Le Nu provençal – éthique du don et philosophie du temps (.pdf)

Marc Tamisier

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 Présentation

Ce texte tente de reconstruire une compréhension du monde à partir de la photographie.

Il commence par l’étude méthodique du regard, lorsque celui-ci accueille la photographie Le Nu provençal de Willy Ronis. Il s’agit alors de décrire précisément la plastique de cette image pour comprendre l’esthétique que le photographe a mise en jeu. Cette étude débouche sur l’analyse d’une éthique du don et du contre-don qui est aussi, finalement, l’éthique des auteurs, que ceux-ci soient photographes, écrivains ou danseurs.

La seconde partie étudie la temporalité de cette éthique. Il est notamment montré que le temps se trace lui-même, que chacun d’entre nous est une mémoire faite de traces et que nous nous faisons auteurs lorsque nous traçons nos propres traces, nos propres graphies.

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Sommaire

ÉTHIQUE DU DON

a.a Voici une photographie, le Nu provençal de Willy Ronis. La question qui m’advient avec cette photographie est plutôt « que faire de mon regard ? »

a.b Après tout, les photographies n’entrent peut-être pas dans le champ du théorisable, du commentaire ou de l’explication?

a.c Ce qui m’advient avec le Nu provençal est un don : je le reçois, mais il reste habité par le photographe.

a.d Willy Ronis est l’horizon de mon regard; il est le nom pour lequel je dois rendre mon contre-don.

a.e Le public est notre média, la condition pour que nous soyons ensemble à distance.

a.f Toute graphie est intrinsèquement reproductible et, en cela, intrinsèquement publique.

a.g La plastique du Nu provençal se tient en équilibre entre deux forces divergentes. C’est dans cette plastique que se tient l’auteur photographe.

a.h La photographie est le produit d’une esthétique.

a.i Lors d’autres rencontres, cette esthétique se donnera en d’autres réglages. Elle est un principe de redondance.

a.j Les photographies vont en corpus, non seulement de cadres plastiques, mais surtout de fragments esthétiques.

PHILOSOPHIE DU TEMPS

b.a Le Nu provençal m’advient en avance et son avance est la règle de mon retard.

b.b Prenons le temps comme un jet de dés.

b.c Le temps nous fait distraitement. Nous sommes une durée, c’est-à-dire notre propre reproduction.

b.d L’instant où nous basculons du temps qui nous fait être au temps que nous faisons…

b.e Le temps nous fait comme une collection de traces que son avancée reproduit, qui s’enrichit souvent, qui s’appauvrit parfois…

b.f Le temps nous fait comme mémoire. Tout ce que nous faisons distraitement est mémoire.

b.g Maintenant, à quelle condition pouvons-nous nous faire auteur et participer à la production des traces du temps, alors que, en tant que personne, nous sommes simplement produits par le temps?

b.h Le présent est le temps où nous nous faisons auteur et toujours pour un autre auteur. Nos dires sont des hypothèses sur le monde que nous ne sommes pas.

b.i À partir du problème des images, tracer une voie qui nous rende le passé et qui nous rende au passé, pour nous y tracer et y dire nos possibles.

b.j L’art est la production et la re-production de la connaissance des possibles.

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ÉTHIQUE DU DON

a.a Voici une photographie, le Nu provençal de Willy Ronis. La question qui m’advient avec elle est plutôt « que faire de mon regard ? »

Voici une photographie, le Nu provençal de Willy Ronis. Une femme, jeune, nue, fait sa toilette. Elle est courbée sur une vasque de porcelaine blanche posée sur des pieds de fer forgé, blancs eux aussi. Comme en souvenir d’une époque où l’eau se prenait au puits, une cruche est posée au sol et toute l’atmosphère respire les vacances à la campagne. Une fenêtre dans le mur laisse passer l’air et la lumière du jour ; aucune vitre, mais un volet de vieux bois est ouvert. Tous les archétypes de la vie au grand air, de la jouvence féminine sont là, bien sûr. Et pourtant, chose étrange, cette photographie a un sens pour moi. Je sais bien que ce sens dépend en partie de moi, que je lui donne une texture de tendresse, quelque chose comme un désir de vie. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Je n’ai pas la naïveté de croire que ce désir, cette tendresse me sont propres ; ils font certainement le succès de cette photographie mondialement connue. Si elle est pour moi, ce n’est donc pas tant que je m’y retrouve moi-même, selon ma psychologie personnelle ou ma condition d’homme, mais bien plutôt qu’elle me paraît venir à ma rencontre.

Lorsque je regarde un tableau, une baigneuse de Ingres au musée du Louvre, je lui apporte aussi quelque chose comme une texture de tendresse, mais moins attentionnée, plus fonctionnelle. Je ne trouve pas en elle ce plaisir de vivre que je vois dans le Nu provençal. Cette tendresse ne vient pas vers moi, elle est plutôt suscitée en moi par le truchement du tableau. J’assiste au spectacle du bain, des lignes et de la couleur et c’est dans cet accord de mon regard et de la peinture, en face à face, que naît mon plaisir, de telle sorte que le tableau garde toujours une extériorité, quelque chose d’un miroir. Il ne vient pas habiter mon regard, le travailler, ni le modeler. Je me projette en lui bien plus qu’il ne m’advient. Ce qu’il suscite en moi est de l’ordre du jugement. La femme me plaît-elle, les traces du pinceau, la complémentarité des couleurs, la composition du tableau me plaisent-elles ? Il me revient, en somme, de faire passer la baigneuse du statut d’image au statut d’œuvre d’art, soit que je n’y trouve aucun plaisir ou bien seulement un plaisir futile, soit que je la pose comme une valeur. Dans ce cas, je concède alors que mon jugement n’est pas seulement le mien, mais que la baigneuse est une œuvre par elle-même. Quelque chose en elle de plus universel que mon simple goût, me pousse à associer à mon propre plaisir un jugement d’admiration objectif.

Ce jugement va donc bien avec la situation d’exposition du tableau. Le regard du spectateur ex-pose la peinture et, pour cela, il faut qu’elle s’y prête, qu’elle témoigne d’une sorte de leçon que tout un chacun peut entendre lorsqu’il la regarde. Peu importe, d’ailleurs, que la baigneuse de Ingres soit reconnue comme un chef-d’œuvre par certains et que d’autres voient l’art ailleurs. Quel que soit le résultat, le tableau aura été l’occasion d’un jugement, même s’il ne tient qu’en une exclamation : « c’est beau ! » ou même « ça, c’est de l’art ! ».

Il en va tout autrement du Nu provençal. Ici, mon jugement est hors-jeu et, avec lui, la question de l’art et de la beauté. Mon regard ne peut pas ex-poser la photographie parce qu’elle m’advient d’emblée comme une image habitée. Elle s’impose à moi. Ingres est celui qui a fait le tableau, mais Willy Ronis est plutôt celui qui donne son regard. Il est resté dans la photographie et c’est lui que je reçois. Aussi, suis-je dans une tout autre relation avec l’œuvre, sans doute dans un autre mode d’art. La question qui m’advient est plutôt de savoir que faire de mon regard puisqu’il n’a plus devant lui un objet de jugement, mais, en lui, un hôte qui s’invite.

a.b Après tout, les photographies n’entrent peut-être pas dans le champ du théorisable, du commentaire ou de l’explication?

Entrez dans une librairie, et rendez-vous au rayon cinéma. Vous y trouverez, bien placés, à hauteur d’homme, des dizaines de livres sur les styles, les périodes, les réalisateurs, le montage, bref, sur tous les aspects du cinéma. Vous passerez alors au rayon peinture et vous trouverez aussi de nombreux livres sur toutes les dimensions de l’art pictural. Maintenant, si vous allez au rayon photographie, il faudra vous baisser sans doute pour trouver quelques livres sur la photographie, une dizaine, deux tout au plus. En revanche, si vous levez les yeux, vous verrez quantité de livres de photographies. Vous en conclurez légitimement que les études consacrées aux photographies et aux photographes sont bien peu nombreuses, et vous chercherez sans doute à savoir pourquoi. Est-ce que les photographies se passent de théorie ? Après tout, elles n’entrent peut-être pas dans le champ du théorisable, du commentaire ou de l’explication ?

Relevant la tête, vous prendrez alors quelques livres de photographies. Certaines, à vos yeux, présentent peu d’intérêt. Elles sont agréables tout au plus, ou légèrement étranges ou bien encore vous leur êtes indifférent. Vous feuilletez les recueils sans qu’aucune ne vous arrête. Cependant, d’autres vous accrochent. Ce n’est pas qu’elles vous soient plaisantes, mais il y a en elles quelque chose comme un point d’arrêt. Ici, peut-être, l’ouverture d’une main d’un personnage, là l’opposition entre la misère et l’opulence, là encore une ligne d’horizon ombrageuse, comme refermée. Vous vous rappelez alors que Barthes a nommé punctum ces détails qui viennent de ces photographies et qui vous pointent. Elles semblent avoir un sens pour vous. Mais vous cherchez désespérément cette « force d’expansion » dont se fait écho La Chambre claire. [1] Barthes la trouve dans la photographie d’un violoneux tzigane, conduit par un gosse. Mais, précisément, c’est la cécité de ce violoneux, cet « œil qui pense », qui assure la métonymie, le passage du détail à la surface de toute la photographie, au référent, la chaussée terreuse de l’Europe centrale. Cette expansion ne se voit pas, et vous ne voyez pas non plus, par conséquent, la photographie, dans son entier, comme un punctum d’intensité, de passé, comme le « ça a été » dont Barthes fait son noème. Vous comprenez bien que le détail peut vous faire penser, remémorer en vous ce que l’on appelle des images mentales, mais aussi que ces images ne sont qu’en vous. De là à les attribuer à la photographie comme si elle les connotait d’elle-même, il y a un pas que vous ne pouvez pas franchir. Le détail est là, mais non pas la photographie, et celle-ci reste une énigme. Et vous passez à la photographie suivante.

