L’esthétique aujourd’hui
Le terme « esthétique » a été inventé par le philosophe allemand Alexander Gottlieb Baumgarten (1714-1762). On le trouve dans la troisième partie des Méditations philosophiques sur quelques objets se rapportant à l’essence du poème, paru en 1835 et, surtout, Aesthetica est le titre d’une œuvre écrite entre 1750 et 1758 et dont seule la première section, sur trois, a été achevée.
En créant ce mot, Baumgarten a mis en évidence une rupture importante dans l’histoire de notre culture : l’association inédite de l’art et du sentiment de beauté.
En schématisant, on peut dire qu’auparavant, les œuvres d’art obéissaient aux codes que désiraient les commanditaires : monarques, églises, bourgeois… L’artiste pouvait être talentueux et reconnu, mais comme exécutant, ce qui le rapprochait de l’artisan et de l’ingénieur.
Avec l’avènement de l’esthétique, l’artiste est chargé d’une mission : cultiver la beauté.
D’une part, il n’a plus à se soumettre à des codes institutionnels, d’autre part, il entre en relation directe avec le goût de chacun des membres de son public. Pour cela, le talent professionnel ne suffit plus et l’on va devoir parler de génie.
Le mot « esthétique » et son sens : l’art associé au beau, vont se répandre en Allemagne comme une traînée de poudre. C’est le moment où le romantisme se développe et ses partisans trouvent dans l’esthétique la doctrine qui leur permet de revendiquer la valeur de l’imagination et des sensations. Ils promeuvent les cultures populaires (les frères Grimm, par exemple, parcourent les campagnes pour recueillir des contes de tradition orale) et mettent en avant une idée de l’individualité humaine qui plonge ses racines dans la nature et, souvent, dans la Nation ou le Peuple. Ils s’opposent en cela à l’art des Lumières qui fait la part belle, au contraire, à la raison, à la science et aux politiques qui les favorisent.


En France, la promotion de l’esthétique rencontrera davantage de résistances, principalement parce que la tradition des salons littéraires avait établi que la philosophie n’avait pas à s’occuper d’art. Et cette tradition paraissait ne pas devoir ni pouvoir être dépassée. De plus, les doctrines qu’elle avait engendrées étaient encore bien ancrées dans le rationalisme. Que l’on se souvienne, par exemple, que Boileau écrivait « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément ».
Le terme sortira cependant des frontières allemandes et continuera sa carrière bien au-delà du romantisme. Mais il perdra au passage, ses références aux peuples/nations ou à la nature, devenues superflues, car, finalement, si l’art est fait pour le sentiment de beauté, alors il n’y a plus besoin d’intermédiaire, ni institutions ni nature, et l’on peut se contenter d’une esthétique minimale qui dit, en somme, l’art est ce qui plaît.
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Cette esthétique est encore très actuelle. Pour autant, l’association entre art et sensation de beauté ne va pas sans problèmes.
D’une part, en effet, s’il n’y a pas de définition de la beauté (sinon ce serait un concept, avec ses règles et ses codes déterminés rationnellement), comment l’artiste peut-il avoir pour mission de faire des œuvres belles ?
Et, d’autre part, comment chaque individu peut-il être certain que ce qu’il ressent est bien la beauté, celle que tout un chacun ressent ? Comment puis-je savoir que mon goût est le bon goût ?
En philosophie, il y a des problèmes sans solution. Ce sont des apories. Mais il y a aussi des problèmes qui relancent la pensée en la renouvelant. C’est le cas de nos deux problèmes esthétiques.
Ainsi, le philosophe prussien Emmanuel Kant (1725-1805) les transformera en projet tourné vers l’avenir. En résumé, on peut dire que, d’après son ouvrage de 1790, la Critique de la faculté de juger, l’artiste doit faire ce que son génie lui ordonne de faire et le public, lui, doit juger comme il l’entend. L’un exerce le goût de l’autre et l’autre valide le génie du premier ; l’artiste fait alors avancer l’art avec de nouvelles propositions et le public découvre en lui un sentiment de beauté de plus en plus universel, qui réclame, donc, de nouvelles œuvres d’art qui proposent de nouvelles expériences du goût et ainsi de suite.
Ainsi se forme une dynamique esthétique qui donne naissance non seulement à de nouvelles perspectives philosophiques, mais, surtout, à de nouvelles institutions : les musées sont au sommet, ils rassemblent les œuvres dont on est à peu près certains qu’elles sont belles. Mais auparavant, quantités de prétendants artistes proposent leurs œuvres à des salons, des galeries, des exposants pour qu’elles passent l’épreuve du jugement public. Une fonction apparaît alors et devient extrêmement importante dans cette dynamique, c’est celle du critique, sorte d’expert en connaissance non pas de la beauté elle-même (personne ne peut en donner une définition), mais de ce que le public juge beau présentement. Ainsi, pourront prétendre remplir cette fonction, non seulement les critiques des revues d’art, mais aussi les commissaires d’exposition, les galeristes, les collectionneurs et leurs fondations, bref, tous ceux qui ont les moyens de tester le goût du public, voire de l’influencer peut-être.
Si l’on ajoute, comme Kant le fait, que le sentiment de beauté est commun à tous les hommes puisque tous la ressentent, cette dynamique esthétique s’avère être un projet d’humanité extrêmement complet : l’avenir amènera à la fois l’œuvre d’art universellement belle et le public qui appréciera cette beauté se reconnaîtra grâce à elle comme l’humanité universelle. Ce que l’on peut résumer dans une définition que Kant donne au cours de son analyse : « Le beau est le symbole de la moralité » (i.e. le sentiment de beauté fait signe vers ce qui est bon pour tous les hommes, c’est-à-dire ce qui est moral).
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On a là un projet absolument grandiose et descendu dans nos pratiques puisqu’il nous semble normal que des Musées du Louvre ouvrent à Metz ou aux Émirats arabes unis, à Abou Dhabi.
Mais d’un autre côté, ce projet pose de gros problèmes, que l’avenir ne semble pas pouvoir résoudre et qui pourraient donc bien être des apories.
Les artistes sont les premiers à l’avoir montré : ils n’ont aucune raison de cultiver la beauté. L’association entre l’art et le sentiment de beau pourrait bien être très artificielle. Certainement, elle a donné à l’art une valeur nouvelle, mais elle l’a aussitôt enfermé dans une sorte de mission morale qu’il ne demandait pas. Ainsi, bon nombre d’artistes (depuis la fin du 19e, c’est devenu évident) demandent à ce que l’art soit simplement ce qu’ils font et, s’il doit soutenir des valeurs humaines, c’est à eux d’en décider.
Voici quelques exemples d’œuvres que la beauté ne concerne pas :



