Avertissement : ce texte est un ensemble d’hypothèses. Si leur cohérence d’ensemble est assurée, chacune reste à étayer sur des connaissances plus approfondies. Celles-ci pourraient alors constituer un livre, mais en attendant il s’agit d’une simple esquisse.
Au cours du 18e siècle s’amorce un renoncement aux condamnations à mort qui étaient précédées de souffrances terribles, tels la roue ou l’enterrement vivant. La peine de mort continue de sévir dans de nombreux pays, mais il semble que son exécution ne doive plus être que « la simple privation de la vie », comme l’exige en France la loi du 6 octobre 1791. Selon un point de vue habité par l’idée de progrès, ce renoncement paraît dû à une sorte d’adoucissement des mœurs, d’avancée de la civilisation et de recul de la barbarie. Indéniablement, la souffrance ne peut pas être établie en valeur et par conséquent, tout ce qui la diminue doit pouvoir être considéré comme une amélioration. Néanmoins, renvoyer les mondes où se pratiquaient ces souffrances létales à la barbarie et, en même temps, nous féliciter de vivre dans un monde plus civilisé n’est pas satisfaisant. Les mines anti-personnelles, les armes chimiques et atomiques, pour ne prendre que quelques exemples, ont été inventées bien après les Lumières et causent des souffrances mortelles absolument atroces. Et aussi, d’autre part, les mondes où se pratiquaient les exécutions par la souffrance étaient très souvent très cultivés, organisés de manière très complexe et dotés d’institutions de justice sophistiquées. Le clivage entre eux, les barbares, et nous, les civilisés, n’a donc pas vraiment de légitimité.
Cela ne justifie pas ces modes d’exécution, évidemment, mais, puisque leur condamnation au nom du progrès n’est pas efficiente, nous devons reposer le problème en d’autres termes. Depuis notre culture, une chose est difficile à comprendre : pourquoi la mort devait-elle être précédée de telles souffrances ? Pourquoi, si, effectivement, la peine capitale condamne à la privation de la vie, des civilisations extrêmement variées se sont-elles évertuées à ajouter des atrocités à son exécution ?
La privation du droit de mourir en héros
Peut-être faut-il alors reconnaître que, dans ces mondes, la mort elle-même n’était pas la simple privation de la vie. Elle pouvait être autre chose qu’une privation, quelque chose que, précisément, les souffrances interdisaient. Nous appellerons ce quelque chose l’héroïsme et nous dirons d’une part que les morts étaient des héros et d’autre part que les souffrances infligées aux condamnés avaient pour fonction de les rendre incompatibles avec la figure du héros, de celui qui est digne de mourir.
Cette figure est à préciser, évidemment. Dans notre monde le héros est celui qui fait un exploit et on a du mal à voir en quoi les souffrances d’un condamné le concernent. Cependant, nous pouvons déjà remarquer que ce héros de notre monde est celui dont nous garderons la mémoire. Certainement, sa rareté et son cantonnement aux situations exceptionnelles font qu’il n’existe que dans des commémorations, au moment des cérémonies de masse, mais même ces moments-là suffisent à montrer qu’un héros est celui qui fait présent de sa mort.
À partir de là nous pouvons dire que la mort d’un héros n’est pas la simple privation de la vie, mais plutôt son prolongement dans la mémoire des vivants. Or, cette définition de la mort ne concerne pas nécessairement ceux qui ont fait un exploit et l’on doit admettre que les pratiques de souvenir des morts sont aussi anciennes que banales, depuis les visites aux cimetières jusqu’aux histoires que l’on raconte de génération en génération. Aujourd’hui encore, d’ailleurs, ces pratiques ne sont pas éteintes, ou pas tout à fait, même si nous envisageons d’abord la mort comme une fin de vie sans finalité. En tout cas, le fait est que nous n’avons plus de vécu commun avec nos morts, ou très peu, et c’est sans doute pourquoi nous avons du mal à comprendre la banalité de l’héroïsme.
