L’illustration – “Le poids des mots, le choc des photos”

Les entomologistes, les botanistes, les ornithologues ont longtemps préféré les dessins aux photographies. Aujourd’hui encore, même lorsqu’ils font appel à la photographie, ce n’est qu’en retravaillant les images jusqu’à ce qu’elles aient l’allure d’un dessin. Il y a à cela deux raisons : les photographies ne montrent pas l’ensemble des traits qui caractérisent une variété d’insectes ou de plantes et elles ne montrent pas assez distinctement ces traits. Elles sont trop souvent mal cadrées, l’insecte se présente rarement sous le bon angle ; et, de plus, il ne présente pas souvent le trait caractéristique de manière parfaitement typique. Pour que la photographie soit adoptée par ces savants, il faudrait donc de grandes quantités de clichés pris sur de grandes quantités d’insectes, afin de tomber finalement sur le bon cliché, exhaustif et clair photographiant le bon insecte, parfaitement typique. Et comme les classements de ces sciences sont essentiellement comparatifs, il faudrait que tous les insectes ou toutes les plantes soient saisis dans ces conditions d’exhaustivité et de distinction.

On comprend alors que le dessin soit ici bien plus utile, d’autant plus qu’il bénéficie d’une longue histoire qui l’a amené à la quasi-perfection. Et, avec le graphisme numérique, cette longue histoire a pu s’intégrer aux traitements des images pour donner naissance, comme dans les sciences de l’invisible, telles la physique ou la biologie des cellules, à des algorithmes qui donnent à voir ce que le savant veut voir et non ce que la photographie photographie. Car il faut bien reconnaître qu’en ces matières ce n’est pas la lumière qui décide de l’image et que celle-ci résulte davantage du discours savant pour lequel elle n’est qu’un truchement utile. Dans ce sens, si le dessin est mieux adapté, c’est parce qu’il montre avec évidence ce que le discours savant énonce, y compris lorsqu’il s’agit d’une réponse à une question scientifique. En simplifiant à peine, on peut dire que chaque trait dessiné est l’équivalent visuel d’un mot du vocabulaire savant.

Dans ces domaines scientifiques, l’illustration est donc utile en ce qu’elle permet de montrer en un même instant les divers traits que le discours va devoir énoncer longuement, en faisant référence à de nombreux savoirs déjà connus. Elle transforme le savoir en une sorte d’évidence, de certitude visuelle, sans pouvoir prétendre le remplacer, évidemment, puisque ce sont les mots qui disent son sens.

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Les premiers journaux d’actualité qui intégrèrent des images dans leur mise en page préférèrent, eux aussi, le dessin, même à la fin du 19e siècle, lorsque la photographie était déjà bien implantée. Plus précisément, les photographes ne remplacèrent pas immédiatement les graveurs et, même, ceux-ci prirent l’habitude de produire des gravures à partir des photographies. Pendant longtemps, les images qui illustraient ces journaux étaient donc des dessins qui interprétaient des photographies.

Les raisons de ce privilège du dessin étaient les mêmes que celles qui poussent les entomologistes à le préférer aux photographies. Celles-ci étaient tributaires de la position de l’appareil lors de la prise de vue et ne pouvaient donc pas exposer la totalité du sens de ce qu’elles étaient censées montrer. De plus, la surface photosensible enregistrait beaucoup trop de choses, dont la plupart n’intéressaient en rien le sujet de l’article du journal. Elles étaient donc à la fois trop pauvres et trop bavardes. Le travail du graveur illustrateur consistait alors à rétablir l’ensemble des traits intéressants et de les mettre en évidence, bref, de produire une sorte d’évidence graphique dont le texte de l’article exposerait le sens.

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Les photographies avaient et ont toujours quelque chose qui excède le discours. Leur réinterprétation par des graveurs permettait d’éliminer ce quelque chose et de rendre ce qu’elles montraient complémentaire avec les textes, de la même façon qu’un abstract résume un article ou un résumé (un digest) le vulgarise. Grâce au dessin, le savoir et l’actualité devenaient à la fois évidents et, sans doute, simplifiés.