L’art a donc rompu avec la beauté, mais on peut aussi se demander, rétroactivement, s’il l’a un jour cultivée. Que l’on regarde ces quelques reproductions et l’on pourra en douter.


Qu’en est-il sur l’autre versant, celui du jugement de beauté ou jugement de goût ?
En 1735, Baugmarten avait inventé le mot « esthétique » à partir du terme grec «aesthesis » qui signifie « sensation » ou encore « connaissance par la sensibilité ». Et nous avons vu que ce même Baumgarten associait immédiatement ce mot « aesthesis » à un jugement.
Il me semble intéressant, aujourd’hui, de renoncer à cette association entre sensation et jugement.
Partout dans le monde, des cultures affirment que l’art est lié à leur identité sans qu’un quelconque rapport à la beauté soit nécessaire.
Par exemple, dans le livre Une histoire mondiale des femmes photographes, paru en 2020, 160 autrices du monde accompagnent de leur texte 300 photographies de femmes photographes. Et si les hommes n’ont pas été invités à participer à cette édition, c’est qu’il ne s’agit pas simplement de rendre hommage à des photographes qui seraient aussi des femmes, mais bien à des femmes qui sont photographes. Ce livre met donc en évidence une photographie féminine et, partant, une identité propre que le lecteur va pouvoir ressentir… ou pas. Il met en œuvre, par conséquent, ce que l’on peut appeler une esthétique photographique féminine.

Autre exemple, les peuples autochtones d’Amérique du Nord ont été traumatisés par les exigences des colons, leur culture a été niée et c’est bien dans leur corps qu’ils en ont souffert. Mais c’est aussi par leur corps, dans les mouvements de leurs danses et les rythmes de leurs musiques par exemple, qu’ils entendent reconstruire leur identité. Encore une fois, les sensations sont ici les guides de manifestations artistiques et culturelles qui sont autant d’affirmations d’identités.

