L’Empathie
Voilà une notion très à la mode, une mode très légitime puisqu’elle s’oppose aux désastres que cause l’individualisme. Être empathique, n’est-ce pas accorder à l’autre une place importante, n’est-ce pas privilégier l’être ensemble à la concurrence des égoïsmes ?
Dans ce sens, deux notions d’empathie se dessinent. La première revendique une sorte de panempathie, une fusion de chacun dans un grand tout commun, une communion. Il s’agit, par exemple, de dire que les arbres sont empathiques, que les animaux le sont aussi même lorsqu’ils sont d’espèces apparemment très étrangères, que les enfants le sont et les adultes aussi, pour peu qu’ils n’aient pas été corrompus par de mauvaises influences.
Cette empathie a cependant, bien du mal à persuader ceux qui ne la ressentent pas. Il lui manque une argumentation qui l’explique et, surtout, qui puisse aussi expliquer pourquoi elle n’est pas universelle dans les faits. Comment de mauvaises influences ont-elles pu s’imposer si l’empathie régit l’ensemble du vivant ? Et, de fait, l’affirmation de cette communion de la vie ne repose que sur des exemples : un homme qui parle aux arbres, des animaux dont l’espèce dépend de la vie d’une autre espèce, des enfants qui s’amusent ensemble alors qu’ils ont des teintes de peau différentes, etc. Mais les exemples ne prouvent que ce que l’on croit déjà. Et ceux qui prônent l’individualisme n’en manqueront pas, évidemment, pour justifier la thèse d’une animalité égoïste. Le loup mange le mouton, le mouton mange l’herbe et l’homme tue le loup pour manger le mouton, chacun suit ses intérêts pour sa survie et son bien-être. Voilà qui semble imparable. Et ce n’est pas en allant chercher des théories qui justifieraient l’hypothèse d’une communion du vivant que l’argumentaire s’étoffera, car, de son côté, l’égoïsme a lui-même, depuis bien plus longtemps d’ailleurs, inventé ses propres dogmes. Bref, ce genre de bataille entre des spéculations censées étayer des exemples ne mène à rien et, de fait, n’intéresse que ceux qui se disputent.
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La seconde notion d’empathie s’approche davantage de celle de solidarité et ne suppose pas de communion ni de fusion de chaque vivant dans une même vie. L’idée serait plutôt, ici, que chacun de nous peut se mettre à la place d’un autre et aussi que ce déplacement d’intérêt est un devoir, une nécessité. La souffrance des autres nous touche, nous émeut, sans qu’il soit nécessaire d’invoquer une communion, simplement parce que nous voyons en elle la possibilité de notre propre souffrance. Ainsi, alors que l’égoïste sera, au mieux, indifférent à cette souffrance, alors qu’il entendra sans doute en profiter, l’empathique, lui, reconnaîtra en elle une solidarité plus saine et plus raisonnable : puisque l’autre n’a pas demandé ce qu’il subit, nous pourrions tout aussi bien être à sa place, nous qui ne le demandons pas non plus.
En somme, chacun des humains partage avec les autres, humains et même animaux, voire végétaux, une même soumission au sort, à des malheurs possibles qu’il convient sans doute d’éviter, mais qui, en attendant nous imposent de nous serrer les coudes. La pratique de l’empathie est alors justifiée par cette communauté de sort.
Cette notion a l’avantage indéniable de reposer non pas sur une théorie ad hoc, mais sur une proposition pratique : tout le monde peut se mettre à la place de l’autre. Et même si ce décentrement n’est pas suivi d’actes solidaires la plupart du temps, cela ne change rien à l’affaire : devant le malheur d’autrui, tout un chacun peut se sentir concerné parce que ce malheur n’était pas demandé. Néanmoins, cette empathie manque de puissance, elle rate sa valeur pourrait-on dire. La solidarité avec laquelle elle se confond ou qu’elle justifie est une nécessité, mais elle est aussi trop complexe, trop calculée pour que les deux notions se recouvrent. Il y a, dans la solidarité, tout un détour rationnel, une mise en équation des rapports entre individus qui ne sied pas vraiment à l’empathie. Celle-ci demande quelque chose de plus simple qu’un décentrement vers l’autre pour des raisons de probabilité d’être atteint par le malheur. Elle est d’abord un pathos, une sensation.
