Libéralisme, charité, retraite

À propos de cet étrange âge légal du départ à la retraite

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La philosophie conduit souvent vers des problèmes qui semblent étranges. Ainsi, j’en suis venu à me demander pourquoi la loi décide de l’âge de départ à la retraite. C’est une question bizarre, sans doute, parce que les débats portent plutôt sur l’âge en question : faut-il que la loi l’établisse à 60 ans, 62, 67 ? Ou même à 55 ans ? Mais toutes les positions de ce débat supposent d’abord que l’âge de la retraite est une décision légale.

À vrai dire, je ne pensais pas avoir besoin de mettre en pratique une quelconque philosophie pour répondre à cette question. Elle semblait ne pas poser problème dans la mesure où les arguments mis en jeu dans les débats portaient sur l’incapacité physique à travailler plus longtemps. Les tenants de la retraite à 60 ans soutiennent que l’on est usé à 60 ans, ceux qui sont pour un âge plus tardif soutiennent que l’on peut encore travailler après 60 ans. La thèse sous-jacente paraît donc évidente : il y a un âge où un travailleur ne peut plus travailler et c’est cet âge qui doit être inscrit dans la loi parce qu’il est un fait général valant pour tous les travailleurs ou, au moins pour la très grande majorité. On pourrait donc débattre du moment dans la vie de tous où cet âge est atteint, mais non pas du fait qu’un tel âge existe pour tous.

Naïvement, j’ai donc voulu connaître quels étaient les symptômes de cet âge. Quand on est à la retraite comme moi, on a le temps de se poser ce genre de question. Et comme j’avais eu ce que l’administration appelle « une fin de carrière difficile », je me demandais si les symptômes de l’âge me concernaient et depuis quand. En buvant mon café, distraitement, je me suis donc renseigné, via l’Internet sur cet âge, cette impossibilité physique qui nous adviendrait à tous autour de 60 ans. Quelque chose comme une andro-ménopause généralisée. Une crise un peu symétrique à celle de l’adolescence qui dirait non pas « wesh je peux trop, me retient pas et lâche moi la grappe », mais plutôt, « j’en peux plus, file moi la pension ».
Et c’est là que j’ai dû commencer à philosopher, parce que ma question devenait bel et bien un problème. Car, de fait, il n’y a pas d’andro-ménopause généralisée. Biologiquement, la vieillesse arrive dès l’âge adulte, et on peut même dire qu’elle est cellulairement active dès la naissance. Médicalement, il n’y a pas de crise particulière autour des 60 ans : la vieillesse est progressive depuis la trentaine. Socialement, les bougies des sexagénaires ne sont pas plus en crise que celles des quinquas, des quadras, ou des septas. Certainement, au fur et à mesure que nous vieillissons les difficultés s’accumulent, mais la progression de cette accumulation n’est pas plus accélérée à 60 ans qu’à un autre moment, du moins généralement.
Pour chaque personne, il en va tout autrement, bien sûr. Il n’y a qu’à compter ceux qui sont déjà inaptes au travail à 50 ans, ou ceux qui sont heureux au travail à 70 ans pour reconnaître que le moment où nous sommes trop usés pour continuer à travailler dépend de trop nombreuses variables pour justifier une loi générale.

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Ainsi, se reposait maintenant la question : quelle est la légitimité d’une loi fixant l’âge du départ à la retraite, quel que soit cet âge ?

À propos de légalité, existe une distinction qui nous sera utile ici, celle entre, d’une part le droit correctif et, donc, les lois correctives et, d’autre part, le droit positif et les lois positives. Pour illustrer le droit correctif, nous pouvons prendre l’exemple d’une commune qui modifie son plan de circulation. Une rue est trop étroite pour que la circulation s’y fasse aisément dans les deux sens ; la municipalité décide alors de la mettre en sens unique et de réorganiser les rues adjacentes pour fluidifier la circulation. Ici, le droit, le décret qui vaut comme loi, corrige un état de fait insatisfaisant et le rend satisfaisant.
Il en va tout autrement du droit positif que mettrait en œuvre cette municipalité en rendant le stationnement payant dans une rue où il ne l’était pas. Dans ce cas, le décret ne corrige rien, il crée un état de fait qui n’existerait pas sans lui. Il est dit « positif » dans ce sens : il ajoute un état de fait inédit ; alors que le droit correctif porte sur un état de fait déjà existant.

