de bien des normes actuelles qui veulent que toute chose soit, in fine, assignable à une identité définie et définitive. Aussi, dès que l’auteur croit que son esthétique peut être qualifiée par son nom, par son identité d’état civil, son profil Facebook ou Instagram, par les collectionneurs qui lui commandent une œuvre au nom de son « style » ou de sa biographie, il cesse d’être un auteur et il vend ou se déleste de son droit de s’autoriser au profit des fonctionnements institutionnels, du marché de l’art ou de n’importe quel organisme ; à moins qu’il ne trouve son bonheur normal entre les amateurs et les professionnels de la photographie touristique.

Car, de fait, si le photographe auteur est l’origine de son esthétique, il ne sait pas où celle-ci s’arrête : il la cherche en en produisant des tentatives et des esquisses sans jamais pouvoir prétendre la définir, précisément parce qu’elle n’a pas d’autre réalité que ces tentatives et ces esquisses. Il ne s’en considère donc pas propriétaire selon le droit des individus. Il sait qu’il réalise des images singulières, qui n’entrent pas dans les fonctions normales ou systémiques, mais il sait aussi qu’il n’y a pas de raison pour qu’il soit le seul à pratiquer cette esthétique. L’individualisme des identités, en effet, la solitude des regardeurs est une condition de la visualité normative et des organismes auxquels, précisément, le photographe auteur échappe. L’opposition entre singulier et commun, ici, n’a pas de valeur et l’esthétique singulière d’un auteur s’étend très souvent, si ce n’est toujours, bien au-delà de toute assignation à son identité individuelle. En même temps qu’il s’autorise, l’auteur photographe entre par conséquent dans une sorte d’éthique avec les autres auteurs photographes et aussi avec les auteurs littéraires, musicaux, les danseurs et tous ceux qui s’autorisent eux-mêmes par leurs constructions esthétiques. Ils vivent dans une région de singularités solidaires, si l’on veut, dans un tiers-état qui n’est ni celui des normes ni celui des organismes institutionnels.

Il conviendrait de décrire plus précisément cet état des auteurs, l’éthique par laquelle ils se relient et se relaient, les voies par lesquelles leurs productions se transmettent, se recréent et se traduisent. Mais il est d’ores et déjà possible d’apporter un début de réponse à la question qui introduisait cet article.
Le photographe auteur n’a pas de fonction dans la mesure où il n’est pas impliqué par un fonctionnement qui l’autorise. Mais ce n’est pas parce qu’il n’a pas de fonction qu’il n’a pas de valeur ou d’importance. Certes, aucun mécanisme systémique ni aucune normativité ne le légitiment selon leur mode de cohérence et, en cela, l’auteur-photographe est esseulé. Il vit la photographie sans jouir d’une certitude quant à sa valeur ou sa nullité ; il n’est jamais gagnant ni reconnu parce qu’il n’y a, dans son état, ni perdant ni obscur. Mais alors qu’aux yeux de cette reconnaissance transcendante, tout un chacun peut disparaître et être remplacé (il y a toujours une armée de réserve, même chez les artistes), dans la vie des auteurs chacun tient une place singulière parce que tous tiennent des places singulières. Nul n’est réductible à un autre et la première valeur de l’éthique des auteurs est certainement, de permettre à chacun de se découvrir lui-même, de se mériter et de se respecter, y compris (et peut-être surtout) lorsqu’il découvre qu’il participe d’une esthétique commune, d’une singularité partagée, d’un ego au sein duquel il n’est finalement pas seul du tout. D’un même effort, le photographe se débarrasse alors de la visualité qui obstrue son regard et de l’enfermement sur sa propre identité d’état civil pour se rencontrer comme auteur parmi les auteurs.