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L’empathie fusion, en somme, fait disparaître l’écart qui nous sépare les uns des autres ; l’empathie solidaire le recrée par un calcul rationnel. Ni l’une ni l’autre ne semblent alors pouvoir rendre compte de cette sensation qui nous arrive avant tout calcul lorsque nous reconnaissons une souffrance chez un autre vivant et qui, pour autant, n’efface pas la singularité de chacun, l’écart entre lui et nous.
Disons alors que l’empathie n’est ni une fusion dans le commun ni un calcul de solidarité, mais simplement le fait de ressentir en soi l’interprétation ou encore la traduction d’une sensation que l’autre ressent en lui-même. Plutôt que de faire disparaître l’ego dans un tout ou de le projeter sur un autre ego, l’empathie nous oblige à concevoir que nous ressentons l’autre en nous.
Cette sensation peut sembler paradoxale puisque nous sommes ensemble et séparés, mais, en fait elle est très ordinaire. Tout le cinéma, à de rares exceptions près, tout le théâtre, la danse, la littérature et même le sport pour une large part, reposent sur cette empathie. Lorsque Kate Winslet refuse de quitter le Titanic pour rester avec Di Caprio, nous ne calculons pas que nous pourrions être à leur place en train de subir un naufrage et nous ne nous confondons pas non plus avec eux dans une âme commune. Nous les voyons à l’écran tout en mangeant du pop-corn et nous pleurons. Leur sensation donne naissance à une sensation en nous. Sinon, le cinéma n’aurait tout simplement jamais existé.
Certainement, le naufrage de l’amour titanesque mis en scène par Cameron est d’une grande complexité. Il met en jeu des images lointaines aussi puissantes que celles de Roméo et Juliette aussi bien que des images de jeunesses perdues ou de machines sans avenirs. Et la plupart des situations d’empathie sont d’une telle complexité qu’elles ne nous apprennent pas grand-chose quant à leur sens et leurs enjeux. Nous comprenons qu’elles sont très importantes, qu’elles ont certainement animé l’humanité depuis qu’elle se raconte des histoires, c’est-à-dire qu’elles ont une sorte de fonction anthropologique, mais nous avons du mal à les déployer et les envisager dans toute leur richesse. Pourtant, nous devinons déjà que l’empathie pourrait bien indiquer, effectivement, une vie commune meilleure que la brutalité et la bêtise de l’individualisme.
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Imaginons alors une situation qui puisse montrer l’empathie dans sa forme la plus simple. Voici Messieurs A, B et C qui montent des briques au premier étage d’une maison en construction. Monsieur A est sur la remorque, Monsieur B est sur l’échafaudage à mi-hauteur et Monsieur C est au premier étage. A prend les briques dans la remorque, les lance à B qui les lance à C qui les pose sur la dalle du premier étage. Lorsque Monsieur A a lancé une brique, il n’attend pas de la voir posée par Monsieur C. Il se retourne après l’avoir lâchée pour prendre la nouvelle brique qu’il va lancer. Et c’est précisément au moment où il se retourne vers son tas de briques dans la remorque que Monsieur B lance à Monsieur C celle qu’il vient de recevoir. Mais aussi, Monsieur B n’attend pas que Monsieur C ait posé la brique au sol, sous peine de rater celle que Monsieur A est en train de lui lancer. Donc Monsieur B ne voit pas Monsieur C poser la brique et, de même, Monsieur C ne voit pas Monsieur B attraper la brique qui lui arrive, car, à ce moment-là, il a le dos tourner pour poser au sol la brique qu’il vient de recevoir.