Si l’on regarde l’âge légal du départ à la retraite à la lumière de cette distinction, on comprend que la légalité de cet âge est un fait positif et non pas, comme nous avions tendance à le croire naïvement, une simple correction pour améliorer un état de fait. L’âge de la retraite n’est pas un fait déjà existant, il n’existe qu’en tant qu’application de la loi. La question devient alors la suivante : pourquoi le pouvoir législateur a-t-il décidé d’instaurer un âge de départ à la retraite ? Et la réponse n’est plus à chercher dans les faits déjà existants, mais bien plutôt dans les motivations de ceux qui gouvernent. Et encore, étant donné qu’il n’est un secret pour personne que nos gouvernants sont des fervents promoteurs du libéralisme, la question devient : en quoi le libéralisme exige-t-il une loi fixant le départ à la retraite ?

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La question semblait donc étrange et la réponse simple à énoncer, mais ce n’est pas vraiment le cas. Pour y parvenir, il faut faire un détour par les idées libérales, en essayant de le rendre aussi bref que possible pour ne pas nous perdre en route.

Disons alors que le libéralisme est l’idéologie nécessaire au capitalisme pour s’imposer comme processus économique, politique, social… comme processus total et dominant. Il est une sorte d’imaginaire élaboré au cours des 17e et 18siècles, mais dont l’imagination s’est tarie et dont il ne reste que des espèces de figures figées. C’est pourtant au travers de ces figures que les libéraux voient le monde et le mettent en œuvre. Aussi, même si l’idéologie libérale n’est pas à l’origine du capitalisme — laquelle origine s’enracine dans l’histoire matérielle des campagnes anglaises du 17e —, les capitalistes ont rapidement compris qu’ils pouvaient s’en servir et en faire leur instrument privilégié de gouvernement du monde. C’est pourquoi les libéraux ne sont pas seulement les capitalistes eux-mêmes, mais aussi tous ceux qui les servent, volontairement ou non, en mettant en œuvre le libéralisme.

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Les figures du libéralisme sont nombreuses, mais nous nous en tiendrons ici à exposer celles qui sont nécessaires pour expliquer une loi sur l’âge du départ à la retraite. Nous parlerons ainsi de l’individu libéral pour commencer, avant d’en venir aux pauvres et aux exclus.

La première de ces figures est donc celle de l’individu libéral. Pour bien la décrire, nous pouvons considérer que les libéraux constituent une ethnie et comparer leurs mœurs à celles d’autres ethnies1. Et nous allons vite comprendre que cette ethnie est extrêmement spéciale.

Le libéral est essentiellement un individu, mais il faut immédiatement préciser cette individualité. Car, d’une certaine manière, toutes les choses sont individuelles. Ainsi, si nous marchons dans la forêt nous sommes entourés de toutes sortes de végétaux qui entrecroisent leur existence et qui dépendent les uns des autres. Pour autant, nous considérons que le champignon que nous cueillons est une chose individuelle, alors même qu’il ne vit qu’en parasite. En somme, nous projetons sur lui une certaine manière de comprendre les choses comme autant d’individualités. Ou, pour le dire autrement, le champignon n’est pas par essence individuel, c’est nous qui l’établissons comme tel.
Prenons maintenant un autre exemple. Dans tous les peuples humains, les hommes sont des individus et ils le savent. Ils peuvent bien remplir une fonction, celle de cueilleur, de chanteur ou d’oncle, ils remplissent cette fonction à leur manière, en conformité avec leur responsabilité individuelle. Mais aussi, ils sont encore des individus dès qu’ils ne sont pas en fonction, pour aller humer la mer ou voir un film. Disons alors qu’ils n’ont pas besoin d’être établis dans leur individualité, tout simplement parce qu’ils la vivent.