Vous comprenez alors pourquoi si peu de textes ont été écrits à propos de la photographie. C’est que l’arrêt est difficile. Les photographies qui nous saisissent sont aussi celles qui nous fuient. Et, finalement, il semblerait que le feuilletage soit, devant elles, la seule situation confortable. Peu importe d’ailleurs que vous soyez dans la librairie ou que l’on vous offre le beau livre de photographies en cadeau, que vous avanciez d’image en image dans une exposition, vous resterez dans une sorte de salle d’attente de cabinet médical ou de salon de coiffure. Simplement, vous êtes de ceux qui apprécient les surprises, les petits chocs d’étonnement, ces photographies qui vous interpellent quelque part, dont la distorsion entre le détail et la surface vous pose des questions. Mais, vous voyez bien aussi que cette surprise ne dépend que de vous et que votre regard pourrait peut-être s’étonner devant les photographies apparemment les plus insignifiantes. Bref, vous vous apercevez que les photographies méritent d’être regardées, mais que nous ne savons pas les regarder.

Cette vision instable et éphémère semble pourtant nous satisfaire tant elle s’appuie sur des croyances qui paraissent cohérentes entre elles. « Prendre une photographie » est une expression qui, à elle seule, justifie toute l’ignorance du regard. Car si la photographie est une prise, alors le travail du photographe n’est qu’un point de vue à prendre. Et, évidemment, nous avons tous notre point de vue, à la fois comme situation dans l’espace et comme opinion subjective. Une photographie, dans ce sens, ne fait que dire l’opinion du photographe. Chacun avec son appareil peut faire de même et le seul mérite qui peut revenir à un photographe c’est d’avoir été à tel ou tel endroit, ou bien d’être un original, ou bien les deux à la fois. Ceux d’entre nous qui aiment les photographes originaux sont d’ailleurs des gens étranges, car on ne voit pas très bien ce qu’ils auraient à partager en regardant ces photographies ou en les montrant. Certes, il s’agit peut-être d’artistes, mais au statut bien flou. Le peintre, lui, propose à notre jugement des valeurs, des histoires, des concepts même, à vocation universelle. Le photographe, lui, est rivé à son point de vue comme le commun des mortels. Aussi son originalité est nécessairement suspecte. Tout le monde pourrait se laisser aller à photographier ses fantaisies, sinon ses fantasmes. Mais, précisément, les gens normaux qui ne se prennent pas pour des artistes savent que leurs photographies doivent être normales. L’idéal du photographe serait un appareil entièrement automatique qui réussirait en toutes circonstances une image sans originalité. L’évolution des appareils le montre bien d’ailleurs, qui diminue de plus en plus les risques d’artefacts, toutes ces aberrations de lumière qui gênent le regard de ceux à qui nous les montrerons. Il reste bien des progrès à faire, surtout pour diminuer le coût des meilleurs appareils, mais d’ores et déjà chacun peut distribuer ses photographies de vacances comme des reportages. Car le seul intérêt de la photographie tient en cela : montrer des vues d’endroits et de moments que nous n’avons pas vus. Le photographe a pris des photographies ici et il montre cet ici urbi et orbi.

Le regard photographique est confronté à une normalité sans commune mesure. S’agissant de musique, on admettra volontiers qu’il faut maîtriser un instrument. En peinture, il faut un talent sinon un génie et de même en littérature. En sport il faut un physique et du travail, en commerce un sens du commerce, mais en photographie, il faut croire qu’un bon appareil suffit.

C’est pourquoi regarder des photographies exige un effort sans égal non seulement d’apprentissage, mais aussi de déconstruction de cette opinion normative. La tâche risque d’être impopulaire comme toute désillusion. Mais elle est nécessaire au moins pour trois raisons. D’abord parce que certains photographes sont des auteurs. Leurs photographies ne nous interpellent pas seulement quelque part, ne nous font pas penser ce que nous pensions déjà, mais nous disent quelque chose du monde. C’est ce dire photographique qui justifie leurs images et il est de notre devoir de leur répondre. Il en va d’une dignité de leur travail que nie l’idéal de l’appareil automatique. Ensuite, parce que l’idée d’une image photographique normale, ou réussie, est une absurdité. Elle repose sur la négation du travail de la lumière alors que sans lumière aucune photographie n’est possible. En supprimant tout ce qu’elle nomme aberration, la normalité oublie non seulement le travail du photographe, mais aussi la cohérence du monde qui rend la photographie visible. Elle remplace la trace lumineuse de l’instant passé par la croyance illusoire en une vision intemporelle. Enfin, la critique de cette croyance sera aussi la découverte non pas d’une philosophie ou d’une théorie de la photographie, mais d’une philosophie photographique. L’enjeu sera alors celui d’une philosophie renouvelée par l’image. Car avec la photographie, il n’est plus possible de faire de l’image un objet de pensée comme les autres. Les photographes aussi philosophent et il faut faire avec.
[1] La Chambre claire, § 19, p. 1138

a.c Ce qui m’advient avec le Nu provençal est un don : je le reçois, mais il reste habité par le photographe.

Ce qui m’advient avec le Nu provençal est un don. Et Willy Ronis est un peu comme un ami qui me fait don d’une montre : je la porte au poignet, mais elle reste la montre de mon ami, pour toujours. Qu’il m’ait signé un certificat de cession ou non, cela ne change rien à l’affaire : il ne m’est pas permis d’en faire un usage privé, de la revendre pour de l’argent, par exemple, sauf, précisément, si ma vie est réduite à l’état d’objet d’échange. Même si je la mets au placard, elle est encore la montre de mon ami. Je ne peux pas faire comme s’il y avait eu transfert de propriété. Ou encore, elle est pour moi, mais non pas à moi. Et si l’on me disait que j’ai une belle montre, je devrais répondre de son don en rappelant qu’elle est celle de mon ami. Le don, d’une certaine manière, l’a rendue publique ; sa destinée ne nous appartient plus, ni à lui ni à moi.

Certainement, Willy Ronis n’est pas mon ami, mais ce qui change entre la montre et le Nu provençal, c’est que sa photographie a été d’emblée produite comme don. Elle n’est pas devenue publique par une volonté après coup. Le regard de l’auteur fait d’elle, intrinsèquement, un don, et non pas seulement par un supplément sentimental venu se rattacher à l’objet après sa fabrication. La montre est celle de mon ami par accident, en supplément ; mais le Nu provençal est la photographie de Willy Ronis, nécessairement.

Il faut alors que j’accepte cette étrangeté du don : je le reçois, mais il reste habité par le photographe. Il vient à moi sans que je puisse dire qu’il m’appartient. Il m’arrive, en somme, comme un corps étranger, comme une proposition d’hospitalité. Je ne suis pas contraint de le recevoir et je peux rejeter sa demande de mille façons : en tournant la page, en ne voyant que la jeune femme ou les vieilles pierres, en laissant aller mes souvenirs de Provence ou d’ailleurs, d’un moment simple et ensoleillé. Personne n’en saura rien, et certainement pas le photographe. Mais, si mon regard l’accueille, il devra s’ouvrir au don qui lui advient. Il ne pourra ni l’ignorer ni l’assimiler. Il devra le rendre, rétablir l’écart entre son regard et le mien. Car je ne suis pas Willy Ronis, et d’aucune manière, sinon sa photographie ne m’adviendrait pas. Autrement dit, je dois dire mon regard et je dois le dire pour Willy Ronis, à l’écart, selon une étrangeté réglée, de telle manière qu’il n’y ait pas de confusion entre nous et qu’en même temps, cependant, mon dire réponde à son don. Si je vois le regard de Ronis, je n’ai, en somme, pas d’autre solution que de donner mon regard à mon tour. Ce sera alors entre son don et mon contre-don que se jouera notre manière d’être ensemble, de partager une éthique d’auteurs.

a.d Willy Ronis est l’horizon de mon regard; il est le nom pour lequel je dois rendre mon contre-don.

Il convient donc de distinguer soigneusement, d’une part, le chemin qu’a suivi la photographie pour arriver jusqu’à moi et, d’autre part, le don du Nu provençal qui m’advient. Le premier conduit jusqu’au livre, à la revue, à la librairie, au site Internet ou encore jusqu’à son exposition sur des cimaises, jusqu’au tiroir d’une galerie. Il a nécessité un webmaster, un imprimeur, un tireur, un éditeur, un transporteur, un libraire, un commissaire ou un galeriste, des institutions publiques ou privées, bref, une chaîne de distribution. Tout au long de cette chaîne, les intentions ont certainement été multiples, depuis le souci de partager le plaisir de belles images jusqu’aux nécessités commerciales qui obligent à flatter le goût du plus grand nombre pour amortir les frais. Dans ce sens, la photographie est indéniablement une affaire commerciale. Ce commerce n’est pas nécessairement vénal et son motif peut être tout autre que l’appât du gain. Mais, quoi qu’il en soit, il consiste toujours en une vente et un achat. La demande est comprise dans l’offre, l’intérêt du lecteur ou du visiteur sont prévus dans le souci de l’éditeur ou du commissaire d’exposition, l’achat de l’épreuve dans l’expertise du galeriste. La photographie est distribuée en une série de relais où la législation du prévisible précède l’effectivité du fait.