Tout ceci est long à décrire, mais, dans les faits, se passe très vite. Simplement, cette description permet juste de comprendre que ni Monsieur A, ni Monsieur B, ni monsieur C ne se soucient de calculer leurs mouvements en rapport avec ceux des autres. Ils ne se voient l’un l’autre ni au moment de la prise ni au moment du lâcher et il n’est donc pas possible de dire qu’ils se mettent l’un à la place de l’autre. Pourtant, chacun sent bien les mouvements de celui qui le précède ou le suit et l’on peut donc bien parler d’empathie, mais à aucun moment ils ne se projettent hors d’eux-mêmes pour rationaliser les étapes du trajet de la brique. Devraient-ils en passer par un tel calcul, d’ailleurs, qu’il serait bien plus facile, pour eux, de monter chacun des paquets de briques par l’escalier.
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Cette situation très familière met donc en jeu une empathie très ordinaire, mais très riche d’enseignements. Car il convient de se demander, maintenant, comment elle fonctionne, comment font nos trois hommes pour déplacer un tas de briques par le truchement de simples sensations ? Disons alors que, si les briques montent par étape au premier étage sans que chacun ait à se projeter hors de sa place, c’est qu’ils participent tous les trois d’une même situation unique, ou encore qu’ils sont chacun un moment d’un même organisme au travail. Ils ne se coordonnent pas chacun l’un avec l’autre, mais tous les trois sont coordonnés comme trois articulations d’un même mouvement. En somme, ils agissent tous trois au sein d’une même image kinesthésique, comme trois scènes qui la rythment.
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Demandons-nous alors d’où provient cette image qui les englobe. Et remarquons tout d’abord qu’il s’agit d’une image invisible, puisque, précisément, ils ne se voient pas durant les moments de prises et de déprises alors même qu’ils ressentent ces moments comme des contraintes sur leurs propres mouvements. Ainsi, si Monsieur B ne voit pas Monsieur A prendre la prochaine brique, il sent que ce dernier est en train de la prendre pendant qu’il lance à Monsieur C celle qu’il vient de recevoir. C’est cette sensation qui rythme les mouvements des trois hommes. On peut donc dire que leur image kinesthésique est tout simplement d’origine organique. Elle est produite par leurs membres ceux de chacun et ceux de tous, sans qu’ils n’aient besoin de se projeter et aussi, évidemment, sans qu’ils ne fusionnent tous trois l’un en l’autre.
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Comment cela se passe-t-il ? Nous le comprendrons mieux en précisant encore la situation. Pour que les briques montent sans problème, il faut que chacun des trois hommes ait les pieds bien campés au sol. S’ils venaient à avancer ou reculer, à se déplacer à droite ou à gauche, ils remettraient en cause la possibilité même de leur coordination. Et inversement, c’est parce que les pieds de Monsieur A ne bougent pas qu’il peut faire pivoter son bassin, baisser ses épaules et balancer ses bras de telle manière que Monsieur B peut recevoir la brique qu’il lui envoie. Et, de la même façon, c’est parce que Monsieur B a les pieds bien ancrés au sol qu’il peut faire pivoter son bassin d’un côté pour recevoir la brique qui vient de Monsieur A et puis de l’autre, en même temps qu’il balance ses bras pour lancer cette brique à Monsieur C. Lequel Monsieur C, bien sûr, doit faire pivoter son bassin et balancer ses bras tout en restant au même endroit, exactement, sous peine de ne pas pouvoir recevoir la brique que Monsieur B vient de lui lancer.
Disons alors que leur coordination dépend des blocages de leurs mouvements de pieds et que ce sont ces blocages qui rendent réalisable l’articulation d’autres mouvements, ceux du bassin, des bras et des mains.