Maintenant, si nous acceptons de comprendre que dans certains mondes les vivants vivent avec les morts, voire même si nous allons jusqu’à parler non plus d’être vivants mais d’êtres mortels, alors nous pouvons comprendre aussi que les dégradations imposées aux corps des condamnés avaient pour finalité de les rendre incompatibles avec cette présence des morts. Leur destruction préalable interdisait leur souvenir et le rendait impossible.
Nous verrons en conclusion que, même dans ces mondes, les souffrances pouvaient être évitées en même temps que la peine capitale, mais, concernant l’héroïsme des morts, il faut bien concéder qu’elle s’accorde avec une sorte d’anthropologie du temps – voire même d’ontologie : ne vivons-nous pas sans cesse dans le passé ? Tout notre présent, autour de nous, n’est-il pas déjà-là ? Et, partant, la place des morts n’est-elle pas nécessairement autour de nous ? Certainement, nous avons à nous arranger avec eux, de la même façon que nous avons à nous arranger entre vivants – ou entre mortels – et l’héroïsme désigne déjà une part de cet arrangement. Mais ce qui devient difficile à comprendre, une fois que nous avons aperçu l’omniprésence du passé, c’est sa disparition. Comment a-t-il été possible que la mort devienne une simple privation de la vie dans le cas d’un condamné et la simple fin de la vie pour les autres ? Car, finalement, entre lui est nous, la différence ne tient plus qu’à cela : si sa mort est une privation de la vie par le bras armé de la justice, la nôtre n’est qu’une disparition. Elle n’a même pas de statut. Et, de fait, les seules morts qui nous intéressent sont celles des bandits et des policiers qui jouent dans nos fictions sans entrer dans nos vies.
L’Éternel, l’avenir et la fin du passé
La banalité de la mort du héros
La disparition des souffrances des condamnés est donc le signe de la disparition de l’héroïsme des morts, ou plutôt de sa banalité. Elle signe en même temps le renversement de l’ordre du temps entre le présent antérieur, celui qui était habité par le passé, et le nôtre qui semble le fuir, où les morts n’ont plus de présence. Pour expliquer ce renversement, il faut sans doute faire intervenir deux moments : le premier est celui du décollage du présent de ses ancrages dans le passé ; le second est sa soumission aux spéculations sur l’avenir.
Il est possible, en effet, de distinguer deux formes de l’héroïsme, ou encore, de la présence des morts. La première est commune à tous les mondes où la justice rendait impossible la mémoire des condamnés. Elle faisait du criminel un homme sans valeur et du héros l’étalon de la valeur des vies, cette dimension qui leur était commune et permettait de les comparer, de les classer, les hiérarchiser. Dans ces mondes, en somme, chacun s’essayait, non pas à mourir, certes, mais à être digne de sa mort et de la mémoire qui la cultivera.
La sainteté et l’Éternel
La seconde est venue plus tard ou, du moins, en supplément, en doublant l’héroïsme par la sainteté. Cette figure du Saint est née avec le christianisme, comme signe vers l’éternel. Le saint en effet se distingue du simple héros en ce qu’il est canonisé. Sa mémoire est prise en charge par l’Église et cela pour l’éternité. Il est, en sorte, à l’image du Christ qui est lui-même à l’image du Père éternel. C’est-à-dire que l’image, ici, fait signe vers cette éternité et se place en dessous, comme les icônes orthodoxes ou même toutes les peintures figuratives qui ne peuvent pas être ce qu’elles représentent et, par conséquent, n’en sont que des simulacres.