Comment expliquer, dès lors, que les journaux et magazines se soient massivement tournés vers la photographie au début du 20e siècle ? Doit-on supposer que ce surplus a magiquement disparu ? Certainement pas. Les photographies imprimées sur les pages de ces journaux, aujourd’hui encore, ne ressemblent pas à des dessins. La gravure a bel et bien été remplacée par la photogravure sans que les photographies soient plus exhaustives et moins bavardes.

Il faut donc comprendre que ce qui condamnait les photographies au 19e siècle est ce qui la recommande au 20e. Ce que cherchent les rédactions des journaux illustrés, c’est son côté partiel, et, surtout, sa profusion. Mais ce renversement n’est pas compréhensible si l’on oublie que l’illustration gravée était complémentaire au discours qu’elle illustrait. Avec les photographies cette complémentarité est mise à mal, et il y a à cela une raison.

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Le magazine Paris Match est né en 1949 et, jusqu’en 2008, il avait pour devise (aujourd’hui on dit “baseline”) : “le poids des mots, le choc des photos“. Pendant presque cinquante ans, donc, l’un des plus importants illustrés a promu cette maxime qui expose parfaitement le principe de l’illustration photographique.

Une première lecture pourrait laisser penser que la virgule sépare “le poids des mots” et “le choc des photos”, de telle manière que l’illustré serait ce qui, d’une part, reconnaît aux mots leur poids et, d’autre part, accorde aux photos leur effet de choc. Il faudrait sans doute expliquer ce qu’est ce “poids”, mais l’on peut supposer malgré tout qu’il s’agit d’une sorte de “lourdeur de sens”. Quant à la signification des “chocs”, elle est encore moins certaine, du moins tant que l’on veut séparer les mots d’un côté et les photos de l’autre. Car la devise de Paris Match ne parle pas des “photographies choc”. Elle ne fait donc pas référence à certaines photographies choquantes, mais oblige à considérer que toutes les photographies sont des chocs. Et l’on comprend aussi que cette devise ne concerne pas certains mots qui auraient la particularité d’être lourds de sens, mais plutôt qu’elle affirme que tous les mots ont un poids.

Autrement dit, la virgule de cette devise ne peut pas signifier que l’illustré traite les mots d’un côté et les photographies de l’autre. Le “poids de mots” joue avec “le choc des photos” et inversement. Après tout, cela n’a rien de surprenant puisqu’il s’agit d’un illustré c’est-à-dire d’un ensemble de pages sur lesquelles les mots et les photos se juxtaposent, imprimés sur le même papier. Mais alors, il faut comprendre que le poids des mots est bel et bien celui qui écrase les photos et que les photos, quant à elles, choquent les mots.

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Quel est l’intérêt de ce conflit entre images et textes imposé à même les pages, sous les yeux des lecteurs ? Le chiffre d’affaire, du moins en premier lieu. Car les textes, par eux-mêmes, ne sont qu’exceptionnellement des objets rentables. Ceux qui le sont participent d’une certaine littérature pour laquelle la reproduction est plus difficile que l’achat. En dehors de ces imprimés trop longs pour être recopiés et que la parole ne peut pas relire, les textes sont re-productibles à l’infini. On les réécrit, on les réimprime, on les lit et on les relit, y compris publiquement à haute voix. Si bien qu’aucun texte, ou presque, ne serait rentable s’il n’était pas protégé par des droits d’auteur. Et aussi, en matière de journalisme d’actualité, aucun texte ne serait rentable s’il n’était transformé en une marchandise renouvelée chaque jour.

C’est précisément ce que le conflit entre le poids des mots et le choc des photos permet. Car ce que le lecteur achète, ce n’est plus un propos, mais un agencement, une bataille du sens qui se joue sous ses yeux et ne peut se jouer que dans cette mise en page là, celle de Paris Match ou celle de Voici. Le texte devient irreproductible parce qu’il est ancré à la page par la photo qui excède son sens. Et cet ancrage est aussi ce qui fait du magazine illustré un produit, un objet qui ne peut plus être re-produit, redit, relu.

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Deux remarques s’imposent ici.