Pourtant, ce n’est pas de cela qu’il s’agit dans l’aventure qui m’advient avec la photographie du Nu provençal. J’ai beau savoir que je ne suis pas spécialement visé par toutes les institutions de cette distribution, je n’en reçois pas moins la photographie comme un don que l’auteur me fait, à moi. Car je ne reçois pas seulement une image contractuelle, mais bel et bien le regard photographique de Willy Ronis. Il est là, devant moi, dans le Nu provençal. Et lorsque je regarde ce regard, je suis pris dans une coprésence avec le photographe qui, bien qu’énigmatique, ou étonnante, ne relève d’aucun des marchands qui m’ont vendu la photographie. La différence se tient précisément ici : la demande n’est plus comprise dans l’offre. Mon regard n’était pas prévu et c’est donc à moi qu’il revient de répondre, ou non, de cette présence du regard advenu dans la photographie. Dans un sens, je suis bien plus libre devant ce don puisque je n’ai signé aucun contrat avec l’auteur. J’ai payé mon dû aux services de distribution et je peux refermer le livre, quitter la galerie, je n’ai plus d’engagement commercial. Pour autant, je reste responsable de la gratuité du don du regard photographique. Si je vois ce regard et quitte l’image sans lui répondre, je reste en dette, quel que soit le prix auquel je l’ai payée. Le fait du Nu provençal a, en somme, précédé mes droits. L’éthique du don et du contre-don est venue avant l’économie de la vente et de l’achat.

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Dans l’ordre commercial, le nom de l’auteur, Willy Ronis, figure en légende sur la page imprimée ou sous la photographie exposée et il semble alors arbitraire, aussi arbitraire qu’une naissance pour l’état civil. Car, même en admettant qu’il désigne l’individu qui a appuyé sur le déclencheur, il semble parfaitement injustifié que, par ce petit geste, il s’impose à tous ceux qui ont participé à cette reproduction, depuis le tireur jusqu’à l’ouvrier de l’imprimerie ou l’installateur de l’exposition, en passant par le transporteur, l’éditeur ou le commissaire. Chacun a apporté son savoir-faire et une mauvaise épreuve ou un mauvais éclairage ruineraient les meilleures photographies. L’auteur devrait alors se dissoudre de main en main jusqu’à n’être plus qu’un maillon de l’institution photographique. Bien mieux, celui qui a pris la photographie était sans aucun doute tributaire d’un appareil photographique fabriqué par une industrie, et aussi des goûts du public, du succès assuré ou des rencontres de personnes bien placées. Willy Ronis a certainement profité de la demande internationale pour une sorte de welfare français dont étaient friands les Américains après les investissements du plan Marshall. Et, en contrepartie, combien d’index déclenchants n’ont jamais laissé de renommée, faute d’avoir été partie prenante de ce marché des images qu’assurent la mode et le principe de l’offre et de la demande ? Des milliers, des millions de photographes restent ainsi inconnus et le resteront à moins que le marché redécouvre leurs photographies. Il faudrait alors en conclure que le nom du photographe n’est qu’un label de distribution des images, une marque et un certificat de vente. Suivant les fluctuations du goût, il s’efface lorsque d’autres apparaissent, devient gage d’archaïsme ou de contemporanéité, pour des distributions plus ou moins spécialisées en fonction des attentes de telle ou telle cible commerciale. Demarchy pour les pictorialistes, Mapplethorpe pour les gays, Tosani pour les plasticiens, etc.

Il en va tout autrement sous l’égide du don. Ici, le nom de l’auteur désigne clairement le regard que je regarde et, par conséquent, celui envers lequel je suis en dette d’un contre-don. Il est l’adresse du retour de mon regard, motivée par la photographie que j’ai sous les yeux. En somme, le regard de Willy Ronis m’advient avant son nom. La photographie a court-circuité tous les contrats intermédiaires, y compris le copyright qu’un certain Ronisen a signé. Willy Ronis n’est pas le nom de la personne qui a pris la photographie, mais l’horizon de mon regard ; il est le nom pour lequel je dois rendre mon contre-don. Et ce n’est donc que dans la photographie même que je puiserai le motif de mon dire, dans le point de vue que je vois, la mise en scène, les réglages, les gestes qui l’ont produite.

a.e Le public est notre média, la condition pour que nous soyons ensemble à distance.

Il n’est pas possible de déterminer avec certitude le degré de mise en scène du Nu provençal. Le photographe a peut-être suggéré à la jeune femme de plier légèrement la jambe et, certainement, a-t-il choisi l’emplacement où sont posés la cruche, la chaise, et aussi le moment où la lumière inonde la pièce. Mais, à vrai dire, l’opposition entre la spontanéité et la mise en scène n’est pas en jeu ici. Car, quoi qu’il en soit, la photographie n’a pas été volée ; le photographe n’a pas pris un moment d’intimité privée pour le rendre public. Que la femme ait posé ou qu’elle ait approuvé la pose une fois la photographie tirée, celle que je vois sur le Nu provençal s’inscrit d’emblée dans l’éthique du don. Elle donne son geste en photographie, de telle manière qu’il advienne au photographe. Elle en est l’auteur et son nom est l’horizon de la photographie que Willy Ronis contre-donne pour elle.

Et mon regard vient maintenant se donner pour répondre à ce contre-don. Ainsi, d’emblée, tous les acteurs du Nu provençal sont parties prenantes d’une transmission éthique, d’une chaîne de dons et de contre-dons qui a certainement commencé avant la toilette et qui se continuera peut-être après.

Pour le dire autrement, la femme est le modèle de la photographie comme le Nu provençal est le modèle de mon regard. Quelque chose passe d’elle au photographe et cela se re-produit en m’advenant. Pourtant, je ne connais pas Willy Ronisen et ne pourrai jamais le connaître. Et il ne me connaissait pas non plus. Ce n’est donc pas pour moi qu’il a photographié le modèle et il n’y a pas de raison pour que la femme l’ait connu davantage. La même distance qui me sépare de Ronis se trouvait déjà entre eux. C’est même cette distance qui se re-produit de don en don. C’est elle qui nous rassemble comme un écart réglé par lequel nous sommes les uns avec les autres sans pour autant être réunis.

Nous sommes ensemble, sans immédiateté. Ou encore, ce qui nous lie est de l’ordre de la distance. Nous partageons une même présence, mais ouverte, médiée. Le photographe est là, dans le Nu provençal que je regarde, mais en même temps je me tiens à l’écart de son regard, comme s’il y avait un tiers qui nous maintenait entre l’impossibilité de fusionner en une seule vision et l’impossibilité de l’indifférence.

Ce tiers, précisément, est le public auquel Ronis a adressé sa photographie. Il est notre média, la condition pour que nous soyons ensemble à distance. C’est lui que je remets en scène avec mon contre-don, comme public de mon écriture ; et c’est lui qui, déjà, tenait à distance le modèle et son photographe. Il est présent au sein de chaque don, de telle manière que, finalement, il ne peut y avoir de dire qui ne soit public.

a.f Toute graphie est intrinsèquement reproductible et, en cela, intrinsèquement publique.

Je dois mon regard à Willy Ronis et je ne peux le lui rendre qu’en l’adressant à un public. Je n’ai pas de mal à me convaincre que Willy Ronis, lui aussi, a rendu son regard à la femme qu’il photographiait et que, pour cela, il en a fait don publiquement. Et aussi que la femme qu’il a photographiée se donnait elle-même en son corps. Pour qui ? Je ne sais pas, mais elle se donnait à un public ; elle n’était plus un organisme naïf dans la spontanéité de sa vie biologique et sa toilette n’a rien d’hygiénique. Rien n’est immédiat dans toute cette éthique de dons et de contre-dons dont, en tant qu’auteur, je suis partie prenante. Le public, en somme, est toujours présent. Pourtant, il n’y avait sans doute personne ce jour-là, hormis le photographe et la femme, il n’y a personne au moment où j’écris pour lui rendre hommage.

La situation paraît étonnante : même quand je suis seul, le public est là. Le Nu Provençal a été réalisé dans une maison de Provence, j’écris dans une maison du Poitou et rien, mais absolument rien, ne m’apporte les rumeurs d’une salle de spectacle ni même d’un amphithéâtre. Je ne sens pas la présence du public à mes côtés, cela est certain. Si j’imagine le public comme une assemblée d’individus à laquelle je parlerais, ou même comme des individus en train de me lire, dispersés de-ci de-là, mais rassemblés par la lecture, cette image ne fait que souligner son absence. Je ne connais pas le public auquel je m’adresse, pas davantage que Willy Ronis ne me connaissait ou qu’aucun auteur ne le connaît. Pourtant il ne me manque pas. Si je devais espérer quelque signe de la réalité à laquelle cette image paraît correspondre, je serais déçu et m’arrêterais d’écrire. Sans doute Willy Ronis n’aurait-il pas photographié la toilette non plus, et la femme aurait refusé d’être photographiée. Mais cette idée du public est peut-être fausse, ou pour le moins trop rapide. Elle laisse croire que les dires n’auraient de sens que d’être calqués sur une parole immédiate, une sorte de présence fusionnelle avec l’auteur.

Cette situation d’immédiateté n’est pas la mienne, bien évidemment. Je ne parle à personne et je ne parle pas de Willy Ronis. Je regarde sa photographie et je dis mon regard. Pourtant, il reste que, sans public, je n’écrirais pas. C’est donc qu’il est une dimension intrinsèque de mon écriture et aussi de la photographie de Ronis et de la toilette de la femme photographiée ; une dimension de tous les dires. Il n’est sans doute pas une foule d’individus, mais il est tout de même quelque chose comme un média, une multitude, une démultiplication du dire.