Lorsque cette éternité de la sainteté double l’héroïsme, celui-ci perd sa valeur d’étalon. Il est lui-même mesuré par rapport à la sainteté des saints, comme ce qui est fini par rapport à l’infini divin, ce qui est mortel par rapport à l’immortel. Ce n’est pas que les saints soient eux-mêmes immortels, puisque la plupart sont morts, mais plutôt que leur mort même fait signe vers l’éternité. L’un se balade avec sa tête sous le bras, l’autre respire percé de mille flèches, et leur image signifie une mort au-delà de la simple mémoire des vivants, une mort canonisée. Dès lors, le bon mortel n’est plus celui qui sera digne de la mémoire des vivants qui l’entourent et se souviendront de lui, mais celui qui ressemblera le plus possible aux saints ; il ne prétendra jamais être éternel, évidemment, mais il devra prétendre quoi qu’il en soit, faire signe vers l’Éternel.
L’invention de la morale et sa justice
La justice qui condamne se trouve elle aussi déplacée. Elle apportait des corrections aux arrangements avec le passé, mais, précisément, ne décidait pas de cet arrangement. La vie emportait avec elle ses héros et donnait sens à leur mort, les condamnations venant si besoin en supplément pour conserver ce sens. En revanche, avec la subordination de l’héroïsme à la sainteté, l’Église remplace la justice. Apparaît alors sa morale, cette sorte de loi non plus mémorielle, mais éternelle qui juge y compris les héros eux-mêmes. De braves gens qui vivaient dans la dignité de leur passé se retrouvent alors condamnés au nom d’une image de l’éternité à laquelle ils n’avaient jamais pensé. Et leur condamnation n’est pas sans souffrance puisqu’il s’agit toujours de les exclure de la vie, mais d’une vie maintenant toute entière tendue vers l’éternité.
Ainsi, l’Église prend la main sur les arrangements avec les morts. Pour cela, elle fait de toute mort un jugement avant même qu’elle advienne. Elle invente, en somme, la figure de l’homme bon : celui qui ne se soucie plus d’être un héros pour ses proches, mais d’être à l’image des saints pour le Christ et son Église. Elle punit aussi à sa guise ceux qui ne sont pas conformes à cette bonté qu’elle invente et qu’elle gouverne. Leurs souffrances n’ont plus seulement le sens d’une interdiction mémorielle ; elles signifient l’orientation que doit prendre la vie de tous : l’abandon de la mémoire et du passé au profit de la morale et de l’Éternel.
L’homme de valeur et la naissance de l’avenir
Au cours du 18e siècle, dans le monde anglo-saxon et plus particulièrement en Angleterre et en Hollande, s’opère une sorte de révolution temporelle : l’avenir devient le motif de l’histoire et le passé tombe dans l’oubli.
À première vue, il s’agit d’abord d’une sécularisation de la religion. L’éternité n’est plus visée par les bonnes actions. D’une part, en Angleterre, la couronne devient responsable de l’Église. D’autre part, avec les protestantismes, chaque croyant devient responsable de sa foi. Dieu, cependant, n’a évidemment pas disparu. Mais son éternité s’est transformée en une intemporalité. Il n’était pas là avant le temps, il était hors du temps et il l’est pour toujours. Et le Christ et ses saints ne font plus signe vers lui, mais témoignent de sa présence. C’est pourquoi l’homme bon n’a plus à chercher à les imiter : il est bon ou il ne l’est pas. Il le sait en conscience, certainement, mais aussi parce qu’il passe l’épreuve de la réussite.
Là se tient l’extraordinaire invention de cette culture : l’homme bon est, nécessairement, celui qui réussit. Il doit d’une part se considérer lui-même en son « self » comme une valeur. Mais, aussi, cette confiance en soi doit être validée par Dieu ; par conséquent, il doit aussi être un homme d’action, celui dont les réussites témoignent de la validation divine.
L’Église chrétienne était encore attachée au passé. Ses saints avaient vécu le martyr et c’est bien au nom de leur mort qu’ils valaient comme modèles et faisaient signe vers l’Éternel. En revanche, la nouvelle culture anglo-saxonne se tourne vers des adoubements à venir. Elle invente, en somme, l’idée d’un avenir bon et, partant, l’idée du progrès et, surtout, elle les met en pratique.
