La parole est précieuse, il faut en prendre le plus grand soin. C’est elle qui découpe les choses, qui identifie le brin d’herbe, la feuille du saule ou celle du chêne, qui réunit les couleurs de l’arc-en-ciel et qui distingue le bleu outremer, qui oppose la démocratie au totalitarisme autant qu’à la dictature, mais qui supporte qu’elle côtoie les monarchies. C’est par elle que nous anticipons nos productions et que nous rappelons ce qui doit leur résister, que nous savons, en somme, ce que nous pouvons faire et aussi, parfois, ce que nous voulons faire.
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Si le mot « parole » nous semble signifier d’abord notre voix et les mots que nous prononçons avec notre bouche, il ne faut pas croire, pour autant, que c’est là son sens propre. « Parler avec des gestes », par exemple, n’est pas une métaphore de cette parole orale, quelque chose comme un sens second, une figure rhétorique. En fait, si nous pensons d’abord à la voix quand nous entendons le mot « parole », c’est tout simplement que cette voix nous semble être la manière la plus universelle ou la plus commune de parler. Mais serions-nous muets, nous l’entendrions bien différemment.
La parole n’est donc pas d’abord la voix et ensuite, par extension, les gestes ou les dessins. Il faut plutôt dire qu’à l’inverse, la voix est une manière d’exercer la parole parmi d’autres. Les gestes, la danse par exemple, peut être elle aussi une pratique de la parole. La peinture, la photographie, la musique, bien sûr, elles aussi. Et il faut même convenir que parler n’est pas le privilège du genre humain. Tout ce qui vit, nécessairement, trace des lignes de distinction et de ressemblance parmi les choses qui l’entourent et c’est déjà une manière de parler, une sorte de prisme par lequel les actions du vivant sont possibles.
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En revanche, il convient aussi de reconnaître que toutes les paroles ne se disent pas. Parler et dire sont deux choses différentes. Les humains parlent, tout autant que les bactéries, mais il est fort possible que les bactéries ne puissent pas dire qu’elles parlent. Et, de même, nous, humains, pouvons parler, mais il nous arrive bien souvent de parler sans rien dire.
La distinction entre « parler » et « dire », entre les paroles et les dires, n’impose aucun jugement de valeur. Elle ne rend pas les humains supérieurs, pas davantage qu’elle ne fait de chacun de nous un être dévalué lorsque nous parlons sans rien dire. Simplement, le fait de dire produit une mise en commun de la parole. Il établit la parole en sujet de parole, il permet de l’exposer, d’en discuter et de s’entendre ou de se distinguer. « Dire » est, en somme, l’acte de parole par lequel nous nous produisons comme objets de parole. C’est grâce à lui que nous nous comportons comme des êtres humains, des Grecs, des bruns, des vieux, des hommes, parce que nous nous disons entre nous que nous sommes des hommes, des Grecs ou des vieux. Et, si l’on peut douter que les bactéries se disent elles-mêmes, nous n’avons aucune raison de prétendre que l’homme est le seul animal capable de dire. De telle sorte que nous avons non seulement la capacité de nous entendre et de nous distinguer entre hommes, mais aussi de nous entendre et de nous distinguer entre êtres vivants.
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Pour pouvoir dire les choses, il faut parler. Mais cela ne suffit pas, il faut aussi parler de cette parole. La distinction est alors d’ordre temporel : nous parlons, mais à certains moments nous parlons de nos paroles. Nous les disons. Ce passage n’est peut-être pas très sensible aujourd’hui lorsque nous parlons oralement. Nos paroles sont tellement victimes de manipulations et de propagandes, leur sens est tellement détruit par les pouvoirs qui les instrumentalisent que nous avons du mal à imaginer à quoi correspondent ces moments où la parole se dit. Mais si l’on s’en tient aux gestes, par exemple, on comprend de suite que nous parlons sans arrêt avec nos mains, ne serait-ce qu’en prenant une feuille de saule ou un verre dans le placard, mais que celui qui danse ou celui qui mime, eux, ne s’en tiennent pas à cette parole gestuelle. Ils la disent.
Il y a donc des moments où nous disons ce que nous parlons. Ce qui distingue ces moments, ce n’est pas que nous prenons nos propres mots pour objets de nos propos, comme si nous avions un ordre du jour d’académiciens : aujourd’hui nous allons discuter de tel ou tel mot ; non, ces moments se distinguent par leur mise en scène, par leur manière de constituer des parenthèses dans le flux de nos paroles. Le danseur nous apprend avec sa main ce que peut dire notre main parce qu’il est sur la scène et, de la même façon, nous avons besoin de moments où nous apprenons avec nos mots ce que nous pouvons dire avec nos mots. C’est alors dans ces moments mis en scène que nous instituons les distinctions, les ressemblances, les découpages des choses et des mondes dans lesquels nous agissons. Nous les posons comme des choses et des mondes communs.
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Lorsque nous quittons la scène de danse pour aller vers des pratiques plus diverses de la parole et des dires, il devient plus difficile de décrire leur mise en scène. Il faudrait regarder de plus près et, d’abord, écarter tous les pouvoirs qui cherchent à s’emparer des mots. Cependant, une chose est certaine, c’est que ces moments où les paroles se disent doivent être institués. Ils ne peuvent se confondre avec les flux de paroles qui ne disent rien et, par conséquent, ils doivent être reconnus par tous comme des instances d’organisation des choses et des mondes.
À cet égard, on comprend que l’un des moyens les plus efficaces de prendre le pouvoir sur nos affaires humaines, ce n’est pas tant de participer à ces moments où la parole se dit et s’institue. Ces moments dépendent, en effet, de tous ceux qui les reconnaissent comme de telles institutions instituantes et ils ne sont donc pas disponibles pour chacun. En revanche, l’effacement de leur qualité de parenthèse dans le flux du temps, leur mise spectacle permanent fait que chacun peut prétendre à chaque instant être maître et possesseur de la parole. La mise en commun des paroles devient alors disponible et l’agencement de nos mondes ne dépend plus que des pouvoirs les plus médiatiques. Nous continuons à parler, mais le sens de nos paroles fluctue au grès des triomphes de propagande jusqu’à ce qu’elles ne disent plus nos mondes, mais seulement notre soumission. Tout ce que nous avons alors à faire, c’est de lever le bras ou le pouce pour dire non seulement que nous avons renoncé au doit de dire, mais, surtout, que nous ne savons même plus ce que parler signifie.