L’individualisme libéral, lui, impose à la fois d’être un individu et de s’établir comme tel. Le libéral, en somme, doit définir lui-même son individualité ; par conséquent son libéralisme est avant tout un précepte moral : il doit s’établir lui-même comme valeur. C’est là, précisément, cet individualisme qu’il ne faut pas confondre avec un simple penchant à l’égoïsme. Loin d’être une passion, il est un effort de soi sur soi : exister en soi, par soi et pour soi.
Cet effort implique deux conséquences extrêmement importantes et de fait tout autant dramatiques. La première peut encore se mesurer par une comparaison avec les humanités en jeu dans les autres ethnies. Car tous les peuples de l’histoire se sont définis en tant que communautés singulières et leur singularité était l’œuvre des individus qui les constituaient alors même qu’elles conditionnaient ces individus. En somme, dans ces communautés, il revient à chacun de réaliser le bien commun et, par là même, de se réaliser en tant qu’individu. Chacun fait la communauté à sa manière et chacun reçoit de la communauté la liberté de se réaliser en elle.
Mais aussi, toutes les communautés, tant que l’individualisme ne les atteint pas, se définissent elles-mêmes par des liens privilégiés avec des territoires, des animaux, des astres et aussi avec d’autres communautés, ou encore par des jeux d’oppositions avec d’autres territoires ou d’autres peuples. De telle manière que l’individu qui réalise l’identité de sa communauté en remplissant sa fonction réalise en même temps une sorte de cosmogonie régie par des relations de privilège ou d’opposition. Ces hommes prennent place dans une diversité régie par des rapports entre étrangers, diversité absolument primordiale pour leur existence.

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Il en va tout autrement de l’individu libéral. Il se nomme « libéral » précisément parce qu’il prétend être libre de toute communauté. Pour lui, un lien est une humiliation. Et le monde des liens est ce qu’il appelle « nature », car il considère que toutes les choses autres que lui-même sont nécessairement confondues les unes dans les autres, indiscernables et donc sans individualité. C’est pourquoi son individualisme ne se résume pas au simple fait d’être un individu, mais exige de sa part la reconnaissance de sa liberté, de la valeur de ce que ses théoriciens anglo-saxons appellent le « self ».

La première des conséquences de cet individualisme est l’abolition des rapports d’étrangeté et de diversité. Ni les uns ni les autres n’ont plus de sens et ils disparaissent au profit d’une binarité positive/négative : individu/nature. Ce qui n’est pas libéral, par conséquent, est naturel ; et comme le libéral voit le monde à travers ce prisme idéologique, il conclut que ce qui est autre que lui est naturel, sans individualité ni liberté. En particulier, les peuples qui entretiennent entre eux des liens privilégiés ou d’opposition ne peuvent être que des peuples « naturels », des sortes d’animaux ressemblant à des hommes par leur morphologie, mais qui n’en sont pas ou pas encore. Pour le devenir, éventuellement, ils devraient faire un effort : se libérer pour n’être que soi-même, par soi-même, pour soi-même. En un mot, devenir des « self ».
Nous comprenons donc que, puisque les relations de diversité n’ont rien à faire dans son monde, le libéral n’a pas à tenir compte des liens quels qu’ils soient. Il peut donc à volonté prendre les fruits de la terre, ceux des sous-sols ou même la force et le temps des hommes puisque rien de ce qui pourrait lier ces biens à quoi que ce soit n’a de valeur. Dans ce sens, un libéral peut revendiquer comme un titre de noblesse la qualité d’« exploitant », précisément parce que toute exploitation est une négation de l’être commun des choses et de leur diversité, une véritable a-liénation.

Mais surtout — et cela commencera à éclairer notre question des retraites — aucune autre humanité n’a de valeur en dehors de l’humanité libérale puisque celle-ci se définit en termes binaires : humain libre/lien non humain. Ce refus de la diversité explique alors que les libéraux prétendent appliquer leurs mœurs urbi et orbi. Il légitime à leurs yeux leur droit de légiférer positivement non seulement les contrats qu’ils passent librement entre eux, mais l’existence de toute chose, y compris de certains êtres apparemment humains, mais qu’il leur faut cependant juger sur pièce.

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La seconde conséquence tient en ce que l’effort par lequel les libéraux se valorisent comme individus libres doit être dédoublé. Il impose, en effet, le devoir de ne pas céder aux sirènes de la nature et des liens communautaires. Mais ce devoir n’est que secondaire. Il doit lui-même résulter d’un devoir plus noble qui est celui de s’efforcer, de faire effort sur soi, par soi et pour soi.