Je le retrouve alors sans difficulté dans les lettres que je trace ou dans la photographie ou la pose de la toilette, parce qu’elles sont intrinsèquement reproductibles. Ce sont des graphies et elles n’ont d’autre raison d’être que de participer à des protocoles de reproduction.

En somme, l’image du public comme foule, loin d’être immédiate, dérive de cette propriété qu’ont les dires d’être reproductibles par leur graphie. Elle est vraie si je l’inverse. Au lieu de chercher la présence d’une assemblée devant moi et de comprendre l’écriture sous le modèle d’une parole que je lui adresserais, je dois reconnaître que la graphie est, au contraire, la condition de possibilité de cette assemblée. La graphie écrite, comme la photographie, est intrinsèquement reproductible et c’est en cela qu’elles sont toutes deux intrinsèquement publiques. Ainsi s’explique que le public me soit inconnu, qu’il puisse être assemblé ou dispersé, tenir en une saison éditoriale ou s’étaler sur des siècles. Toutes ces manières d’être sont bien publiques, parce qu’elles dérivent toutes du caractère reproductible de la graphie et du dire qui se dessine en elle.

a.g La plastique du Nu provençal se tient en équilibre entre deux forces divergentes. C’est dans cette plastique que se tient l’auteur photographe.

En donnant mon texte publiquement, je re-produis le don du regard dont Willy Ronis est l’horizon. Cela est compris, d’une certaine façon, dans l’acte même de tracer une graphie : en l’occurrence, sa photographie et puis mon écriture. Pour autant, cette graphie ne suffit pas. Elle a quelque chose d’automatique qui ne dit rien pour le photographe. Comme si le Nu provençal n’était rien d’autre qu’une graphie photographique, un simple jeu d’index sur le déclencheur. Il lui manquerait la présence de l’auteur, une certaine manière d’habiter la graphie qui n’a plus rien de mécanique.

Plus précisément, le Nu provençal m’advient entre deux dimensions graphiques : la profondeur de champ et la luminosité. L’image est nette depuis les écailles du mur jusqu’aux éclats du pavage, en passant par l’ovale du miroir, son reflet, le bois usé du volet, les lignes du broc et celles de la femme. Les traits et les surfaces partielles ne se fondent pas les uns dans les autres. Et pourtant cette netteté est comme menacée par l’indistinction. Certaines zones pourraient sombrer dans l’obscurité, d’autres dans trop de clarté. Par la fenêtre la verdure devient floue. Or, ces menaces n’ont pas la même origine. Les unes viennent de la lumière, trop forte ou insuffisante : derrière le volet, dans le coin en avant de la chaise et même dans le paillage. L’autre vient de la distance : la campagne de l’autre côté de la fenêtre est trop loin pour être nette. La graphie photographique est ainsi comme retenue, avec délicatesse, et le Nu provençal se tient dans cette fragilité de la netteté qui tend à la disparition sans disparaître pour autant. Mais, précisément, elle est délicate parce qu’elle ménage des tensions qui pourraient la disloquer. Ce n’est pas que les objets disparaîtraient, ou pas seulement, mais plutôt qu’elle pourrait devenir plus ou moins lumineuse ou bien plus ou moins floue. Une augmentation de l’ouverture aurait saturé le sol devant la fenêtre, une diminution aurait mis la chaise dans l’obscurité ; ou bien une réduction de la profondeur de champ aurait rendu l’avant et le fond de la pièce plus flous ; son élargissement aurait, à l’inverse, rendu la verdure plus nette. Autrement dit, le Nu provençal se tient en équilibre entre deux forces divergentes ; elle ouvre vers l’une aussi bien que vers l’autre.

Cette manière de se tenir entre deux graphismes produit la plastique du Nu provençal. C’est dans cette plastique que se tient l’auteur photographe. La graphie assure son caractère public, mais ce sont les réglages de son appareil, les gestes de sa production plastique qui lui donnent son caractère d’auteur. Aussi, lorsque je regarde le regard de Ronis, ce sont ces gestes que je découvre et qui me dessinent l’horizon du nom de l’auteur. C’est donc pour ce travail plastique que je devrai dire mon contre-don, comme si, après le travail de pose de la femme, l’auteur avait pris la pose du photographe.

a.h La photographie est le produit d’une esthétique.

Willy Ronis a réglé la profondeur de champ de sa photographie de telle manière que le flou se tienne au-delà du mur devant lequel se tient la femme. Une toute petite différence de réglage aurait rendu flou le muret qui soutient la fenêtre, plaçant le corps de la femme à la limite de la dissolution. Elle aurait été menacée, mais la netteté du mur la protège. Cette netteté, et le réglage de la profondeur de champ qui la délimite, dessinent comme une intimité protectrice. La femme peut alors poser dans une lumière qui, bien que venue de l’extérieur, semble l’éclairer de l’intérieur de la pièce, depuis le regard du photographe. Car c’est bien son regard qui règle la luminosité pour voir la soie de la peau et non seulement les lignes de sa silhouette, en jeu d’ombres chinoises. Le photographe ne reçoit pas la lumière passivement, il la modèle comme une matière plastique, pour voir et donner à regarder. La femme se trouve alors prise dans une nouvelle tension, dont le regard qui se porte sur elle est responsable. L’intimité protectrice dans laquelle elle fait sa toilette pourrait, d’un simple degré de luminosité, devenir une exhibition forcée ou, au contraire, une réclusion dans l’obscurité du contre-jour. Mais précisément, l’esthétique du photographe ne penche ni vers l’une ni vers l’autre. Il tient son regard à l’exacte limite qui rend la peau visible, où il n’est ni un voyeurisme ni un enfermement. Il semble protecteur, comme tutélaire, même s’il s’agit d’une tendre tutelle.

Le Nu provençal dit donc quelque chose de plus qu’un simple jeu plastique. Car pour produire cette profondeur de champ là et cette lumière-là, le photographe a dû choisir très précisément les réglages de son appareil. Rien n’était nécessaire ici, et même s’il avait choisi de laisser jouer des automatismes, il serait encore responsable de ce choix. La photographie est donc le produit d’une esthétique qui préside à sa production.

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Je dois pourtant bien prendre garde de ne pas tomber dans le psychologisme qui m’inviterait à attribuer à l’auteur cette sorte de tendre tutelle que mon regard découvre. Si je regarde le Nu provençal et si je dis mon regard, ce n’est pas pour expliquer ce que le photographe ou la femme ont « voulu dire ». La photographie ne m’apporte aucun message. Willy Ronisen n’est pas en jeu ici. Je n’ai qu’une plastique photographique à regarder et, si je dis son esthétique, elle ne peut être que mon dire. C’est moi qui vois la tendresse et la protection, c’est moi qui en suis responsable. Et, de la même façon, je suis responsable de leur remise en cause, car, précisément, leur association me semble forcée et ne me convient pas. Je suis donc responsable, à la fois, de l’esthétique de l’auteur et de la distance que je prends par rapport à cette esthétique. Et si je devais continuer mon dire, il serait conduit sans doute par une tendresse, certes, mais défaite de toute prétention de tutelle. Ce serait là mon contre-don que je donnerais au Nu provençal qui m’advient, le réglage de mon écart au don de Willy Ronis.

a.i Lors d’autres rencontres, cette esthétique se donnera en d’autres réglages. Elle est un principe de redondance.

Pour produire le Nu provençal, Willy Ronis a restreint la profondeur de champ afin que l’image soit nette sur une profondeur d’un mètre environ, en avant et en arrière de la femme. Pour cela, le diaphragme était assez ouvert, puisque la plus grande fermeture induit une profondeur infinie. Mais une ouverture trop longue aurait saturé l’image de lumière. Aussi, l’ouverture du diaphragme qui a permis le Nu provençal demandait une mesure de la vitesse d’obturation, de telle manière que la pièce soit éclairée et qu’en même temps l’extérieur ensoleillé reste discernable. Cette vitesse devait être assez lente pour que la diffusion de la lumière soit photographiée, mais assez rapide aussi, pour que les feuillages ne disparaissent pas tout à fait dans un éblouissement brûlé par le soleil. C’est cette vitesse, sans doute autour du 60e de seconde, qui donne à la toilette sa plastique, demandant à la femme de poser non seulement en son corps, mais en modèle photographique, comme si elle cadençait ses mouvements pour qu’ils restent nets pendant tout le temps d’ouverture. Et encore, ce rapport entre ouverture et vitesse du diaphragme dépendait-il aussi du degré de photosensibilité de la pellicule.

Tous ces réglages, et aussi la position de la cruche, de la chaise et l’heure de la pose qui ont produit le Nu provençal ne concernent que cette photographie-là. Ils dépendent de l’instant de la rencontre et ne peuvent produire qu’une plastique singulière. Aussi, si Willy Ronis est l’horizon de cette photographie, s’il ne s’y laisse pas enfermer en bon plasticien et si, au contraire, cette plastique est elle-même le produit de son esthétique, il faut admettre qu’en d’autres circonstances, pour d’autres rencontres, cette esthétique se donnera en d’autres réglages, selon d’autres plastiques tout aussi singulières.

Pour le dire autrement, l’esthétique photographique de Ronis n’est pas ce que l’on appelle un style dont le Nu provençal serait exemplaire. Pour produire la même esthétique à l’occasion d’autres rencontres, l’auteur devra régler autrement son appareil, depuis la profondeur de champ et la luminosité jusqu’à la position des choses photographiées, pour qu’il accueille autrement le don qui lui advient. Ce seront, précisément, ces différences de réglage qui feront l’esthétique de Willy Ronis et non pas le retour d’une même plastique. L’horizon de l’auteur sera bien le même, mais à travers des différentiels plastiques. Par conséquent, rien ne permet de prévoir la prochaine photographie de Willy Ronis. Parce qu’il résulte d’un travail singulier de la rencontre singulière, le Nu provençal ne dit rien, a priori, des photographies dont Ronis est l’horizon.