Ma réflexion s’oriente actuellement dans ce sens. Car, de fait, il n’y aucune raison pour confondre sensation et jugement.
Les distinguer n’est si pas difficile et l’on peut même se demander comment leur confusion a été possible : les jugements sont bipolaires, les sensations ne le sont pas. « Coupable » s’oppose à « non coupable », « beau » à « pas beau », « ça me plaît » à « ça me plaît pas » ou encore « j’aime » à « j’aime pas ». Une sensation au contraire, se suffit à elle-même : la tristesse, l’envie, la nostalgie, la tendresse, la révolte, la délicatesse, l’horreur, la frivolité par exemple, ne s’opposent pas. Et ce sont ces sensations qui m’intéressent, en prévenant immédiatement qu’elles sont beaucoup plus subtiles que ce que ces simples mots désignent, et, donc, qu’il faut essayer de les découvrir dans toute leur singularité.
Pour conclure cette première partie, je peux donc dire que j’appelle « esthétique » la recherche de ces sensations subtiles qui nous viennent à certaines occasions en rapport à l’art ou pas.
L’esthétique photographique est alors la tentative de dire les sensations que me procurent les traces photographiques d’un regard. Ce que nous pouvons résumer en quatre principes :

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Une question préalable et ses réponses
Cette esthétique n’est-elle pas inutile, quelque chose comme un passe-temps d’intello ? Après tout, ne suffit-il pas de sentir les sensations ?
Il y a au moins trois raisons pour pratiquer cette esthétique.
La première est que, de toute façon, nous parlons. Les hommes sont bavards et il vaut mieux essayer de dire quelque chose de juste plutôt que de se raconter des fables qui nous écartent de nos sensations et, donc, de nous-mêmes.
La deuxième tient à ce que nos sensations ne sont pas privées. Nous les sentons bien dans notre corps, mais elles s’enracinent dans une communauté culturelle, ou, plutôt, dans les communautés culturelles dont nous sommes des membres, parfois en l’ignorant. Expliquer nos sensations, c’est donc se découvrir soi-même, remonter jusqu’à nos racines, ou au moins en prendre le chemin.
Enfin, voici la troisième raison : ressentir une sensation venue d’un auteur, photographe ou autre, c’est nécessairement entrer avec lui dans un rapport éthique qui commande de lui rendre hommage. Et comment le remercier sincèrement si ce n’est en disant ce que nous ressentons grâce à lui ?
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Une lecture esthétique du Nu Provençal de Willy Ronis
Question de méthode
Je définis donc l’esthétique comme la tentative d’exprimer avec justesse la ou les sensations précises que je ressens et, en l’occurrence, celle ou celles que provoquent en moi une ou des photographies.
Ainsi, l’esthétique est une recherche et comme toute recherche, elle a besoin d’une méthode pour que nous ne nous perdions pas en route. Car il serait dommage que nous nous trompions nous-mêmes en exprimant des sensations qui ne sont pas les nôtres ou qui sont trop grossières pour coller vraiment à ce que nous ressentons. En particulier, il nous faut prendre garde de ne pas remplacer ce que nous voyons par ce que nous savons. Je peux savoir que je vois une fleur alors que je vois une photographie, et si je parle de la fleur, je ne parle pas de l’image. Par conséquent, méthodiquement, il nous faut nous en tenir strictement à la photographie qui nous parle et garder pour plus tard, éventuellement, tout notre savoir.
À titre de méthode donc, je propose de considérer quatre strates de sens.
J’ai appelé la première « graphie photographique ».
Il s’agit d’une part de ce qui distingue les traces photographiques des autres traces, comme l’écriture ou le dessin, par exemple. Et ici, il faut convenir que les photographies sont des modulations de surfaces photosensibles. Alors que le peintre va composer sa toile, le photographe, lui, décompose la surface de sa pellicule ou de son capteur.
Mais aussi, la graphie est l’ensemble des conditions matérielles de la production de la trace et des regards qui se portent sur elle. Une photographie sur un mur nu, par exemple, ne se produit ni ne se regarde de la même façon qu’une photographie dans un portefeuille.
La deuxième strate de sens suit de la première, je l’appelle la « plastique » des photographies. En effet, puisque toute photographie est une modulation de surface photosensible, chaque photographie réalise une modulation possible, c’est-à-dire une plastique photographique possible. C’est précisément cette plastique d’une photographie qui donne naissance à la sensation précise qu’elle procure.
J’appelle « esthétique » la troisième strate de sens. Il s’agit là du sens photographique de la photographie tel qu’il se prolonge et s’enrichit dans d’autres photographies. C’est, en somme, le discours photographique du photographe, ce qui fait qu’il n’est pas simplement l’index qui a appuyé sur le déclencheur, mais bien un auteur qui dit quelque chose. Dans ce sens, on peut dire que les photographies n’ont de sens que lorsqu’elles se rejoignent les unes les autres pour former un corpus photographique, un peu comme les mots se rejoignent les uns les autres pour former un discours ou un poème.
La quatrième et dernière strate de sens est l’« éthique », c’est-à-dire l’ensemble des relations humaines (et au-delà) qui naissent comme conséquences de la sensation éprouvée. La sensation de nostalgie, par exemple, ne conduit pas aux mêmes comportements que la sensation d’extase.
L’éthique comprend d’abord, évidemment, les relations que l’auteur a engagées avec ceux qui regardent ses photographies et, en retour, le devoir, pour eux, de lui rendre hommage en réinterprétant la sensation qu’il leur a procurée, ou bien, au contraire, celui de dénoncer cette sensation.
C’est pourquoi l’éthique est aussi un engagement dans la vie quotidienne, comme porteur et promoteur de certaines sensations plutôt que d’autres. Nous retrouvons alors la possibilité d’associer à nos sensations un jugement bipolaire, mais, d’une part, ce jugement n’est pas nécessaire et, d’autre part, quoi qu’il en soit, il vient toujours après, comme éventuelle prise de parti. En somme, il s’agit donc bien d’un engagement plutôt que d’un jugement.
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Étude du Nu provençal
(Je reproduirai cette photographie tout au long de son étude, pour que celle-ci soit plus facile à suivre.)

