Nietzsche et la vie – pp. 92-93
Barbara Stiegler
Gallimard, Folio Essais
Mais si la contre-expérimentation proposée par Nietzsche est darwinienne, c’est aussi parce qu’elle ne se réduit pas au hasard de la variation et du tâtonnement. Comme dans l’évolution guidée par la sélection naturelle, il s’agit bien de penser un processus contrôlé, qui teste à chaque fois la multiplicité des directions possibles, plutôt que de s’en remettre au hasard : « Nous ne devons pas […] continuer à nous en remettre au hasard. C’est le plus souvent un démolisseur insensé. »51
En contrôlant les variations aléatoires et en leur imposant des buts, Nietzsche estime que l’expérimentation que la vie doit pratiquer sur elle-même implique une « médecine de la culture » qui assume d’affronter le « problème de la valeur […] et la hiérarchie des valeurs » 52. ce faisant, l’évolution contrôlée de la vie et des vivants doit poursuivre l’activité sélective décrite par Darwin, celle qui, depuis les débuts de la vie, trie dans le matériau brut du hasard en lui donnant une multiplicité de directions. Mais tout le problème, dès lors, sera de définir à nouveaux frais les critères d’une telle sélection. Comment repenser les fins, les buts et les visées sans céder à la matrice téléologique des philosophies de l’histoire ? Et surtout, faut-il reprendre le grand critère biologique de la sélection que Darwin partage avec Lamarck et Spencer, celui de l’adaptation ?
La réponse à ces questions, dramatisée par les menaces que l’âge du télégraphe fait peser sur l’évolution des espèces, la santé des organismes et leur capacité de digestion, Nietzsche tentera de la trouver en développant, au-delà de sa lecture critique de l’histoire de la philosophie que j’ai tenté de retracer dans cette première partie, sa propre reconstruction philosophique de la biologie. En se risquant à proposer une théorie unifiée de l’évolution et de l’incorporation, on se demandera jusqu’à quel point Nietzsche peut nous aider à réarticuler les deux grands champs scientifiques, celui de la physiologie et de la médecine d’un côté et celui de la biologie évolutive de l’autre, que le XXe siècle s’est ensuite employé à séparer, et dont nous redécouvrons aujourd’hui, dans le contexte de la crise environnementale, les porosités insoupçonnées, ouvrant elles-mêmes d’immenses chantiers scientifiques et politiques à venir.
51 : Fragment posthume 1880-81 [63], tome IV, trad. Mod. p. 659.
52 : Généalogie de la morale, I, § 17, p. 57