Maintenant, si nous inscrivons cette relation entre mouvements bloqués et mouvements réalisables dans des possibilités plus générales, nous constatons que les blocages que mettent en place nos trois hommes sur leur chantier, s’inscrivent eux-mêmes dans un ensemble de blocages produits pas nos membres : nos bras, nos mains, nos jambes, notre bassin, entre autres, nous interdisent d’emblée certains mouvements. Nous ne pouvons pas, par exemple, plier le genou en avant ou tourner la tête de 360° comme une chouette. Ainsi nous comprenons que les pieds campés de ces messieurs sont tout simplement des blocages qu’ils ajoutent à ceux qui organisent d’emblée leurs membres. Or, ce que nous comprenons aussi, c’est que ce sont précisément ces blocages qui dessinent l’image des mouvements que nos membres peuvent réaliser. Et, pour cela, nous n’avons pas besoin d’atlas raisonné d’anatomie. Cette image des mouvements réalisables dessinée par des mouvements interdits est tout entière une image kinesthésique.
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Nos membres, donc, produisent eux-mêmes l’image dans laquelle nous effectuons nos mouvements et l’on peut dire que nos trois hommes, en ancrant leurs pieds bien au sol, produisent une image plus restreinte, une kinesthésie intégrée au sein de celle, plus riche, de nos organismes. Mais alors, nous devons aussi constater que cette image organique ne nous est pas réservée personnellement. Elle est commune dans la mesure où les mêmes articulations bornées par les mêmes blocages dessineront les mêmes mouvements réalisables. De telle façon qu’il n’y a pas de différence a priori entre l’image qu’a Monsieur A des mouvements qu’il peut réaliser et celles qu’ont Monsieur B ou C, ou encore entre leur image kinesthésique commune et celle que nous ressentons nous-mêmes dans nos propres mouvements et qui nous a permis d’imaginer cette petite scène ordinaire.
À ce moment de notre description, disons alors que nous nous mouvons dans une image kinesthésique commune à tous ceux dont les organismes connaissent les mêmes blocages et, par conséquent, les mêmes mouvements réalisables. Ou encore, nous bougeons à chaque instant en empathie avec tous ceux qui présentent les mêmes articulations que nous, et réciproquement.
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Le fait que ce soient les blocages, les interdits, qui dessinent notre empathie kinesthésique permet de comprendre comment des images peuvent s’imbriquer les unes dans les autres : une image s’inscrit nécessairement dans une autre image lorsque celle-ci dépend des mêmes blocages et davantage. Par exemple, si Monsieur A n’avait qu’un bras, il pourrait très bien continuer son travail avec Messieurs B et C dans la mesure où son organisme ordonne un blocage supplémentaire par rapport au leur. Leur image kinesthésique s’inscrit nécessairement dans la sienne et ils ressentent son handicap non pas comme une indifférence, mais comme une contrainte sur leurs propres mouvements, c’est-à-dire comme un blocage supplémentaire de leur image kinesthésique commune. Ainsi, un tel blocage, quel que soit le handicap, en fait, ne ruine pas l’empathie, mais la modifie, la rend plus exigeante et, pourrait-on dire, l’amplifie. C’est sans doute pour cela que la vue d’organismes blessés, épuisés comme Di Caprio et Kate Winslet, fait davantage apparaître le sentiment d’empathie que l’histoire ordinaire de nos trois hommes et de leurs briques. Devant ces traumatismes notre image kinesthésique se dramatise et, ce faisant, nous travaille davantage, nous préoccupe et nous apparaît comme une émotion forte. Cependant, c’est bien aussi parce que cette empathie est déjà présente dans notre vie banale qu’elle peut ainsi se renforcer et nous émouvoir.