On peut comprendre cette différence en reprenant une dernière fois la comparaison avec des peuples communautaires. Lorsqu’un membre de l’un de ces peuples dit « je dois », il signifie par là que sa place au sein de sa communauté et la place de cette communauté dans la diversité des choses et des peuples, ces places, ensemble, exigent de lui l’action qu’il doit accomplir. En revanche, lorsqu’un libéral dit « je dois », il entend par là qu’il ressent en lui-même et par lui-même le devoir de faire ce qu’il doit pour lui-même. Il s’estime suffisamment pour considérer que toute contrainte communautaire serait une humiliation.
À la lumière de cette distinction, il est alors possible de comprendre que le devoir de ne pas céder aux sirènes du commun ou de la nature n’est pas indispensable. Il doit être considéré comme une sorte de devoir physique acceptable si besoin, mais dont le libéral authentique peut se passer dans la mesure où il se réalise essentiellement par son devoir moral, par lui-même, pour lui-même et en lui-même.
Autrement dit, non seulement l’homme libéral n’a pas de compagnons, mais il n’a pas non plus a priori de corps naturel. C’est d’ailleurs cette figure du « self » sans corps qui lui permet d’exiger des salariés qu’ils vendent leurs heures de travail : s’ils sont des hommes, ils doivent s’efforcer de travailler et trouver dans cet effort la satisfaction de réaliser leur valeur, et cela, quels que soient le travail et leur état de fatigue. Ainsi, a priori, tout homme peut faire l’effort moral d’être un libéral et de se valoriser comme individu, pour peu que son corps ne l’en empêche pas.
La confrontation aux contraintes venues de ce corps ne peut alors apparaître qu’en supplément de ce devoir primordial qui est un ordre moral, en cas de maladie invalidante, par exemple.

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Nous pouvons alors aborder la deuxième figure de l’idéologie libérale : le pauvre.

Le pauvre, en termes libéraux, est celui dont l’effort moral ne peut pas apporter la valorisation de soi qu’il doit en attendre. Il n’a par lui-même aucune raison d’être, puisque l’effort sur soi est toujours obligatoire, donc possible a priori. Néanmoins, le pauvre reste possible a posteriori, dans la mesure où l’obligation morale implique un effort physique qui peut, lui, s’avérer impossible. Si un tel homme ne peut pas exécuter les actions qu’il s’impose à lui-même pour se valoriser, alors certes, il n’est pas tout à fait un libéral accompli, mais il ne peut pas non plus être exclu du libéralisme.
La distinction entre le libéral et le pauvre peut être résumée ainsi : le premier a un corps, il le possède et l’utilise ; un corps, donc en si bon état qu’il se laisse oublier par la volonté morale. Le second ne possède plus son corps ; dans une certaine mesure, il l’est, ou encore il est lié à son corps comme le sont les choses naturelles. Il en est dépendant. Mais comme il se peut qu’il en dépende malgré sa bonne volonté, il ne peut pas être rejeté et utilisé comme les choses naturelles.

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Sous l’égide du libéralisme, le pauvre peut donc faire l’objet d’une attention spéciale. Cette attention a pour nom « charité ». Et il faut bien ici comprendre ce qu’elle implique, car elle mène la vie de tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont leur corps.

De la même façon que la pauvreté n’est pas essentielle au libéralisme, la charité n’est pas un principe libéral, mais une simple possibilité. Ainsi comprend-on que le premier souci des libéraux concerne leur libéralité. Sans approfondir notre propos, pour garder le cap vers l’âge légal des retraites, disons que les motivations libérales des libéraux concernent d’une part l’apparition d’un surplus au-delà de leurs investissements : un profit ; d’autre part, leur place dans la concurrence que ces investissements provoquent puisque les profits de l’un peuvent toujours être investis par un autre libéral qui dispose d’un capital plus important. Ainsi, les libéraux se préoccupent d’abord de leur monde, un monde dont la monnaie n’a pas pour fonction de satisfaire des besoins d’échange, mais de se valoriser soi-même en dépit des concurrents2. Ils vivent par le profit et pour le profit tout en brisant les liens entre les choses qu’ils appellent naturelles et aussi ceux des communautés humaines. Ils profitent de l’aliénation qu’ils imposent au reste du monde, parce qu’elle est déjà leur mode de vie.

La charité ne peut donc venir qu’après le profit, en supplément, non pas à titre de devoir principal, mais comme possibilité réalisable en fonction des circonstances. Car si le libéral pose l’individualisme en devoir humain et, donc, pour tous les hommes, il ne saurait reconnaître la pauvreté comme source d’un tel devoir. Il faut en conclure que la charité ne dépend pas des pauvres, mais de la seule volonté des libéraux et que, loin d’être un principe de droit, elle n’est qu’un effort exceptionnel que les libéraux ne réalisent plus par devoir moral, mais par simple exercice de leur libre volonté. Concernant les retraités, par exemple, les libéraux ne considèrent pas que leur pension est un droit commun, mais, bien au contraire, qu’il s’agit d’un prélèvement qu’ils accordent généreusement sur ce qui devrait pouvoir faire leur fortune.