Première strate : la graphie
Ce que je vois est la projection optique sur l’écran rétro éclairé de mon ordinateur d’un fichier numérique enregistré sur un disque dur. Ce fichier numérique a été obtenu par numérisation d’une image visible, sans doute imprimée selon le procédé de la photogravure. Cette photogravure a sans doute été obtenue à partir d’une photographie argentique résultant elle-même de l’inversion d’un négatif argentique, lequel négatif a été exposé à la lumière sous le contrôle de l’auteur.
Il s’agit ici des conditions graphiques liées à la reproduction technique industrielle qui justifie le travail des photographes professionnels et leur rémunération. Il faudrait donc consacrer des pages et des pages à ces conditions matérielles et, en particulier, au manque de reconnaissance dont souffrent la plupart des photographes.
Cela nous ferait faire un bien trop long détour. Aussi je me contenterai de deux remarques.
D’une part, si les photographes professionnels sont tenus par ces conditions de reproductibilité technique, il n’en va pas de même pour les photographes amateurs. Ce qui me conduit à envisager l’amateur non pas comme celui qui est inférieur au professionnel, mais comme celui qui est plus libre que lui. En particulier, il nous est possible, à nous amateurs, de rechercher d’autres conditions graphiques que celles imposées par l’industrie, depuis la photographie que l’on glisse dans la main d’un ami, jusqu’à celle que l’on envoie par la poste, en passant par l’impression qui laisse transparaître la texture du papier ou celle que l’on expose en très grand format.
Mais revenons au Nu provençal et remarquons un phénomène assez stupéfiant : en dépit de toutes les transformations techniques que cette photographie a subies, nous continuons à voir la trace du regard de Willy Ronis. Tout se passe comme si l’image court-circuitait toutes ces conditions extrêmement complexes. Ou encore, pour le dire autrement, ces techniques ne sont absolument pas indispensables, d’autres feraient aussi bien l’affaire.
Mais pour comprendre comment il est possible que le regard du photographe soit présent là devant nous alors que nous ne voyons qu’un simulacre sur un écran, il nous faudrait faire encore un très long détour, cette fois du côté du temps. Je me permets donc, seulement, de renvoyer le lecteur au petit livre que j’avais écrit à ce sujet : Le Nu provençal, éthique du don et philosophie du temps (https://marctamisier.fr/le-nu-provencal-le-don-et-le-temps/)
Deuxième strate de sens : la plastique,
c’est elle qui nous procure une sensation précise, aussi faut-il l’étudier consciencieusement.
Nous avons vu que les photographies sont des décompositions de surface.
Ici, commençons par regarder les lignes de force qui dynamisent cette surface.