Pour dire mon regard, le Nu provençal ne suffit donc pas. À lui seul, il ne peut pas dessiner le paysage de l’auteur, le chemin vers son nom. Pour tracer ce chemin, il me faudra regarder d’autres photographies, d’autres plastiques, voir comment leurs réglages témoignent d’une même esthétique, alors même qu’ils produisent à chaque fois une plastique singulière. Ce que je dois voir, pour pouvoir contre-donner mon regard pour l’auteur qui m’advient, c’est la redondance de son esthétique, non pas la répétition de son style, mais l’écart différentiel des plastiques de sa photographie.

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Pour savoir si la plastique d’une photographie concerne d’autres photographies, et pour reconnaître le rapport tout aussi plastique qu’elles entretiennent, il n’y a donc pas d’autre moyen que d’aller les regarder de plus près. En cela, déjà, les photographies ne sont jamais a priori isolées les unes des autres. Elles sont, éventuellement, parties prenantes d’un corpus dont elles sont alors des fragments. Ou, pour le dire autrement, si des photographies vont ensemble et constituent la photographie de Willy Ronis, il faudra, pour le savoir, faire circuler le regard des unes aux autres. Ce n’est que par ce jeu de renvoi d’une image à l’autre que pourra se dessiner l’esthétique dont Willy Ronis est le nom.

a.j Les photographies vont en corpus, non seulement de cadres plastiques, mais surtout de fragments esthétiques.

Le Nu provençal est un fragment de l’esthétique de Willy Ronis et Willy Ronis est l’horizon du corpus qui m’advient avec cette photographie. Si son nom a un sens, si le Nu provençal n’est pas une graphie perdue, si elle présente bien une plastique, c’est que l’auteur l’habite sans se perdre en elle. Son esthétique dure au-delà.

D’une certaine manière, l’esthétique dont Ronis est l’horizon est faite de photographies, et chaque photographie est ici un cadre visuel. Le Nu provençal est un de ces cadres, Le petit Parisien en est un autre et Les Amoureux du Pont des Arts aussi. Mais ces cadres, ou ces photographies, ne sont pas des tranches d’espace. Ils résultent de rencontres à chaque fois singulières, lors desquelles l’auteur a réglé son appareil pour produire une plastique à chaque fois singulière, alors même qu’il donnait en chacune une même esthétique d’auteur. Le cadre photographique est donc bien davantage une structure du passé, de ce qui, de fait, a été, qu’une quelconque captation spatiale.

Plus exactement, il est la conséquence d’une œuvre qui dure au-delà du simple cliché et dont la durée se construit comme une constellation, ou un corpus, de rencontres singulières. C’est alors cette durée qui conduit d’une photographie à une autre, qui s’étend aussi loin qu’elles renvoient les unes aux autres. De telle sorte que, si le cadre est nécessaire à l’esthétique photographique, parce qu’elle se déploie en rencontres et en plastiques singulières, il n’est pas, pour autant, une unité esthétique élémentaire. Le corpus dont Ronis est l’horizon se joue entre les photographies et il faut voir ces photographies, cette fois, comme des fragments liés entre eux par des rapports plastiques différentiels. C’est comme différences réglées, comme redondances de singularités, qu’ils forment ensemble l’unité du corpus.

Le cadre est donc une conséquence nécessaire de l’esthétique, parce qu’elle se joue d’occasion singulière en occasion singulière, mais il ne l’encadre pas. De l’intérieur de chaque photographie, comprise comme un cadre, surgissent des photographies qu’il faut voir comme des fragments différentiels. Le Nu provençal, par exemple, est, au moins, un différentiel entre deux tensions graphiques : la profondeur de champ et la saturation lumineuse, chacune contribuant à la tension de sa plastique singulière. Si bien que cette photographie participe elle-même à une constellation de différentiels qu’elle pourra entretenir avec d’autres photographies, selon que la tension de la profondeur de champ y sera redondante, ou bien la tension de saturation lumineuse ou bien les deux à la fois, et cela selon des réglages à chaque fois singuliers. Par la tension de luminosité, elle rejoindra, par exemple, Le petit Parisien, sans faire intervenir la profondeur de champ, puisque, ici, le mur le long duquel court le petit garçon coupe cette profondeur. Mais aussi, Le Nu provençal appelle Les Amoureux du Pont des Arts à la fois par les tensions de profondeur de champ et de luminosité, alors même qu’un différentiel de focale maintient en même temps ces deux photographies en écart. Ainsi, les photographies sont des fragments de redondances, si bien qu’aucun cadre visuel ne peut jamais être tenu pour exemplaire de l’esthétique dont Willy Ronis est l’horizon.

Ces jeux d’écarts plastiques ne peuvent pas se comprendre sous l’égide d’un espace immobile et immuable, car mon regard ne passe pas de la même façon du Nu provençal au Petit Parisien et du Nu provençal aux Amoureux du Pont des Arts. Je ne peux pas dire l’esthétique dont Ronis est le nom en alignant les images. Les différentiels plastiques tracent des redondances qui se font et se défont, qui se croisent et se perdent avant de revenir au détour d’une photographie que j’avais laissée de côté. Le corpus esthétique ressemble plutôt à une de ces boîtes de fer-blanc que l’on descend du grenier et que l’on vide en vrac sur la table. Notre regard et nos mains jouent avec elles, les assemblent, les séparent, les écartent jusqu’à ce qu’une sorte de montage nous paraisse les dire, chacune dans sa singularité plastique et toutes ensemble selon leur redondance esthétique. C’est alors que nous découvrons l’auteur qui se donne en elles, tel que nous pouvons le dire. Ce que nous avons alors en main et sous les yeux, ce n’est pas une série d’images qui se répètent, mais des passages qui durent tout au long de notre regard. Les plastiques adviennent avant et après, et celles qui venaient avant reviennent après pendant que les suivantes les précèdent. Seules des constellations de temps permettent cela, et en aucune façon des compositions spatiales.

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Willy Ronis est une texture de passé qui m’advient et l’horizon du présent qui se donne à mon regard. Aussi, l’auteur dont il est le nom s’étend aussi loin que la redondance esthétique que je pourrai regarder. Il n’a pas d’autre limite que la durée de mon regard, non pas qu’il dépende de moi de passer à autre chose, comme si je mesurais le temps, mais plutôt, au contraire, que la constellation que je peux suivre s’arrête d’elle-même lorsqu’elle trouve sa redondance. Les photographies, comme fragments, dessinent les limites de leur propre corpus. Il vient un moment où les différentiels plastiques parlent ensemble un langage du visible et, à ce moment précis, l’horizon de Willy Ronis se distingue de tous les autres. Il reste alors des myriades de photographies, mais elles ne jouent pas d’écart dans le corpus de Ronis. Elles sont ailleurs, dessinent d’autres frontières peut-être, selon d’autres plastiques, d’autres tensions et d’autres réglages graphiques, mais Ronis ne les habite pas. Quant à savoir si un autre auteur se donne en elles, il me faut, si le cœur m’en dit, le découvrir en ouvrant une nouvelle boîte et un nouveau regard photographique.

Mais il est clair, d’ores et déjà, que le nom d’un auteur n’est que l’horizon d’une redondance esthétique. Aussi, ce nom-là n’entretient aucune correspondance nécessaire avec quelque nom d’état civil. L’esthétique de Willy Ronis s’étend peut-être au-delà des photographies signées par M. Ronisen et, inversement, il est possible que Ronis ait signé plusieurs redondances esthétiques. Il faut alors s’habituer à un usage des noms propres qui n’a plus rien de commun, mais par lequel nous pourrons désigner des singularités esthétiques. En suivant nos regards, nous apprendrons alors à dire pour des auteurs pseudonymes auxquels nous rendrons pourtant hommage. Les dires permettent précisément cela : nommer sans renommée, aussi bien des individus que des nations esthétiques.

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PHILOSOPHIE DU TEMPS

b.a Le Nu provençal m’advient en avance et son avance est la règle de mon retard.

Avec le Nu provençal m’advient donc une esthétique photographique pour laquelle je dois me faire auteur à mon tour. Mais mon regard n’a pas à envahir la photographie pour la faire mienne, la comprendre et l’assimiler. Non, ce monde que je regarde est celui d’un auteur que je ne suis pas. Et pourtant, c’est pour cet auteur-là que j’écris. Quel sera alors le rapport de nos mondes puisqu’ils seront étrangers l’un à l’autre ? Et d’abord, ai-je vraiment besoin du regard de Ronis ? Ne puis-je pas dire que chaque auteur crée son propre univers sans avoir à entrer dans un rapport éthique ?

L’étrangeté semble renvoyer chacun chez soi, dans l’ignorance de l’autre ou, pour le moins, dans une indifférence réciproque. Il y aurait le monde de Ronis et, à côté, mon monde, séparés l’un de l’autre par un vide, par une sorte d’en deçà sans auteur ; et il y aurait aussi, ailleurs, le monde de la femme, si bien que, déjà, le Nu provençal serait une intrusion, une sorte de voyeurisme indécent. Mais aussi, mon texte, s’il devait dire le regard de Willy Ronis, lui ferait violence. Nous devrions, les uns et les autres, nous cantonner dans le déploiement de notre plastique, constituant un archipel de graphies qui ne mériteraient aucun nom, chacune ne se disant que pour elle-même. En même temps que le regard de Ronis m’adviendrait, j’en serais expulsé, sommé de m’en détourner pour m’occuper de moi. L’étrangeté de nos mondes serait donc incompatible avec l’éthique du don, remplacée par un autisme d’auteurs.