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Il faudrait alors conclure que, à l’inverse, les organismes dont les blocages différent de ceux de notre organisme ne partagent ni notre image kinesthésique ni notre empathie. Il faut sans doute ici être très prudent avant de mentionner un exemple quelconque. Illustrer judicieusement une telle conclusion est extrêmement difficile parce que les différences d’images entre des organismes peuvent n’être que partielles et, surtout, parce que nos images kinesthésiques s’inscrivent le plus souvent au sein d’autres images visuelles, olfactives, langagières, etc. Notre organisme s’inscrit dans nos cultures et leurs agencements rendent très complexe l’étude des images qu’ils composent et dans lesquelles ils vivent de manière plus ou moins cohérente. Par exemple, les articulations d’un insecte, les blocages qui dessinent son image kinesthésique semblent l’éloigner radicalement de ce que nous sommes capables de réaliser. Pour autant, le peu que nous avons en commun comme l’irréversibilité de certaines articulations permet aussi de penser que nous pourrions partager quelque empathie avec lui. Et si ce n’est pas dans la vie quotidienne, peut-être que la littérature peut jouer avec cet écart empathique, l’augmenter et faire de l’insecte un monstre ou le diminuer pour nous faire sentir un peu mouche. Nous n’irons pas plus loin ici, cependant, car le champ des études possibles, on le voit, est d’une richesse indéfinie.
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Ajoutons un petit drame dans notre banale scène de chantier : Monsieur B laisse échapper une brique, il crie, mais ne peut l’empêcher de tomber sur le nez de Monsieur A qui était en train de se redresser. Monsieur C, alerté par les cris de Monsieur B a juste le temps de voir le choc de la brique contre le visage de Monsieur A. Il ressent alors, comme Monsieur B, une sorte de douleur sans souffrance au niveau de son propre nez et pousse un cri, lui aussi. Pour autant, ce cri ne sert plus à avertir Monsieur A. Il arriverait trop tard. Il tient plutôt lieu du cri de douleur de Monsieur A, mais, précisément, de cette douleur sans souffrance qu’il ressent au niveau de son visage.
Là encore, nous ne sortons pas de la banalité. Chaque fois que nous voyons quelqu’un prendre un coup, nous ressentons dans notre organisme une traduction de ce coup. Et il n’est nullement besoin, encore une fois, de construire une sorte de déplacement fictif pour croire que nous nous mettons à la place de celui qui souffre. Les faits sont bien plus simples : notre image kinesthésique commune est atteinte et la souffrance de l’un va de pair chez l’autre avec cette sensation que nous appelons (faute de mieux) douleur sans souffrance. Ainsi, nous ne projetons pas une image de l’autre qui a mal sur nous-mêmes, ce qui supposerait que, dans un premier temps, nous nous soyons nous-mêmes projetés sur lui. Disons plutôt que notre « moi » et son « moi » ne sont pas donnés d’avance et que, au contraire, c’est la souffrance qui disloque notre image commune : Messieurs A, B et C étaient en empathie et c’est la douleur qui les a distingués au sein de cette empathie comme des sensations distinctes et, d’une certaine façon, opposées puisque Monsieur A souffre, mais non pas ses acolytes. La traduction de la douleur de Monsieur A a été, par conséquent, le moteur d’une transformation de leur communauté empathique, transformation qui fait que, maintenant, Messieurs B et C vont se précipiter pour se rapprocher de Monsieur A.
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Voyons précisément ce qui s’est passé. La brique a échappé à Monsieur B, c’est-à-dire qu’il a réalisé un mouvement qui ne devait pas être réalisé. Ses pieds sont restés campés, son bassin a pivoté, mais ses mains se sont refermées trop tôt et, au lieu d’attraper la brique que Monsieur A lui lançait, son balancement des bras l’a rejetée.
Autrement dit, tous les blocages nécessaires à l’image kinesthésique dans laquelle ces messieurs travaillaient jusqu’à présent ont été respectés, mais, malgré cela, un geste malheureux est arrivé. Ce geste était donc réalisable au sein de cette image, alors même que sa réalisation entraîne sa transformation radicale au point de rompre la communauté empathique. Nous dirons alors que, sans être inscrit dans l’image empathique et avant même d’être réalisable, ce geste était possible. Plus généralement, nous dirons aussi que toute image se dessine dans un champ de possibles, précisément comme la tentative de définition de ce qui peut, parmi ces possibles, être réalisé.
