Note sur la citation “maîtres et possesseurs de la nature”

Le détournement de citation est une pratique à laquelle peu échappent, même parmi les plus érudits. Platon et sa caverne, Nietzsche et son surhomme, autant de concepts devenus des clichés, y compris lorsque Rousseau lui-même, pour ne prendre qu’un exemple, cite Hobbes à contresens. Il n’est donc pas étonnant qu’en ces temps de questionnements écologiques, quant à nos responsabilités dans la destruction de ce que nous appelons la « nature » bon nombre d’entre nous évoquent René Descartes. Celui-ci n’a-t-il pas écrit, dans son Discours de la méthode que les hommes pourraient devenir « maîtres et possesseurs de la nature » ? Ces quelques mots semblent alors suffire à rapporter les pires destructions technologiques à la science cartésienne, puisque l’on suppose que le Discours de Descartes est une œuvre fondatrice en matière de science.

Cette démarche qui consiste à maltraiter des textes, qu’elle soit volontaire ou qu’elle découle d’une simple habitude est dans tous les cas problématique. Elle ressemble à celle qui consisterait à faire d’un homme un monstre parce qu’il a traversé la rue en dehors des passages pour piétons. Mais elle est plus grave encore, car notre homme peut se défendre contre ce jugement et, surtout, personne ne s’en souviendra. Or, au contraire, lorsqu’il s’agit de culture, l’existence d’un auteur n’est qu’une affaire de mémoire, alors même qu’il ne peut plus rien. Autrement dit, si, évidemment, la victime d’un préjugé est toujours à aider et à soutenir dans sa défense, ce soutien est d’autant plus nécessaire lorsqu’il s’agit d’une dimension de notre mémoire commune. D’autant plus que, le plus souvent, la pratique de la citation détournée masque, de fait, une fuite de responsabilité. En accusant Descartes par le biais d’un fantasme de science on évite de regarder ce que nous devons changer dans nos propres actes et savoirs.

Sans faire de grands détours, disons alors simplement que le Discours de la méthode ne peut pas justifier le monde que nous connaissons et les massacres de la nature qui l’accompagnent. Prétendre le contraire revient à sombrer dans l’anachronisme et dans l’ignorance de notre histoire. D’une part, en effet, Descartes n’a jamais fait référence à des inventions technologiques, mais seulement à des machines mécaniques. L’utilité de la philosophie tient, pour lui, dans les fruits qu’elle peut apporter en matière de mécanique, de médecine et de morale étant entendu que cette dernière est la plus haute des sciences et guide nécessairement les deux autres.

Si Descartes travaille bien à des inventions techniques, celles-ci ne sont donc pas libres : elles poursuivent des finalités morales. Mais, dira-t-on, la morale est relative et cette hiérarchie des sciences n’est donc qu’un leurre que chacun peut mettre à son service pour peu qu’il en ait le pouvoir. Certes, mais ce n’est pas sur ce rapport à la morale que se joue l’anachronisme, ou pas directement.

Lorsque Descartes parle de mécanique, il parle des machines qu’il connaît. Il raconte, par exemple, que les ouvriers des ports, qui n’ont jamais fait d’école, se servent de palans et de poulies dont les mouvements échappent à l’explication scientifique. Et lorsqu’il donne les longues chaînes de raisons des géomètres comme modèle pour la méthode philosophique, il parle de ces transformations de figure géométrique en figure géométrique dont se servent, effectivement, les techniciens des relevés de terrain et de toutes sortes de machines tant balistiques qu’architecturales.

Il faut alors bien voir en quoi le monde de Descartes diffère du nôtre ou plutôt, en quoi le nôtre a rompu avec celui dans lequel Descartes vivait encore. La mécanique était la science des mouvements. L’optique géométrique, par exemple, est la science des mouvements des rayons lumineux, et en particulier de leurs changements de direction en fonction des obstacles qu’ils rencontrent. C’est cette science qui a d’ailleurs permis d’établir les formes que devaient avoir des lentilles pour corriger la vue de ceux qui voyaient moins bien ; où l’on comprend bien que la mécanique — la machine a polir les courbes des lentilles selon des équations géométriques — est subordonnée à la médecine — soigner la vue de ceux qui la perdent — laquelle médecine est subordonnée à la morale — vivre bien c’est vivre en bon voyant.

Mais surtout, ce que l’on comprend aussi, c’est que toute cette mécanique dépend d’une notion de mouvement fondée sur la force. Le rayon de lumière, par exemple, est une pression. Il presse le fond de l’œil et le nerf optique qui la reçoit la transmet au cerveau qui fait à son tour pression sur les nerfs qui nous conduisent à bouger nos muscles en fonction de ce que nous voyons. Descartes vit dans le même monde que Galilée, un monde où les forces peuvent augmenter, faiblir, être démultipliées comme avec un palan ou, au contraire divisées comme lorsque l’on pousse dans de l’eau, elles peuvent dévier aussi ou même onduler, mais elles ne quittent pas le substrat qu’elles meuvent. Autrement dit, les calculs sur les forces sont des calculs sur les mouvements et inversement.