Mais la contradiction tient peut-être davantage à la représentation spatiale du monde de ces mondes qu’aux plastiques qu’ils donnent. Nous imaginons l’étrangeté comme une séparation entre des territoires et l’œuvre d’un auteur comme une île perdue. Il est clair, sous l’égide de cet espace, que chacun ne peut être qu’ici ou bien là et que celui qui déplace ses frontières pour regarder l’autre doit être pris pour un envahisseur.

Pourtant, quand le Nu provençal m’advient, il en va tout autrement. Rien, ici, ne motive une violence quelconque. C’est que son étrangeté ne vient pas d’ailleurs, mais d’avant. Elle m’arrive comme un fait tout fait. Je ne dirai pas qu’ici il y a une femme, ici une cruche, ici une chaise, mais que l’auteur a posé une cruche à cet endroit, une chaise à cet autre endroit et qu’une femme a posé en ce lieu. Entre mon regard et celui de Ronis, l’étrangeté n’est pas de territoires, mais de retard. J’arrive en retard et lui-même était arrivé en retard par rapport au présent pendant lequel la femme a posé. Ou encore, la photographie m’advient en avance. La distance entre nos temps est ce qui nous tient à l’écart l’un de l’autre et, en même temps, ce qui me permet de dire mon regard pour lui sans aucun risque d’intrusion. Mon monde s’inscrira dans son passé sans rien y changer, précisément, parce qu’il est un passé qui m’advient. Quoi que je fasse, il a été ; son avance est nécessairement la règle de mon retard et de notre étrangeté.

b.b Prenons le temps comme un jet de dés.

Je dois maintenant m’excuser. Les pages qui vont suivre seront difficiles. J’essaierai d’être aussi clair que possible et d’avancer pas à pas, mais il sera question du temps et, comme parler du temps prend du temps, nous entrevoyons déjà une sorte de vertige dans lequel nous risquons de sombrer. Pourtant, si le Nu provençal m’advient, c’est bien qu’il a été et, par conséquent, que je le rencontre dans son passé. C’est là, si l’on veut, un fait incontournable dès lors qu’un auteur s’annonce dans la photographie, dès lors que mon regard découvre le paysage de son horizon. Et si mon dire peut advenir, c’est encore comme un fait d’écriture dans lequel l’auteur, « je », se présente et qui ne peut être lu qu’au passé de ce présent. Tout comme le Nu provençal, ces lignes que j’écris ont été. C’est là un fait que rien ne peut changer. Le temps est donc bien en jeu dans le Nu provençal comme dans tout dire.

Mais il est clair que ce temps-là n’est pas de l’ordre des instants qui se succèdent depuis le passé jusqu’au futur en passant par le présent. Il ne se dessine pas sous la forme d’une ligne que l’on pourrait prolonger comme un quatrième axe de l’espace. Il nous faut donc prendre un peu de temps pour le découvrir, sous peine de laisser ce temps linéaire boucher l’horizon des auteurs et rendre impossible l’éthique du don. De l’esthétique de Willy Ronis il ne resterait rien, et du Nu provençal ne subsisterait qu’une femme nue qui fait sa toilette dans une maison rustique, sinon délabrée ; ce que nous pourrions appeler une icône et non plus une photographie.

Si, donc, l’auteur nous advient dans son dire, nous ne pouvons pas faire l’économie du temps. Mais il nous faut parler du temps dans le temps et non pas le surplomber comme si nous pouvions nous croire intemporels et le regarder passer. Prenons donc du recul sans perdre notre temps et fabriquons pour cela une image dynamique. Prenons notre temps comme un jet de dés. Non pas un dé ou deux ou trois, mais une poignée. Ils sont dans notre main et ils s’éparpillent quand nous les lançons ; ils sont un seul instant et se dispersent, exactement comme chaque avancée du temps se disperse en passés épars. Les dés roulent et nous les reprenons dans notre main, et nous les relançons ; ils roulent et ainsi de suite.

Maintenant, décomposons cette image. Très précisément, elle se fait image à l’instant où la poignée de dés s’éparpille. C’est cet instant qui parle du temps comme d’un jet de dés et aussi du temps comme notre main qui jette les dés. Il est l’instant d’un passage entre le temps qui se jette et le temps que nous jetons. L’image a donc deux significations. D’une part, elle nous parle du temps qui se joue et d’autre part elle nous parle du temps que nous jouons. Elle nous parle de l’instant du jet comme d’une bascule entre un temps qui se fait et un temps que nous faisons.

Mais aussi, quoi qu’il en soit, nous ne sommes pas hors du temps. Aussi, le temps tel qu’il se fait lui-même est nécessairement le temps tel qu’il nous fait. Il ne fait certainement pas que nous. Il fait des planètes, des brins d’herbe, mais nous sommes nous aussi des jets de dés. Et puis, ce temps bascule en un instant et notre main jette les dés. Nous sommes maintenant celui qui jette les dés. Certainement, nous ne sommes pas le temps tout entier, mais nous laissons nos traces parmi les traces du temps. Nous produisons le Nu provençal, ou cet écrit, ou des dires qui se donnent comme présents et qui viennent, en somme, ajouter des chiffres aux dés du temps. Ce faisant, nous ne cessons pas, bien sûr, d’être tracés par le temps, mais nous prenons aussi notre part au jeu.

La main qui lance les dés est donc bien la nôtre. D’une certaine manière, elle ne change rien au temps. Celui-ci continue à avancer de jet de dés en jet de dés et, que nous lancions notre poignée ou que nous soyons lancés, cela importe peu à la dynamique du temps. Il est lui-même radicalement indifférent à nos dires, il les trace comme toutes ses traces et ne connaît aucun instant. Il est seulement une avance sur lui-même, un jet de dés qui se reproduit. Ou encore, pour le dire autrement, il est une re-production. En revanche, que nous soyons la main qui jette les dés ne nous laisse pas indifférents. Car nous vivons alors le temps comme une bascule, ou plutôt comme une possibilité de basculer d’un temps jeté vers un temps que nous jetons, et inversement. L’instant est, en somme, notre condition temporelle. Non pas qu’il nous définisse comme instantanés, comme des sortes de présents éphémères voués à la disparition et à la renaissance perpétuelle, mais plutôt que nous sommes ceux qui peuvent se laisser faire ou bien se faire et puis se faire encore ou bien se laisser faire, et ainsi de suite.

Cet instant nous décrit donc, finalement, comme liberté de nous tracer ou non dans le temps. Nous sommes libres d’être seulement ce qu’il nous fait être ou bien d’être aussi ce que nous nous faisons. Et cette liberté n’est pas une sorte d’état métaphysique ou existentiel, elle est très simplement l’instant où nous basculons pour prendre une poignée de dés en main, c’est-à-dire l’instant où nous nous faisons auteur pour donner nos dires. Nous étions tout entiers dans le temps et, maintenant, nous restons bien dans le temps d’une part, mais, par ailleurs, nous jouons son jeu avec lui.

***

Cela ne suffit pourtant pas pour que notre image du lancer de dés fonctionne. Nous avons bien le temps qui lance les dés et notre main, et, en plus, notre main qui lance quelques dés parmi ces dés, mais il faut encore que cette main soit une possibilité du temps. Il ne s’agit pas, ici, de la possibilité même de la liberté de l’instant ou de la possibilité de dire notre jeu ; cela, le Nu provençal et tous les dires qui se donnent le montrent à l’évidence. Il s’agit plutôt de voir comment ces libertés, de la main ou de l’auteur, peuvent jouer un temps singulier dans le temps lui-même. Qu’est-ce qui explique qu’ils ne sont pas simplement le temps qui s’avance ?

Certainement, cette question n’a pas de sens pour le temps lui-même : il s’avance, que nous jouions avec lui ou que nous nous laissions faire. Notre main et notre liberté sont toujours, quoi qu’il en soit, dans cette avancée du temps qui n’a ni main ni liberté ou, si l’on préfère, qui est la liberté elle-même, non pas comme choix entre se faire auteur ou se laisser faire, mais comme temps qui se laisse faire lui-même. Le temps se produit et se trace en même temps, sans qu’aucun instant ne l’interrompe. Il est perpétuellement en avance sur son propre retard, dans une sorte de liberté chronique.

En revanche, la question se pose bien, pour nous qui lançons les dés, alors même que nous ne nous prenons pas pour le temps. Nous sommes une main, nous sommes un auteur, nos dés dessinent le Nu provençal et son corpus ou quelque autre de nos dires. Il faut donc que le temps nous permette d’être, d’une certaine manière, cette singularité que l’on nomme Willy Ronis ou auteur. Si nous nous identifions comme tels par nos dires, il n’en reste pas moins que cette identification doit être possible. Nous devons concéder qu’en tant que joueurs de dés, nous nous distinguons de ce que nous sommes simplement comme traces du temps.

b.c Le temps nous fait distraitement. Nous sommes une durée, c’est-à-dire notre propre reproduction.

Il nous faut donc ajouter à notre image quelque chose comme un principe d’identité ou de distinction. D’une certaine manière, nous pouvons nous représenter nous-mêmes comme une fréquence de résultats des lancers du temps. Les dés roulent et se posent, et ils sont relancés ; ils roulent, se posent et ainsi de suite. Si nous notions sur une feuille la trace des combinaisons de chiffres qui sortent quand les dés s’arrêtent, nous verrions apparaître certaines combinaisons plus fréquemment que d’autres. Sur notre relevé, 3-5-6-3-4, par exemple, serait plus fréquent que 4-1-5-5.