Pour le dire autrement, les images sont nos manières d’appréhender les possibles et de dessiner en eux ce que nous tenons pour réalisable.
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Cette définition vaut sans doute pour toutes les images et aussi, par conséquent, pour l’empathie kinesthésique qui anime les messieurs du chantier. Leurs positions, bien campés sur leurs jambes, le rythme de leurs mouvements, leur balancement synchrone tracent dans les possibles une image restreinte de ce qu’ils veulent tenir pour réalisable. Cette image est leur organisme commun jusqu’au moment où une brique chute sur le nez de Monsieur A. Et c’est précisément à ce moment-là que se révèle la différence entre ce qui est réalisable et ce qui est possible : la douleur de Monsieur A ne devait pas être réalisée et, pourtant, elle était possible : l’image kinesthésique se dessinait dans ce que l’on appellera, faute de mieux, un champ des possibles.
La distinction entre ce qui est possible et ce qui est réalisable est sans doute délicate, mais elle est absolument nécessaire. Elle est délicate parce que ce qui est réalisable n’est pas plus dénombrable que ce qui est possible. Encore une fois, nous voyons que ce sont les obstacles, les interdits, qui dessinent nos images et définissent ce que nous pouvons réaliser alors même que nous sommes incapables d’en faire l’inventaire. Néanmoins, si nous croyons que seul ce que nous pouvons réaliser est possible, alors nous ne pouvons pas comprendre pourquoi la brique casse le nez de Monsieur A. Nous nous enfermons dans nos images et croyons maîtriser le monde, jusqu’au jour où ce qui était possible au-delà de nos croyances vient les briser. Alors, nous nous retrouvons comme Monsieur A, mais ce n’est plus notre nez seulement qui est cassé. La totalité de ce que nous réalisons est submergée par des possibles que nous n’avions pas vus venir et qui nous brisent, tel l’iceberg qui fit couler le Titanic.
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Nous pouvons encore tirer un dernier enseignement de cet accident. Lorsque la brique tombe sur le visage de Monsieur A, la communauté kinesthésique au sein de laquelle ils rythmaient leurs mouvements se rompt. Monsieur B et Monsieur C se précipitent et c’est précisément à condition de ne plus ressentir la douleur de Monsieur A qu’ils vont pouvoir lui porter secours. S’ils restaient au sein de leur image commune, ils ne pourraient que se lamenter comme des pleureuses lorsqu’il est trop tard. Inversement, c’est parce qu’ils voient maintenant Monsieur A comme un objet avec lequel ils n’entretiennent plus de rapport sensoriel, ou le moins possible, qu’ils peuvent effectuer les gestes nécessaires aux premiers secours. Or, ce qui permet cette rupture de l’empathie n’est peut-être rien d’autre que le toucher. Car la brique a touché Monsieur A et ses collègues vont devoir le toucher pour le soigner. Dans les deux cas, l’image kinesthésique commune s’efface et l’empathie avec elle.
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En conclusion, tout à fait provisoire, il serait possible de dire que l’empathie est notre manière de vivre nos images communes. La petite situation banale que nous avons décrite montre que tel est le cas pour nos mouvements, puisque nous les réalisons au sein d’une image produite par les articulations de nos membres. Mais il est certainement possible d’étendre cette communauté à d’autres images et notamment à des images culturelles véhiculées par des histoires, des dessins, des danses… De cette manière, nous serions toujours en train d’agir dans des arrangements d’images communes, arrangements complexes dans la plupart des cas.
Les limites de ces arrangements sont donc aussi celles de nos empathies. Mais ici, encore une fois, il faut être très prudent, car ces limites ne se dévoilent pas simplement. En revanche, il semble que l’empathie connaisse d’autres limites : les ruptures que provoque le toucher. Là où le toucher commence, l’image disparaît et avec elle la communauté, pour laisser apparaître une distinction des individualités. Nous cessons alors de vivre en commun et commençons des relations interindividuelles tactiles.