L’une d’elles suit le mur depuis la gauche vers la droite. Elle dessine un plan oblique par rapport à celui du regard du photographe, de la pellicule et, par conséquent, oblique par rapport à mon regard qui regarde maintenant la photographie. Cet oblique déroge à la règle de la perspective classique qui veut que le plan d’horizon, où se trouve le point de fuite, soit parallèle au plan du regard. Ici, ce parallélisme est rompu : la gauche est plus proche et la droite s’éloigne.
Cette sorte de perspective oblique est en général assez dérangeante. D’un côté, en effet, elle replie l’espace sur celui qui regarde, ici sur sa gauche. Le regard, par conséquent, tend à devenir le foyer d’où naît l’espace et non plus celui qui lui fait face. Ce repli, en somme, donne une impression de puissance créatrice d’espace. Mais, en même temps, le point de fuite s’enfuit vers la droite et l’on ne sait jamais très bien où il sera. Hors de l’image, sans doute, mais précisément, hors de l’espace que le regard semble produire.
En résumé, la perspective oblique donne un sentiment de puissance frustrée. Elle met mal à l’aise celui qui la regarde et donne une sensation de perdition.
Cependant, sur le Nu provençal, cette perspective est interrompue par une autre ligne de force tracée par l’entrée de la lumière et le volet ouvert. Cette seconde ligne est perpendiculaire à la première si bien qu’elle arrête sa dynamique. Elle ne la supprime pas, bien sûr, mais elle la suspend, elle l’apaise et le malaise se calme. L’espace, en somme, est maîtrisé et la sensation de perdition devient une sensation d’instabilité stabilisée, ou encore de fermeté.

Mais aussi, ce second plan fait entrer la lumière. Et nous assistons à un phénomène étrange : c’est la lumière extérieure qui semble refermer l’espace, clore la pièce sur une atmosphère d’intimité. Comment cela se passe-t-il ? En fait, l’espace produit par les deux lignes de force que nous avons mentionnées est occupé, habité pourrait-on dire, par un jeu de lumière qui lui donne son volume. Par la fenêtre nous voyons une lumière violente, du genre de celle qui crame les photographies, c’est-à-dire qui fait disparaître le visible dans un blanc sans nuances. Ici, cette disparition n’est pas totale, ou pas encore, mais elle est renforcée par le jeu de profondeur de champ qui rend le visible flou. Autrement dit, de l’autre côté de la fenêtre, la disparition guette.
Et l’on comprend alors que cette disparition est maîtrisée par l’ombre qui la contredit et qui la repousse à l’extérieur avec fermeté. C’est elle qui habite le volume et le protège. Elle produit une sensation de sécurité.
Je découvre alors que c’est précisément à l’orée de ce volume que se tient la femme qui fait sa toilette. Elle occupe la position la plus visible, celle, par conséquent, qui a le plus besoin de la fermeté de l’ombre pour ne pas disparaître. L’épaule droite, en particulier, semble d’une fragilité extrême ; il semble que le moindre relâchement de l’ombre la conduirait à disparaître. Et cette position limite est aussi fixée par la sorte de tapis en rotin exactement rond sur lequel se tient la femme. Et l’on peut encore constater que toutes les lignes de force que nous avons décrites, celles qui assurent la sécurité de l’espace, sont rectilignes et que seule la position de la femme, avec ce rond au sol, le rond de la cuvette, les courbes de son corps et aussi celles de la cruche, bref, seule la scène de la toilette est courbe, et toute cette scène est courbe.

Vient alors un moment de malaise dans mes sensations. Je peux le résumer ainsi : n’ai-je pas affaire à une imagerie typique du regard mâle et patriarcal ? Ne dois-je pas concéder que tout l’espace est dynamisé et dominé par l’ombre qui naît, précisément de la position du photographe et, donc, du regardeur ; que ce regard protège la femme du monde extérieur où elle disparaîtrait ? Où elle disparaîtra forcément dès lors qu’elle quittera sa position bien marquée au sol en s’éloignant de son protecteur ? Si tel était le cas, je serais bien incapable de rendre hommage à l’auteur, car cette sensation protectrice n’a pas de place dans mon éthique.
Mais je n’ai pas encore tout vu. Il y a d’abord la chaise sur la gauche et, derrière elle, une sorte de meuble qui ferme l’angle. Cette chaise est très importante, car elle occupe exactement la position sur laquelle se referme la perspective oblique et celle qui organise l’ombre. Autrement dit, elle occupe la position du regard qui maîtrise l’espace. Et pourtant elle est vide et même toute cassée.
Et puis il y a la cruche. Elle est bien loin de la cuvette pour pouvoir être prise en main et, de plus, la anse est tournée à l’opposé de la femme, ce qui est, pour le moins étrange. Pourquoi est-elle là dans cette position ? C’est difficile à dire, mais si elle avait été positionnée intentionnellement pour les seuls besoins de la photographie, c’est bien ici, exactement, qu’elle aurait trouvé sa place puisqu’elle équilibre l’ensemble de l’image et accompagne les courbes de la toilette.
Il y a aussi le miroir. Il est rond lui aussi. Mais la femme ne s’y reflète pas. Or, les regards protecteurs invitent toujours la femme à se contempler elle-même pendant qu’eux s’occupent du monde et de ses dangers.