L’invention des classes morales
La distinction entre l’homme bon et le saint martyr n’a plus lieu d’être puisque celui-là n’a plus à imiter celui-ci. Tout son problème tient maintenant dans la vérification de la valeur de son « self » et, pour cela, il n’a besoin que d’hommes de moindre valeur que lui. Il réussit si d’autres échouent, mais aussi et surtout si d’autres ne prennent pas de risques, ne tentent rien, ne restent que ce qu’ils sont. Pour ceux-là, ni Dieu ni la couronne ni le self et sa foi ne peuvent rien et ils ne méritent rien d’autre que leur sort. Il y a donc les hommes de valeur qui réussissent et ceux qui ne sont rien, dont le manque de réussite témoigne du manque de valeur. Les uns et les autres ne sont pas de la même classe morale.
Le colonialisme
Du côté de l‘Angleterre et de sa religion royale, cette subordination de classe conduit à inventer le colonialisme. Alors que l’Église avait, jusque là, converti des incroyants, des infidèles ou des hérétiques, sans lésiner sur les souffrances qu’elle leur infligeait, la nouvelle civilisation leur laisse la liberté de culte. Mais alors que la conversion avait pour but d’intégrer les nouveaux croyants au royaume de l’Éternel, la colonisation ne vise que l’exploitation des colonisés : ils sont le terrain d’action des hommes de valeur et leur soumission témoigne de la réussite de ces hommes bons.
En témoigne encore davantage la mode qui parcourt les colonies et qui veut qu’un bon colonisé imite son colon. Ainsi, les colonies ne s’instaurent pas seulement comme une domination de populations entières par quelques pays européens, mais comme une véritable culture de la soumission. En somme, le colon a remplacé le saint martyr. Le passé, la mémoire et les morts de ceux qu’il colonise n’ont pas de raison d’être pour lui et les seuls qui puissent avoir l’espoir d’une valeur sont ceux qui s’européaniseront, qui risqueront leur propre culture sur l’autel du dieu progrès. Ajoutons encore que les colonisés n’habitent pas forcément des contrées lointaines : les femmes, les paysans, les noirs ou les immigrés, toutes les populations qui servent les hommes de valeur, que ceux-ci s’appellent aristocrates ou élites, sont colonisés. Leur culture est niée et ne leur est accordé que le droit de se vouer au progrès.
La spéculation
Ce qui se joue en politique à partir de l’Angleterre trouve son complément moral dans le protestantisme qui naît de l’autre côté de la Manche. Ici, la religion est une affaire de rapport personnel avec Dieu et l’Église disparaît ; ou plutôt, conviendrait-il de dire, une institution ecclésiastique n’est plus nécessaire puisque chacun est déjà, pour lui-même, sa propre Église. Aussi, si certaines versions du protestantisme ont été très puritaines, ne supportant aucune autre religiosité que la foi, d’autres, bien plus nombreuses, tolèrent les pratiques communautaires puisque l’on peut toujours supposer qu’en leur for intérieur, les croyants de toutes les religions ont foi en leur Dieu.
Néanmoins, cette tolérance n’implique pas l’égalité de tous. Car si l’individu est responsable de sa croyance, il l’est aussi de sa résistance au mal et de ses bonnes actions. Aussi, si toutes les religions sont acceptées, c’est à la condition que leurs adeptes éprouvent en eux-mêmes leur bonté et en reçoivent le témoignage. Or, ce témoignage leur advient lorsqu’ils réussissent et ils ne réussissent que s’ils prennent des risques.
La colonisation politique reçoit alors son complément moral : la spéculation. Car spéculer n’est rien d’autre que prendre un risque sans autre but que de se voir réussir, que cette réussite soit signifiée par un gain financier ou un pouvoir hiérarchique, ou les deux. Et, encore une fois, l’action du spéculateur exige un terrain sur lequel elle va se réaliser, devenir autre chose qu’un vœu pieux. Ce terrain est fait d’employés qui sont les pendants moraux des colonisés politiques ; employés et colonisés composant d’ailleurs souvent les mêmes populations. Le colon, quant à lui, est ici un employeur : il n’a de compte à rendre à personne, seule sa réussite l’intéresse. Et, en particulier, il n’a que faire des métiers ou des histoires de ceux qu’il emploie. Chaque spéculation qu’il mène réinitialise les besoins et les fonctions en fonction de ses ambitions, de telle manière que le passé n’a pas plus de sens pour lui que pour un colon.