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Nous commençons ainsi à voir que la pauvreté concerne beaucoup de monde. En fait, les libéraux qui prétendent assumer leur individualisme : les capitalistes, sont peu nombreux3. Ils vivent le plus souvent dans un monde à part qui ne connaît que deux relations avec l’extérieur : l’exploitation et la charité. Ainsi, un salaire, par exemple, doit être compris tantôt comme un investissement permettant un profit par l’exploitation de la force de travail ; tantôt comme un acte de charité pour un pauvre qui n’a pas à manger et qui ne pourrait donc, sans salaire, réaliser son devoir d’invidualisme. Vision hallucinante de la réalité du travail, que confirme pourtant cette croyance libérale entre toutes selon laquelle sans exploitation capitaliste les hommes ne seraient plus rien et qu’ils doivent donc leur vie à leur patron ; ou encore cette expression stupide qui dit que les salaires sont des dépenses.

Parfois, la charité est réalisée par les capitalistes eux-mêmes, au travers de fondations par exemple. Mais le plus souvent, elle est déléguée aux gouvernements des États Nations. Les USA tendent plutôt vers la charité privée, la France actuelle est sans doute l’exemple typique de la délégation de charité : les gouvernements qui se succèdent ne sont pas tant élus par la Nation que choisis par les capitalistes pour s’occuper des pauvres. Et le fait qu’ils soient élus ne change rien à la fonction qui leur est, de toute façon, attribuée.

Ces gouvernements ont alors à prendre trois types de décisions. Les premières sont les plus importantes pour le fonctionnement libéral. Il s’agit de toujours préserver la possibilité d’un profit qui prendrait la place d’une action de charité. C’est pourquoi le gouvernement français, par exemple, ne privatise pas ces œuvres de charité que les pauvres appellent services publics, mais offre aux capitalistes la possibilité de les investir. Elles doivent être disponibles pour le cas où une volonté libérale se manifesterait pour les exploiter. Et lorsque les capitalistes ne s’y intéressent pas alors que le gouvernement n’en fait déjà plus une affaire publique, elles tombent en ruine, tels l’École ou l’Hôpital abandonnés.

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D’une part, donc, les gouvernements doivent être à l’écoute des volontés des capitalistes et, dans la mesure de leurs compétences de visionnaires, anticiper ces volontés. D’autre part, ils doivent gérer la charité, la répartir entre les pauvres de telle manière qu’elle coûte le moindre effort possible aux capitalistes. C’est dans ce sens qu’ils mettent en œuvre des politiques de réduction des coûts, car, dans le monde de leurs maîtres, la vie des pauvres est toujours un coût. Et la gestion de leur population doit être, par conséquent, un calcul budgétaire dont l’ampleur est nécessairement limitée par les ordonnances capitalistes. À cet égard, alors que les équations comptables des capitalistes doivent toujours montrer des profits, celles qui réalisent la charité doivent toujours être équilibrées. Un bénéfice serait ici le signe de trop de charité, un déficit impliquerait la demande prochaine de plus de charité et signifierait donc une mauvaise gestion.

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On peut donc dire sans métaphore que les gouvernements rendent des comptes aux libéraux. Et l’on peut revenir, pour terminer ce propos sur la charité, sur les populations qu’elle concerne. Parmi les pauvres, on comptera les malades, bien sûr, dès lors que leur maladie les handicape au point qu’ils ne peuvent même plus se valoriser en investissant leur force de travail dans un effort sur eux-mêmes, par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Mais on comptera aussi les femmes, dans la mesure où leur corps est lié à l’enfantement. Si elles n’enfantent pas, elles auront bien le devoir d’être libérales comme tous les hommes et de mériter leur individualité… mais en fait, dans la mesure où ceux-ci veulent des héritiers, il vaut mieux qu’elles se considèrent d’emblée comme pauvres et assistées par la charité. Les handicapés, évidemment, peuvent faire l’objet d’efforts charitables, dans la mesure où leur corps s’apparente à un corps malade. Les enfants aussi, dans la mesure où ils ne sont pas en âge de se valoriser eux-mêmes, par eux-mêmes et pour eux-mêmes. C’est pourquoi, les écoles, en concurrence évidemment, n’ont pas à développer leur sociabilité et leur culture — parce que toute culture est partagée — mais bien plutôt leur ambition individuelle et leur hargne dans la rivalité. Et puis s’ils sont trop peu libéraux pour cette ambition, eh bien au moins l’école les garde pendant que les parents se vendent.