Concluons alors sur ce point en disant que Descartes tout autant que Galilée et ses contemporains, ignoraient ce que nous appelons aujourd’hui l’énergie.

En bons lecteurs des livres antiques, et d’Aristote en particulier, ils connaissaient la notion d’energeia. Mais cette notion désignait précisément ce qui explique comment une force met en mouvement, comment d’un fait en puissance peut suivre — ou pas — un fait en acte. L’energeia est impliquée dans le mouvement et n’a aucun sens en dehors de ce mouvement. Par conséquent, il ne pouvait pas venir à l’idée d’un Descartes ou d’un Galilée d’extraire de l’énergie. Cela aurait été tout autant ridicule que d’extraire la lumière de la vision.

Or, bon nombre des problèmes que nous rencontrons aujourd’hui dans les traitements que nous faisons subir à la nature dépendent, eux, de l’énergie que nous en extrayons. Ces problèmes sont très préoccupants, mais en renvoyer la responsabilité sur la science de Descartes est un non-sens radical. Par exemple, dans son monde, l’eau d’un puits remonte grâce à un mulet attaché à un axe autour duquel la corde qui soutient le seau s’enroule et se déroule. Le mulet avance et, comme il est attaché, il tourne. En tournant, il fait tourner l’axe et comme la corde est attachée à l’axe, elle s’enroule, de telle manière que le mouvement du mulet donne naissance au mouvement du seau. Tout, ici, est rapport entre des mouvements et si la force intervient c’est comme mesure des puissances de ces mouvements. En revanche, lorsque nous puisons de l’eau grâce à un moteur à essence, c’est en brûlant de l’essence que nous obtenons du mouvement. La première des choses qui se passe, c’est alors l’extraction de l’énergie calorique et c’est cette énergie qui est transformée en énergie mécanique. La flamme du carburant ne fait pas monter le seau d’eau de la même manière que le mulet. Dans le monde de Descartes, elle aurait mis le feu à la corde.

Bien évidemment, Descartes faisait cuire sa viande et il y a bien longtemps que l’on savait que la combustion produisait des effets, y compris mécaniques. Mais ce que le moteur à essence ou la machine à vapeur mettent en pratique est tout autre chose : ces engins transforment l’énergie, ils en font une chose à part qui peut être utilisée comme telle. Un groupe électrogène par exemple, produit de l’énergie calorifique, laquelle produit de l’énergie électrique, laquelle peut aussi bien être transformée à son tour en une autre énergie. Et surtout, toutes ces énergies sont maintenant indépendantes des choses auxquelles elles seront appliquées, pour les cuire ou les mettre en mouvement, par exemple.

En un mot, l’énergie est séparée de la matière non seulement dans les pratiques techniques, mais aussi dans nos conceptions, à tel point que nous croyons qu’elle est naturelle alors que nous la produisons.

Lorsque nous avons compris ce caractère radicalement artificiel de notre énergie, nous réalisons non seulement que Descartes n’y est pour rien, mais aussi qu’il n’y a pas d’énergie sans destruction des choses naturelles et sans production de déchets résiduels. Car en extrayant l’énergie, nécessairement, nous laissons de la matière inerte derrière nous.

Plutôt que de mettre Descartes à l’index, il conviendrait donc de se poser deux questions. La première serait d’ordre historique : quand et comment sont apparues l’extraction, la transformation et la conservation de l’énergie ? Et aussi, comment s’est construite la confusion entre force et énergie et, par exemple, cet anachronisme délirant qui fait que nous mesurons encore la puissance de nos automobiles en chevaux ? Ici, ce que l’on a appelé la révolution industrielle doit faire l’objet d’une histoire critique, y compris dans la dimension idéologique qui l’accompagne : la croyance au progrès par l’énergie.

La seconde question conduirait alors à réapprendre à connaître le monde de Descartes et les très nombreux mondes qui ont vécu sans extraire d’énergies. Car, si cette extraction implique, effectivement, la destruction des choses naturelles et la production massive de matières inertes, alors ces mondes pourraient bien nous aider à comprendre comment éviter la catastrophe que nos hallucinations industrielles provoquent. Et il ne s’agit pas d’invoquer ici un retour à un Moyen Âge qui aurait été meilleur, mais de mesurer la valeur des notions de force et de mouvement, leur degré de solidarité aussi — ne peut-on pas trouver des forces ailleurs que dans les mouvements ? —, afin d’éventuellement les réintroduire dans nos modes de production en lieu et place de nos énergies.