Quand le passé et la mort s’effacent
La colonisation et la spéculation projettent le temps vers les réussites que Dieu validera, qui vont advenir, et qu’on appelle le progrès. La présence du passé est tout simplement niée. Non pas que le passé disparaisse, cela est impossible même pour Dieu, mais il est anéanti à chaque instant, perpétuellement. S’y fier n’a pas de sens, sous peine de faire obstacle au progrès. La mémoire n’a pas plus de sens sinon en ce qu’elle permet de spéculer sur l’avenir. Les traces ne sont plus des supports pour se souvenir, mais des indicateurs permettant de calculer les risques ou, tout simplement, des marchandises pour des projets rentables.
Quant à la mort, elle n’est plus rien d’autre, pour tous, que la simple privation de la vie. Par conséquent, si elle a encore un sens en matière de crime et de justice, parce que l’on peut encore considérer que le condamné est un homme mauvais qui croit encore à son importance, elle est étrangère à celui qui connaît sa valeur d’homme bon et qui regarde vers l’avenir. Elle n’a pas lieu d’être et elle n’a pas de lieu dans l’espace du progrès. Les plus délirants inventent alors un avenir sans mort, pendant que pour la plupart mourir est synonyme de disparition. Ce que l’on peut formuler ainsi : ceux qui meurent n’existent déjà plus.
Et pourtant Jessy James est toujours-là
Le seul sens que puisse prendre la mort est donc celui que lui confèrent les criminels, non seulement parce qu’ils seront condamnés, mais d’abord parce qu’ils ont tué. Or, ce sens est radicalement absurde : pourquoi tuer un homme puisque la mort n’est rien ? Et que faire de celui qui s’adonne à ce crime radicalement étranger au bon sens ? La civilisation du progrès se heurte inexorablement à ces questions : elle renvoie les morts dans le néant et elle ne peut s’empêcher,et en même temps, de considérer la mort que donnent les criminels comme une injustice.
Or, cette question-là n’est pas susceptible de progrès, car elle découle de la pratique même de l’avenir meilleur. Elle ne peut recevoir d’autre réponse que la transformation, autant que possible, de toute mort en un simple effacement. Mais son monde sera toujours travaillé par Jessy James autant que par l’accident stupide des Choses de la vie.
Ainsi, les souffrances qui étaient infligées aux condamnés ne sont ici plus tolérables parce que la mort elle-même n’a pas de raison d’être. Et pendant que l’horreur nous saisit lorsque l’on entend parler de ces supplices qui nous paraissent insensés, des millions d’hommes se tordent de douleur dans la faim, la maladie et sous les bombes sans que nous en soyons horrifiés. On voit alors que la différence entre eux et le criminel tient bien à ce que lui fait de la mort une finalité alors qu’elle ne doit pas pouvoir être une destinée. Mais, pour tous, il ne reste rien de l’héroïsme des morts et de la présence de leur passé.
Trois remarques en conclusion
L’histoire n’est pas faite de remplacements, mais de strates
La révolution qu’a entraînée l’invention de l’avenir n’a pas entraîné la simple disparition des saints de l’Église et des mémoires des morts. Et d’ailleurs, l’idée inverse, qui consisterait à croire que le progrès a fait table rase du passé, que le monde entier cultive sa civilisation, cette idée est déjà une idéologie coloniale et spéculative. Dans les faits, le progrès, le colonialisme, l’avenir, sont des instruments de domination et d’exploitation et ils permettent, à ce titre, la soumission de populations qui ont d’autres pratiques et d’autres cultures.