D’autres catégories de pauvres pourraient être évoquées, sans doute, les chômeurs notamment, et les animaux aussi, mais venons-en à notre sujet : les vieux. Un vieux, en termes libéraux, est un pauvre parmi les pauvres. Il n’a pas les moyens de réaliser son individualité en s’efforçant lui-même. Le physique ne suit pas. C’est pourquoi le vieux a droit à la charité, mais seulement dans la mesure où les libéraux fixent ce droit.
Et il faut bien en prendre conscience : en libéralisme, ce n’est pas l’âge ni la fatigue qui caractérise un corps de vieux, mais la possibilité d’être l’objet d’un effort de charité. Encore faut-il que cet effort soit justifié comme dérogation aux vertus du capitalisme ; qu’il soit mérité en somme. Mais comme il ne peut pas être mérité par les pauvres eux-mêmes, sinon ils se valoriseraient ainsi, tels des libéraux parmi les libéraux, eh bien, il faut que le gouvernement établisse un critère explicite de la pauvreté des vieux.

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Nous pouvons alors en venir à la troisième figure du libéralisme impliquée dans ce problème de l’âge légal de la retraite : l’exclu, celui pour lequel il n’est plus possible de supporter l’hypothèse de son bon vouloir libéral. Il pourrait valoriser son individualité, mais il n’en a pas la volonté. Et s’il n’est pas avec les libéraux, nécessairement, il est leur négation, puisque le libéralisme ne connaît pas d’autre altérité. Ainsi, ceux qui revendiquent leur appartenance à une communauté ne peuvent être pris en considération à moins qu’ils ne se vendent avec leurs colifichets exotiques comme tous ceux qui se valorisent eux-mêmes ; mais s’ils ne font pas cet effort d’aliénation sur eux-mêmes, ils n’ont aucune raison d’exister sinon à titre de matière première exploitable à merci. De même, les limites de la féminité susceptible d’un effort de charité sont définies de telle façon qu’au-delà de ces limites, être une femme n’ait plus de réalité. Et puisque la femme est objet de charité parce qu’elle est liée à ses enfantements, eh bien la féminité est définie par son statut de mère. Hors de ce statut, elle ne peut être qu’un libéral parmi d’autres… ou rien.

Mais venons-en aux vieux. Comme tout bipède vivant, le vieux est l’objet d’une possibilité de charité dans la mesure où il ne peut se valoriser lui-même, par lui-même et pour lui-même. Et comme pour toutes choses, cette mesure est fixée par les volontés libérales. Mais il faut encore ajouter que, comme tous les bipèdes et peut-être même comme tous les vivants, le vieux est aussi un fraudeur potentiel.
Le fraudeur, en effet est celui qui ne fait pas l’effort que son devoir lui ordonne et qui prétend, en même temps, qu’il ne peut pas faire cet effort. Tout pauvre est alors, potentiellement un fraudeur parce que la volonté de faire effort n’est pas un fait physique, mais moral et que la moralité ne se voit pas. Elle se ressent de l’intérieur, disent les libéraux, et par conséquent on ne peut jamais être certain qu’un pauvre est moral. Ce n’est donc pas ce qu’il fait ou ce qu’il dit qui doit être pris en compte ici pour l’établir comme pauvre, car cela pourrait bien être une imitation des fruits de la volonté, un leurre pour tromper les gouvernants et les capitalistes qu’ils servent4. C’est bien plutôt, en sens inverse, la mise en œuvre de la charité qui doit établir cette distinction.

Encore une fois, nous voyons que la pauvreté n’est qu’une hypothèse, une simple possibilité. Et dans la mesure où cette hypothèse motive un effort de charité de la part des libéraux, elle doit être exposée de manière claire et comptable par les gouvernements. Ainsi, la charité est méritée seulement dans la mesure où les gouvernants établissent des limites qui distinguent précisément ceux qui peuvent être assistés et ceux qui ne doivent pas l’être, le pauvre doit alors être la négation du fraudeur, le dernier de cordée du libéralisme doit être la négation du premier des exclus.