D’une part, ce principe de l’ancrage du texte par l’image, de sa transformation en produit qui ne peut plus être re-produit et qui doit donc être acheté, a cessé depuis longtemps d’être le privilège des magazines illustrés. Il est à l’œuvre chaque jour dans les moments télévisés, par exemple, dès que l’image excède le texte, ne serait-ce qu’en servant de fond au visage du journaliste. Notre compréhension du monde devient alors tributaire de la rentabilité d’une économie de l’actualité, de marchandises que nous ne pouvons que consommer ; ou encore, pour le dire plus directement, cet ancrage du texte nous interdit de comprendre notre monde. Son actualité nous est imposée comme un spectacle sur lequel nous n’avons pas de prise, car nous ne pouvons pas le re-produire, le re-formuler, le re-lire et, par conséquent, nous l’approprier pour le dire à notre tour. Et cela peut aller si loin que nous oublions que des textes pourraient nous ouvrir d’autres horizons pour vivre d’autres mondes possibles, les nôtres.

Mais aussi, en considérant les photographies comme des chocs, l’ancrage du texte détruit leur sens photographique. Car ce qui, en elles, excède le sens des mots n’est rien d’autre que leur sens propre. Elles ne disent sans doute pas la même chose que les textes, et, surtout, elles ne parlent pas de la même manière. En particulier, elles n’obéissent pas à la temporalité linéaire qui guide le développement d’un discours. Leur temps est davantage fait d’allers, retours, bifurcations et dispersions jamais totalement irréversibles, mais jamais complètement répétitifs. Elles parlent entre elles, mais non pas l’une après l’autre ; elles parlent en corpus, pourrait-on dire. Et cela, les photographes le savent bien, qui ne s’en tiennent pas à des images uniques, mais dont les ensembles de photographies sont de véritables discours visuels.

Pourtant, dès qu’elles sont mises en situation d’illustration, leurs images sont isolées. Les rédactions choisissent une image et en font un choc. De tout ce qu’elles disaient, il ne reste qu’un ersatz vocalisé : “quelle horreur !”, “quelle misère !”, “qu’il est mignon !”, “qu’elle est belle !”, “que ces manifestants ont raison !”, ah non “qu’ils ont tort !” et ces jugements exclamatifs choquent le texte qui, finalement n’a plus rien à dire lui non plus. Mais la prochaine livraison d’actualité ne tardera pas et nous pourrons à nouveau juger du spectacle. À moins que nous ne soyons enchaînés à des ancrages en continu pour des jugements émotifs en continu.

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Ainsi, si l’illustration par ancrage photographique condamne le texte à n’être qu’une marchandise, elle fait de même avec les photographies. Mais terminons en resituant cet ancrage au sein de l’illustration en général.

Toute illustration est une interruption du sens d’un texte par des images. Mais bon nombre de textes s’interrompent d’eux-mêmes, non seulement parce qu’ils ont une fin, mais parce qu’ils sont faits d’épisodes, de péripéties, de rappels et d’ellipses et aussi d’une texture syntaxique qui n’est jamais complètement lisse. Et toutes ces fissures sont prêtes à jouer avec des images qui viendraient s’y glisser ou, au contraire, faire comme un pont qui les enjambe. Le sens photographique des photographies autant que celui des dessins sont ici les bienvenus, sans aucun doute. Et l’inverse est aussi absolument certain : des textes peuvent se glisser dans les interstices des corpus graphiques. Ces jeux de silences et de sens produisent alors de véritables objets illustrés qui, certes, ne peuvent pas être reproduits, mais non pas à cause de l’ancrage du texte. : c’est ce que l’on peut appeler leur visualité poétique qui les rend uniques, qui les objective sans en faire des marchandises.

Les rapports d’illustration entre les textes et les images ne sont donc pas nécessairement des rapports d’ancrage. Cependant, l’illustration devient très problématique lorsque les textes dont elle s’empare ont pour vocation d’être reformulés et réappropriés par leurs lecteurs ou leurs auditeurs. Car alors, la compréhension du monde que ces textes disent ne peut plus être réalisée. Elle est court-circuitée par le choc des images. Autrement dit, non seulement “le poids des mots, le choc des photos” était un slogan terriblement juste et commercialement efficace, mais il imposait aussi l’impossibilité de dire le monde et de le redire, c’est-à-dire de le dire en commun.