Il n’y a aucune raison à cela et nous ne cherchons pas la loi de probabilité qui prédira le prochain lancer. Nous nous intéressons aux identités qui se forment de manières plus ou moins prononcées et, dans ce sens, la fréquence de la combinaison 3-5-6-3-4 nous apparaît simplement parce qu’elle se détache entre toutes nos notes. Elle n’est certainement pas la seule, d’ailleurs. 5-4-2-1-1, par exemple, revient fréquemment aussi, alors que 6-5-6-2-1 apparaît rarement.

À partir de là, nous avons deux voies possibles. Ou bien nous nous en tenons à nos notes et dessinons une sorte d’organisation spatiale des combinaisons ou bien nous reprenons pied dans le temps.

C’est là, d’ailleurs, ce que nous devons faire en premier lieu puisque, même à titre d’images, notre main qui tient les dés, leurs roulements et leurs arrêts, sont nécessairement dans le temps. Et avec notre main viennent aussi notre bras et toute notre personne. Si bien que nous ne faisons qu’un avec les dés, tous ensemble jetés par l’instant qui s’avance. Nous sommes, en somme, des combinaisons telles que 3-5-6-3-4 ou 4-1-5-5 ; ou encore, elles sont nos identités et nous sommes nous-mêmes des constellations jetées par le temps.

Cependant, lorsque nous laissons ainsi le temps nous faire, notre fréquence n’a personne pour la regarder. Quel que soit le nombre de nos apparitions, nous sommes seulement l’identité qu’elles identifient. Nous n’avons aucune raison d’avoir la moindre idée d’autres identités et nous n’avons pas davantage de représentation de nous-mêmes. Ce n’est pas ici que nous nous distinguons. Ni moi ni l’autre ne nous rencontrons. En somme, nous ne sommes personne. Nous pouvons être un ou multiple, et même porter des noms comme des combinaisons de chiffres, nous ne cessons de n’être que nous-mêmes : des traces du temps.

Pour le dire autrement, le temps, lui, n’a pas de feuille de notes sur laquelle il relève les chiffres des dés pour les observer. Les combinaisons de nos identités s’accumulent de jet de dés en jet de dés, mais elles n’appa-raissent pas encore comme des fréquences relatives. Le temps ne leur laisse pas le temps de prendre la pose, il les relance et relance encore, toujours en avance sur elles et ainsi, sans même que nous n’ayons à faire quoi que ce soit, sans même nous le dire, la reproduction de notre combinaison de chiffres nous identifie en nous traçant dans le passé. Nous sommes une personne tracée dans le temps. Et cela, nous le vivons avec évidence puisque nous sommes sans cesse relancés comme dés et retracés comme chiffres. Nous n’avons aucunement besoin d’une connaissance savante ou d’une réflexion sur nous-mêmes pour savoir que nous sommes nous-mêmes, tout simplement parce que nous durons. Nous sommes une durée, c’est-à-dire notre propre re-production.

Le temps nous fait donc être comme des personnes et cela sans que nous ayons à nous en soucier. Nous sommes nous-mêmes distraitement et notre condition première est la distraction. Maintenant, ce qui nous pose question, c’est que nous puissions aussi nous représenter comme une combinaison de chiffres et que nous puissions nous faire une représentation de nous-mêmes comme distincts d’autres combinaisons, d’autres identités. Que le temps le permette d’une certaine manière, cela est évident, puisque nous le faisons. Mais il ne permet pas, cependant, que nous le fassions n’importe comment. Nous pouvons bien jeter les dés et relever les résultats, nous produire ainsi comme des identités relatives, comme des personnes avec d’autres personnes, quoi qu’il en soit le temps a toujours déjà fixé les règles du jeu.

b.d L’instant où nous basculons du temps qui nous fait être au temps que nous faisons…

La règle fondamentale de notre lancer de dés est celle de l’instant où nous basculons du temps qui nous fait être au temps que nous faisons. Nous sommes nous-mêmes distraitement et puis nous nous produisons nous-mêmes. Le temps est en avance sur notre personne, il nous produit et nous sommes toujours en retard, et puis nous prenons part à cette avance et nous mettons à produire avec le temps. Et puis nous redevenons personne à l’instant où nous cessons de jeter les dés. Nous nous distrayons alors sans souci ou bien nous rebasculons vers l’avance du temps. Nous ne sommes pas maintenant en avance sur l’avancée du temps, bien sûr, mais nous produisons le présent. Et inversement, nous nous retrouvons passés dès lors que nous cessons de faire ce présent. Il est, en somme, notre manière de faire le temps alors que le passé est notre manière de le vivre. Cependant, lorsque nous faisons le présent, nous ne cessons pas de vivre le passé puisque nous ne cessons d’être dans le temps, quoi qu’il en soit. Seulement, en plus d’être distraits comme personne, nous nous faisons auteur par nos dires.

b.e Le temps nous fait comme une collection de traces que son avancée reproduit, qui s’enrichit souvent, qui s’appauvrit parfois…

Nous sommes nous-mêmes lorsque nous sommes dans le passé. Le temps nous reproduit et nous savons que nous sommes parce que nous durons. Ce savoir n’est pas une connaissance que nous pourrions énoncer à propos de nous-mêmes et encore moins à propos de ce que nous sommes relativement à d’autres. C’est un savoir que nous vivons. Lorsque nous parlons de « je », par exemple, ce « je »-là n’est personne, il ne se donne pas comme une singularité. Il est quelque chose comme un mot vide que chacun remplit distraitement de sa personne dans l’indifférence des indistinctions. Il est nous, en tant que nous sommes portés par l’avancée du temps, et à ce titre, il ne connaît ni singulier ni pluriel. Il n’entre pas dans des jeux de relations, mais seulement dans le temps de la reproduction, comme savoir de notre durée.

Car, si nous sommes dans le passé, nous n’y sommes pas établis une fois pour toutes à titre de vestiges. Être dans le passé, ce n’est pas être dépassé. C’est simplement laisser faire l’avancée du temps, en être, mais distraitement. Aussi, notre personne n’est en rien figée. Être soi-même, ce n’est pas être identique à soi-même, définitivement. Nous n’avons pas, ici, d’identité posée, établie une fois pour toutes comme une combinaison de chiffres fixée pour l’éternité. Le temps nous reproduit et nous renouvelle aussi bien qu’il nous conserve. De telle sorte que nous savons qui nous sommes parce que nous changeons tout en durant et non pas selon quelque caractère qui nous serait imparti une fois pour toutes. Nous nous savons comme personnalité, comme manière de nous renouveler dans le temps qui avance et par le temps qui avance.

Ainsi, notre personne n’est rien d’autre qu’une collection de traces que l’avancée du temps reproduit, qui s’enrichit souvent, qui s’appauvrit parfois, qui se renouvelle selon des continuités plus ou moins totales et plus ou moins partielles, qui change plus ou moins profondément et plus ou moins superficiellement. Tout cela, nous le savons comme la durée de notre vie et cette durée n’est pas mesurée. Pour nous, elle n’a pas commencé et ne se terminera pas. Elle n’a pas commencé parce qu’elle ne se terminera pas.

La mort, comprise comme notre absence future, ne nous concerne pas parce que nous n’avons pas de présence pour nous-mêmes. Le présent est de l’autre côté de l’instant, lorsque nous nous mettrons à produire des traces, à dire. Mais, pour le moment, nous sommes produits et nous durons. Nous n’avons pas de futur, nous nous traçons dans le passé du temps qui avance. De la même façon, nous sommes nés, certainement. Mais cette naissance elle-même est un passé de l’avancée du temps. Elle nous précède et nous sommes dans le passé de son passé. Et ainsi de suite, chaque avancée du temps nous rejoue dans le passé, comme reproduction de nous-mêmes. Nous ne sommes rien d’autre que cette reproduction et, partant, naître n’est pas plus un commencement que mourir n’est une fin et nous n’avons ni origine ni destin.

Simplement, de fait, nous changeons. C’est parce que nous changeons que nous savons que nous durons et que nous nous vivons comme une certaine manière de durer. Il y a donc des passés que nous avons été et que nous ne sommes plus ; et il y a donc aussi des passés que nous avons été et que nous sommes encore. Nous savons aussi bien les uns que les autres puisque, que nous les soyons encore ou que nous ne les soyons plus, nous les avons été. Seulement, nous ne les vivons pas de la même manière. Les passés que nous ne sommes plus sont marqués comme des abandons, des traces que nous portons avec nous, mais que nous ne sommes pas. Ils ont une certaine manière de nous apparaître comme déportés dans un passé qui n’avance plus. Ils sont marqués du sceau de l’histoire ou du souvenir. Et les passés que nous sommes encore, eux, sont notre mémoire. Nous sommes ainsi des mémoires qui abandonnent dans l’histoire les passés que nous ne sommes plus.

***

À vrai dire, nous ne nous vivons pas spécifiquement comme mémoire. Elle n’est pas un mode spécial de notre savoir de nous-mêmes. Lorsque nous changeons, nous projetons ce que nous ne sommes plus dans l’histoire, nous le datons, nous le marquons comme souvenir, mais nous-mêmes continuons à nous vivre comme notre mode de durée. Nous n’aurions donc pas à parler de mémoire si rien ne venait jeter le trouble entre nous-mêmes et notre histoire.