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Nous pouvons alors en venir à la conclusion suivante : tout pauvre peut être objet de charité dans la mesure où il satisfait à des critères qui permettent de le distinguer du fraudeur, de ne pas l’exclure. Étant bien entendu, maintenant, que ces critères ne proviennent ni de ses propos ni de ses actes, mais de la nécessité pour les gouvernants de rendre compte de la limite entre pauvreté et fraude, charité et exclusion.
Ainsi, si les gouvernements établissent un âge de départ à la retraite par voie de loi, ce n’est pas parce que, d’une manière générale ou au moins statistiquement significative, les travailleurs ne peuvent plus travailler à cet âge, mais parce que les libéraux s’estiment en droit de considérer qu’au-delà de cet âge, et au-delà seulement, un travailleur a droit à la charité. Si cet âge est fixé à 64 ans, cela signifie qu’en deçà de 64 ans, tout travailleur fatigué doit d’abord être considéré comme un potentiel fraudeur. Cela n’implique pas forcément qu’il soit exclu, mais au moins qu’il devra satisfaire à d’autres critères d’élection à la pauvreté, aux allocations chômage ou maladie par exemple.

Il reste, cependant, que ces pensions et allocations ne peuvent être accordées, éventuellement, qu’à titre de dérogations au devoir d’individualisme libéral. Le libéral qui fait vraiment son devoir aura, quant à lui, investi dans une assurance à taux d’intérêt profitable pour ne jamais avoir à dépendre de la charité et, ainsi, pour se prouver sa valeur individuelle, y compris dans le surplus d’effort que demandent les moments de disgrâce. C’est pourquoi les authentiques libéraux spéculent pour leurs vieux jours et ne demandent pas la retraite alors même qu’ils décident de son âge légal.

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À l’issue de ce cheminement dans l’imaginaire libéral, nous comprenons que l’âge légal de départ à la retraite dépend non pas de la réalité de l’usure des corps des travailleurs, mais des comptes que les gouvernants ont à rendre aux capitalistes qu’ils servent. Ce qui revient à dire, selon la distinction qui ouvrait notre réflexion, que la loi qui prescrit cet âge n’est pas une loi corrective, mais une loi positive : elle crée la figure du retraité comme négation du fraudeur qui, lui, doit être exclu du libéralisme et de la charité.

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Cette distinction positive entre pauvreté et exclusion appelle, pour conclure, quelques propositions de réponse.

Tout d’abord, soyons clairs, la domination capitaliste n’est jamais une victoire définitive. Comme toute domination, elle exige des instruments qui permettent de tirer profit de terres ou d’hommes, contre la vie même de ces terres et de ces hommes. Par conséquent, même l’âge légal de départ à la retraite est le résultat d’un compromis entre l’expression de la domination de quelques-uns et celle de l’insoumission de la plupart. Aussi, toute réduction de l’âge de départ à la retraite doit être reconnue comme une victoire, notamment parce qu’elle permet à davantage d’individus de ne pas sombrer dans les risques de l’exclusion. Et cette victoire, Sécurité sociale comprise, mérite donc bel et bien une lutte, même si le résultat ne renversera pas la domination capitaliste.

Il est aussi possible de proposer d’autres modalités pour ce départ en retraite. La loi positive n’étant pas fondée sur la réalité et cette réalité ne demandant aucune loi parce qu’elle est toujours singulière, il faut imaginer que chacun puisse partir à la retraite quand il sent le moment venu. Le libéral hurlera sans doute et ironisera à propos de cette proposition en fantasmant sur tous les fraudeurs qui profiteraient de l’aubaine pour vivre indûment de la charité, mais ils montreront simplement par là qu’ils n’ont rien compris à la vie. Car celui qui sent le moment venu n’est déjà plus un individu, mais une personne. Il ne se satisfait pas de la valorisation de son ego, mais il est partie prenante de sa communauté, de ses terres et de leurs fruits. En un mot, il est cultivé. Aussi, si la décision de partir à la retraite ne peut pas être prise dans la solitude, ce n’est pas parce qu’elle présenterait un risque de fraude, mais parce qu’une cessation de travail est un acte commun, un manque à combler.
Et même un double manque. Car non seulement celui qui part laisse une place vide, au moins pour le temps que prendra son souvenir pour s’estomper dans la mémoire de ses proches, mais ce manque est aussi celui du travail que ressent le retraité, quel que soit son âge. Aussi, est-il nécessaire, pour que ce manque disparaisse, de réaliser que les vieux corps doivent avoir une place dans la communauté.
À cet égard, leur donner une pension pour qu’ils consomment les produits du grey-business ne peut satisfaire que les spéculateurs, et, peut-être, pour un temps, ceux qui ont encore les moyens de croire leur marketing. Les autres savent déjà que la charité des pensions de retraite ne vise qu’à les laisser aux limites de l’exclusion et de la misère.
À l’inverse, une reconnaissance de la vieillesse est nécessaire en tant que vieillesse qui ne serait ni un effort libéral de soi sur soi ni un épuisement, ni même une contribution individuelle aux efforts de la charité, mais bel et bien un âge nécessaire à la communauté. On pourrait alors dire, par exemple, que la retraite est l’âge du choix de la lenteur. Ce n’est qu’un exemple à discuter, bien sûr.