Enfin, la posture de la femme est extra-ordinaire. Elle est arrêtée dans un mouvement, mais sans qu’il soit possible de dire ni le geste qui a précédé ni celui qui va suivre. On ne peut pas dire qu’elle prend une pose, car rien ne semble joué dans cette scène. Pour autant, elle a mis son mouvement en pause le temps de l’image. Ce n’est pas la photographie qui l’a surprise dans un instantané, mais bien elle qui a réalisé la scène durant le temps nécessaire au sens de l’image. Elle en est l’auteur elle aussi.

La chaise, le meuble derrière, la cruche, le miroir et, surtout, la posture de la femme, tout cela fait de cette photographie non pas une image volée à l’intimité, mais une scène en suspens, quelque chose comme un tableau. Le Nu provençal est un moment hors du temps, une parenthèse. Il n’affirme pas la domination masculine, il la pose en l’air et la met en jeu. C’est une image ludique qui donne un sentiment de futilité, mais qui fait de la futilité une valeur radicale. Car la question qui vient devant le futile, c’est toujours celle de l’instant d’après. Il agit alors comme un rasoir radical sur toutes nos certitudes pour nous obliger à réinventer l’instant qui vient.
Troisième strate de sens : l’esthétique
du Nu provençal et des photographies de Willy Ronis, sinon de toutes, au moins d’une grande partie.
Lorsque je me suis posé la question de l’instant d’après, la réponse a été immédiate. Voilà l’instant d’après :

On peut remarquer que cette photographie est structurée, elle aussi, par une perspective oblique et que cette perspective, là encore, est coupée, stabilisée, et avec quelle fermeté ! par une ligne de force perpendiculaire, celle de Rose Zehner qui parle, par son regard et par sa voix.
Cette construction ne se retrouve pas dans toutes les images de Ronis, bien sûr, mais dans bon nombre d’entre elles cependant. Comme celle-ci par exemple :

ou celle-ci beaucoup plus célèbre

Cette dynamique plastique est sans aucun doute une porte d’entrée dans le corpus des photographies de Willy Ronis. Il faudrait l’explorer bien davantage, lui consacrer beaucoup plus de temps.
Pour l’instant, je m’en tiendrai à une conclusion. Ce corpus photographique est fait de très nombreuses photographies prises dans les rues, notamment à Paris, dans les usines, lors de défilés ouvriers ; mais Ronis a aussi photographié des nus, des amoureux, des enfants, des scènes futiles. Il a pu sembler, par conséquent, qu’il avait deux objectifs, deux regards, deux Willy Ronis. Ce n’est pas impossible, bien sûr. Mais la lecture esthétique du Nu provençal invite à une autre compréhension. Si l’on reconnaît que le futile est une mise en suspens de l’enchaînement de nos actions, alors on comprend aussi que ce moment en suspension n’est rien d’autre que leur remise en question. Il s’ouvre sur la possibilité d’une réinvention radicale et, par conséquent, sur la possibilité d’une ou de nombreuses révolutions. En somme, l’art futile prépare le terrain pour construire les futurs que nous voulons.
Quatrième strate de sens : l’éthique
Autant la sensation d’une protection des femmes par le regard des hommes ne participe absolument pas des modes de vie que je défends, autant sa mise en jeu dans un temps suspendu ne me dérange pas. Et, de fait, ce n’est pas cette sensation que me procure Le Nu provençal. En revanche, le principe même de cette suspension des instants qui s’enchaînent est vraiment une valeur que je veux vivre et défendre. C’est elle que je ressens quand je regarde Le Nu provençal et que j’appelle « futilité ». Je conclurais donc en remerciant Willy Ronis et sa femme (car oui, Marie-Anne Lansiaux était sa femme, et elle était peintre) de m’avoir fait découvrir la force de la futilité et je m’en vais maintenant en faire la réclame, comme ici, dans ce texte que vous venez de lire.
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Mais terminons en rendant la parole à l’auteur qui disait :
« J’ai la mémoire de toutes mes photos, elles forment le tissu de ma vie et parfois, bien sûr, elles conversent, elles tissent des secrets. »
Willy Ronis, Ce jour-là, Folio Gallimard, 2006
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