Aussi peut-on affirmer que la photographie d’auteur, avec la littérature d’auteur, la danse et la musique d’auteur ouvrent la possibilité d’un état alternatif pour ceux qui souffrent de la normalité, du poids de l’identité imposée aussi bien que des pouvoirs qui régissent l’art, l’édition, la mode et tous les systèmes fonctionnels. Cette valeur d’alternative ne se présente en aucun cas sous la forme d’un déterminisme, comme si les auteurs étaient les avant-gardes d’un outre-monde, rejouant le rôle qu’ont joué quelques artistes au siècle dernier. Aucune histoire, aucun prophète, en effet, ne peuvent faire un auteur si ce n’est l’autorité qu’il se donnera à lui-même et qu’il donnera à l’éthique qu’il élabore. Il n’y a donc rien qui puisse obliger quiconque à adopter cet état d’auteur. Il n’est qu’une proposition, mais, en même temps, il est sans doute la seule proposition qui apporte aux hommes qui l’acceptent une valeur qui n’est ni celle des normes ni celle des institutions et du marché.

Concluons ici que la photographie d’auteur ne fait pas de la qualité des choses photographiées une condition photographique et que, conjointement, elle est conduite par la recherche d’une esthétique et non par un souci des normes de la visualité. On pourrait dire que la photographie touristique s’intéresse aux choses extra-ordinaires pour les voir selon le regard ordinaire alors que la photographie d’auteur s’intéresse à tous les sujets, ordinaires ou pas, pour les voir selon un regard extra-ordinaire.

Un troisième photographe pointe alors son objectif, dont il faut dire quelques mots : celui dont les images montrent des choses de valeur et un regard extra-ordinaire. Celui-là, nous pourrons l’appeler « documentariste » (même si le mot sonne horriblement !).

D’une certaine manière, ce photographe pourrait ressembler à un touriste puisqu’il semble privilégier les choses exceptionnelles. Pour autant, ce n’est pas le cas. Car la valeur des objets touristiques est liée, comme les deux faces d’une pièce de monnaie, à la normativité du regard qui la capture : les deux sont nécessaires, les choses belles par elles-mêmes et les règles de LA belle Photographie en elle-même. À l’inverse, une chose documentée est liée à la singularité du regard du photographe qui en produit l’image. C’est ce regard qui, par son esthétique même, lui donne sa valeur, qu’il s’agisse du Taj Mahal ou d’un SDF, d’un chat ou d’un peuple, d’un homme en cravate ou d’une femme en peignoir et pantoufles. Aussi, le documentariste est-il bien davantage un auteur qu’un touriste.
Mais en même temps, il apporte avec ses images un souci qui ne relève pas simplement de l’éthique des auteurs ; une certaine façon de poser son regard de telle manière que, sous nos yeux, l’image fait naître une identité inédite, une valeur là où rien ne semblait devoir avoir de valeur. Ce que le documentariste photographie devient, en quelque sorte, une valeur ordinaire ; dans sa banalité même, cela reçoit sa part de noblesse par le truchement de son image. Et, lorsqu’il s’agit d’un être humain, on peut dire que celui-ci reconnaît lui-même sa dignité par la photographie.
Le photographe-documentariste ouvre donc l’éthique des auteurs vers une reconnaissance de l’autre. Cela ne lui donne aucune fonction dans la mesure où il reste le seul à s’autoriser lui-même. Mais peut-être réalise-t-il un pas de plus que le photographe auteur vers ceux que la normalité et les fonctionnements systémiques ne satisfont pas : lorsqu’il le photographie, son sujet devient une valeur photographique. Or, précisément, lorsqu’il s’agit d’humains, devenir une valeur, c’est déjà être l’auteur de soi même, ne serait-ce que l’instant d’une pose.
Aussi, si la proposition d’un état d’auteur comme alternative peut se faire entendre dans de bonnes conditions, c’est sans doute ici, dans la séance de photographie où le documentariste donne aux hommes le droit de se reconnaître comme valeur. Peut-être pourrait-on dire qu’ici, la photographie joue pleinement son rôle : lorsqu’elle ouvre aux hommes le droit de se faire auteurs d’eux-mêmes.