Nous voyons que le sort des vieux résulte des mêmes procédures idéologiques qui scellent le sort des femmes, des malades, des enfants, de tous ceux que les libéraux considèrent comme assistés. Cette solidarité doit même s’étendre à tous les exclus sans exception, ceux des prisons autant que ceux des bidonvilles ou des peuples ancrés dans leurs terres5 parce que la remise en cause de la pauvreté exige nécessairement leur reconnaissance. Ainsi, si le marxisme du 19siècle proposait à tous les prolétaires de s’unir, le mot d’ordre de la révolution pour la diversité pourrait être : « Pauvres de chaque pays unissez-vous ».

Enfin, et nous en resterons là, nous devons reconnaître que le seul mobile qui puisse ébranler la puissance des capitalistes tient en deux faces comme une pièce de monnaie : réaffirmer ou redonner un sens aux corps, aux choses du monde, aux terres, aux temps et aux communautés ; et, c’est la même chose, mais vue depuis le monde des capitalistes : les priver du profit qu’ils tirent de l’aliénation qu’ils nous imposent. Qu’ils se valorisent eux-mêmes comme individus aliénés, nous n’y pouvons rien, sinon leur laisser ouverte la possibilité de cesser de vivre en « self » vide de toute substance. Mais qu’ils cessent de dominer le monde, nous le pouvons en réaffirmant le devoir de diversité et les droits des vieux en particulier.

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1— Il est d’usage, depuis Marx, de parler des capitalistes en termes de classe dominante de celle des prolétaires. Cette origine historique de la conscience critique du libéralisme me semble pourtant devenue trop pauvre pour couvrir toutes les ramifications qu’elle a engendrées depuis Marx. En particulier, la lutte de classe s’est étoffée et développée dans une exigence de reconnaissance de l’altérité. Pour le dire brièvement, donc, la critique du capitalisme prend place aujourd’hui dans une perspective de diversité anthropologique et non plus, simplement, dans celle d’une réalisation d’une humanité sans frontières.

2— Cela explique que les libéraux trouvent pleinement justifiées les fortunes colossales que leurs possesseurs ne pourront jamais dépenser en achats de biens. Et même, les comptes inimaginables de ces fortunes sont à interpréter, en termes libéraux, comme des preuves que la monnaie est ici complètement aliénée des choses du monde et des liens qui les lient entre elles. Ceci n’empêche pas, cependant, les libéraux d’exiger la transformation de cette monnaie abstraite en argent sonnant et trébuchant lorsqu’ils en ont besoin et, surtout, d’exiger lorsqu’ils sont en faillite que les sommes attribuées à la charité leur reviennent sous la forme d’une comptabilité abstraite, pour venir combler leur manque à gagner.

3— Cela justifie, en passant, la méthode employée dans ces propos qui consiste à les étudier en tant qu’ethnie.

4— C’est certainement là l’une des dimensions les plus aberrantes du libéralisme : le soupçon de mensonge établi en principe. Lequel soupçon n’est en fait que le pendant du droit que s’arrogent les libéraux de décider qui compte parmi les hommes et qui n’est rien, chose parmi les choses. Il va d’ailleurs de pair avec l’absence de valeur de la vérité et de la fausseté ou de la sincérité dans le monde libéral. Le sens des mots y est remplacé par leur effet quant à la promotion de la valeur individuelle. Ils deviennent des instruments de communication dans la concurrence des egos.

5— La réflexion menée ici doit d’ailleurs beaucoup aux cultures de ces peuples dont les descriptions nous sont longtemps parvenues via les ethnographes, professionnels ou non, et dont quelques éditeurs prennent maintenant à cœur de nous apporter des traductions de leurs intelligences. Et puisque j’en suis venu à leur rendre hommage, que soient remerciés notamment Kandiaronk, philosophe et chef politique wendat, ainsi que David Graeber, David Wengrow, Élise Roy, les éditions des Liens qui libèrent et leurs imprimeurs qui nous permettent de l’entendre dans quelques chapitres centraux du livre Au commencement était…


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