À ce stade, il est alors possible de tracer le tableau suivant : des populations vouées au passé, habituées à s’arranger avec la présence des morts, subissent la domination de deux civilisations. La première est celle issue du christianisme ecclésiastique et de ses saints. Celle-ci n’a pas disparu et continue à prêcher pour une vie tournée vers l’Éternel plutôt que vers la mémoire. Il s’en suit des pratiques oscillant entre la terreur de l’anéantissement des passés et la manipulation douce des mémoires qui les entretiennent ; mais la terreur a perdu de sa crédibilité depuis qu’une autre domination est apparue, celle du dieu Avenir. Car la civilisation du colonialisme et de la spéculation, de l’église séculaire sous toutes ses formes, n’a pas remplacé une fois pour toutes l’Église instituée. Les deux cultures dominatrices sont, en fait, en concurrence. Elles s’accordent souvent pour justifier l’exploitation des populations, mais elles se disputent aussi le sens ce cette exploitation : l’une s’attachant encore aux martyrs éternels, l’autre préparant déjà le meilleur avenir.
Ainsi, si la succession des périodes présentée dans les pages qui précèdent peut laisser croire que des passés sont révolus, cette illusion ne doit pas triompher. Il s’agit plutôt de strates de temps qui se travaillent les unes les autres de telle manière que chaque moment présent doit être ressenti et compris en termes de concurrences idéologiques et, surtout, de résistances culturelles, voire, tout simplement d’héritages et de continuations de la vie.
Ce qui a été possible l’était auparavant et le sera encore
Par ailleurs, si cette histoire montre comment le temps a été révolutionné au 17e siècle à partir du monde anglo-saxon, cela n’implique pas que seule cette révolution ait pu abolir le passé. En d’autres lieux, à d’autres époques, de semblables processus de négation du passé au profit de l’avenir ont pu déjà se produire, en dehors des phénomènes religieux que nous avons mentionnés. Simplement, il est possible de dire que, si de tels processus ont pu se produire et peuvent se reproduire, alors ils ont et auront toujours la forme d’un appareil colonial et spéculatif, d’une domination d’une classe sur d’autres populations et en même temps de l’idée de progrès sur la mémoire des passés. À cet égard, l’un des symptômes les plus vraisemblables de telles dominations est certainement la mise en absurdité de la mort et la disparition des héros du quotidien. Par exemple, il est fort probable que lorsque le culte de quelques morts s’est fait au détriment de la mémoire des morts de tous les jours, une domination était en place, tournée vers l’avenir ou au moins, vers l’éternel.
Pour une justice respectueuse de tous les morts
Enfin, cette histoire n’est pas racontée ici sans une sorte de désir de justice pour les populations soumises au joug des Églises, des colons et des spéculateurs. Pour autant, si nous avons pris comme fil conducteur le problème des souffrances infligées aux condamnés, la justice que nous souhaitons ne les tolère plus. Il ne s’agit donc pas de dire qu’avant c’était mieux ou qu’une barbarie en vaut une autre.
Si notre fil conducteur ne nous a pas égarés, nous pouvons vouloir une justice qui respecte la mort, la mémoire et le passé et pourtant ne condamne pas les criminels à la destruction atroce qui rend leur présence inimaginable. Toute culture héritée est un arrangement avec les morts. Elle ne s’impose pas leur omniprésence, mais recrée leur héroïsme à sa manière, de telle manière que les vivants le portent comme un passé présent. Par conséquent, il est tout à fait possible de réaliser cette culture de la recréation d’un héritage en intégrant en son sein des pratiques de rétablissement des torts par celui qui les a causés. Autrement dit, la culture des traces, quelle que soit sa forme, n’implique absolument pas la destruction par le supplice, mais, bien au contraire, se vit d’autant mieux qu’elle donne aux criminels la possibilité de retrouver leur droit à la mort héroïque dans sa banalité et sa dimension la plus civilisée.