Or, un lieu commun prétend inverser l’ordre des choses et nous faire croire que nous sommes notre histoire. Si nous écoutions ses sirènes, nous baignerions en pleine illusion, nous figurant que nous venons d’un passé tout entier historique. Nous nous prendrions alors nous-mêmes pour ce passé que, précisément, nous ne sommes plus. Au lieu de porter en nous le souvenir de ce que nous avons été jadis et que, par conséquent, nous ne sommes plus aujourd’hui, nous devrions nous vivre comme des souvenirs que nous ne sommes pas. Alors que l’histoire est la conséquence de notre vitalité, alors que nous racontons avec bonheur nos souvenirs, précisément parce que nous les plaçons dans un passé dépassé, ils reviendraient hanter notre personne. L’histoire, se prétendant la cause de ce que nous sommes, ne provoquerait, en fin de compte, que notre maladie. Pour rester en bonne santé, nous devons donc avancer que nous ne sommes pas notre histoire et nous devons nous appeler mémoire. Ce n’est donc qu’à titre de remède que nous parlons de mémoire, pour nous protéger des attaques de l’historicisme.

Nous pourrions alors dire cela autrement : la règle fondamentale de notre vie de personne tient dans la clarté de nos souvenirs. C’est seulement lorsque nous pouvons dater et raconter ce que nous ne sommes plus que nous pouvons être ce que nous sommes encore. Notre santé dépend ainsi de la séparation que nous reproduisons au sein de notre passé entre notre histoire et nous-mêmes. Pour cela, nous avons besoin de marqueurs d’histoire, de dates, de générations, de modes vestimentaires, de mœurs dépassées, de greniers et de caves, d’historiens aussi, mais nous avons surtout besoin d’une règle de vie : nous devons refuser tout ce qui pourrait entraîner une confusion entre notre histoire et nous-mêmes.

Ainsi, la distraction qui mène notre personne ne se réduit pas à une insouciance passive, comme si nous devions nous laisser faire par tout ce qui nous arrive. Elle implique des lieux d’histoire qui ne doivent pas être des lieux de mémoire. Ces lieux, nous les appelons archives. Leurs enceintes doivent être clairement tracées, qu’elles soient mentales ou urbaines. Il en va de nos personnes.

b.f Le temps nous fait comme mémoire. Tout ce que nous faisons distraitement est mémoire.

Nous pouvons parler de nos souvenirs, mais nous ne pouvons pas raconter notre mémoire. Nous serions obligés de la poser dans un autre passé, daté et circonstancié, et de nous placer nous-mêmes dans ce passé que nous ne sommes plus. Nous ne pouvons pas davantage nous dire, faire don de notre mémoire puisque ce don nous ferait auteur publiquement alors que nous sommes, nous-mêmes, personne. Il nous faudrait passer l’instant où notre temps bascule du passé au présent et rentrer dans l’éthique des auteurs alors que, comme personne, nous nous faisons distraitement dans le passé.

Néanmoins, l’impossibilité de nous raconter ou l’impossibilité de nous dire ne nous empêche pas de parler de nous. À vrai dire, nous ne cessons de le faire. Nous parlons de nous à chaque lancer de dés, à chaque avancée du temps qui nous trace. Car notre vie est un décalage sans cesse recommencé entre notre passé en retard et notre avance qui nous jette et nous jette encore, et ce décalage nous produit nécessairement comme savoir de nous-mêmes ; chaque combinaison des chiffres qui se reproduit nous rappelle ce que nous sommes et nous parle de ce que nous sommes. Par conséquent, notre mémoire ne ressemble pas à un enregistrement de données sur un disque dur et nous ne sommes pas non plus des tablettes d’argiles sur lesquelles viendraient se graver les empreintes du temps. Elle est un renouvellement permanent du temps, une avance qui trace le passé et nous retrace dans le passé.

Le temps lui-même est mémoire. Il se mémorise en avançant, de telle manière que tout ce que nous faisons est mémoire. En somme, nous parlons notre mémoire à chaque avancée du temps. Nous ne la racontons pas comme une histoire, nous ne la disons pas publiquement, mais nous vivons en nous-mêmes cette parole. Elle est le bruissement discret de tous nos gestes, de tous nos sentiments, de toutes nos douleurs et de tous nos plaisirs, de tout ce qui nous fait et que nous reproduisons. Ou encore, elle est notre vie telle que nous la savons en nous-mêmes.

***

Cette parole vitale n’a pas à s’énoncer. Nous la vivons et cela nous suffit. Il ne serait pas nécessaire d’en parler davantage si nous n’entendions venir, encore une fois, les sirènes des lieux communs. De même qu’elles nous poussent à nous confondre avec nos souvenirs, alors qu’ils racontent, précisément, ce que nous ne sommes plus, elles nous chantent ici que nous sommes d’abord quelque chose comme un « moi » auquel le temps arriverait sous forme d’expériences ou d’apprentissages ou même de conscience de mort. Nous devrions alors être cette chose avant le temps, de telle manière que la parole, la mémoire et toute notre vie nous viendraient en surplus. Charmés par leur opium lancinant, nous passerions notre temps à chercher ce « moi », exposant comme souvenir ce que nous sommes de fait, nous vidant de nous-mêmes dans l’illusion de nous découvrir. Il ne resterait de nous qu’un misérable self à moins que nous l’appelions dasein, pendant que notre vie nous paraîtrait définitivement perdue comme autant de vestiges surannés.

Pour fermer nos oreilles aux sirènes du « moi », il n’est donc pas inutile de prendre un peu de temps pour nous écouter nous-mêmes. Peut-être entendrons-nous alors une parole qui nous parle une langue non pas abstraite, composée de mots insonores, mais taillée dans l’accent d’un pays, avec des intonations, des expressions, des silences qui nous fondent dans une sorte de tribu que nous portons en nous-mêmes. Et cette tribu ne se laisse pas ramener à quelque chose comme notre enfance. Elle n’est pas un souvenir, mais bien une dimension de notre savoir de nous-mêmes. Nous nous savons, si l’on veut, comme membre d’un air de famille et nous vivons de cette mémoire.

Peut-être entendrez-vous cette langue. Mais elle ne vous parle peut-être pas. Votre personne est peut-être faite d’autres chiffres, de telle manière que vous ne savez ni vos accents ni vos silences. Et nous ne parlons pas ici de ce que d’autres pourront vous attribuer, comme si vous-mêmes, en personne, pouviez recevoir une autre mémoire que celle que vous parlez en vous-mêmes. Ces autres-là, nous ne les entendons pas, car nos personnes ne regardent que nous. Si la forme de notre nez est un chiffre de notre vie, nous la savons et nous la vivons comme une dimension de nous-mêmes. Elle ne regarde personne d’autre. Et si nous voulons en faire un souvenir en nous refaisant le nez, ou si nous voulons rompre les liens de notre tribu de langage, perdre notre accent, changer nos intonations et nos silences, encore une fois, cela ne regarde que nous.

Notre vie est ainsi faite non pas d’expériences, mais de constellations de mémoire. Peut-être entendrez-vous alors votre mémoire parler le Nu provençal, ou ce que l’on appelle la photographie humaniste ; ou encore une phrase ou une manière de phraser, à moins que ce ne soit une règle d’expérimentation scientifique que vous avez faite vôtre et qui ordonne votre métier, ou la voix de Bob Dylan ou l’arpège de Vivaldi, une certaine manière d’avancer le pied, le jean comme pantalon qui vous va, la main calleuse de votre grand-père ou ses colères ou la chaleur de sa voix, votre taille ou la forme de vos hanches, la couleur de vos yeux, le regard levé du coureur de fond ou le mouvement de la taloche qui lisse le plâtre.

De toutes ces traces vous pourriez faire des souvenirs déposés sur les berges de la vie, bien sûr, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Elles ne sont pas dépassées, archivées dans un passé que vous n’êtes plus. Vous les savez comme vous-mêmes parce qu’elles habitent votre regard, vos mots, votre métier, votre ouïe, vos attitudes et vos gestes, vos goûts et vos sentiments. Vous êtes toutes ces traces et bien d’autres, ou bien de toutes autres, et ce sont elles qui vous ont fait et qui vous font.

Notre personne s’étend ainsi aussi loin que les traces qui la font et notre mémoire n’est pas un réceptacle que des objets extérieurs vien-draient remplir de leur empreinte. Elle est constituée de ces objets mêmes qui se tracent en nous et par lesquels nous nous traçons nous-mêmes, jusqu’à ce que nous changions et qu’ils deviennent des souvenirs. Notre personne ne connaît pas d’autre extériorité que celle-là, qu’elle établit d’elle-même au sein de son passé. Ou plutôt, disons que si quelque extériorité s’imposait à elle, ce serait sous le mode du traumatisme. Mais, inversement, ne concluons pas que nous sommes des êtres fermés, définitivement définis. Notre intériorité est perpétuellement ouverte par l’avance du temps qui la fait. Simplement, elle est ouverte d’elle-même, sans cesser d’être elle-même.

b.g Maintenant, à quelle condition pouvons-nous nous faire auteur et participer à la production des traces du temps, alors que, comme personne, nous sommes simplement produits par le temps?

Maintenant, nous pouvons reprendre la seconde strate de notre image du lancer de dés. Nous nous sommes vus comme poignée lancée par le temps, comme reproduction d’une combinaison de chiffres toujours relancée et nous savons que nous sommes personne, que nous nous faisons nous-mêmes dans les traces du temps, mais distraitement. Il nous reste à voir à quelle condition nous pouvons, en plus, être la main qui jette les dés, ou du moins quelques dés, étant entendu maintenant que, quoi qu’il en soit, nous ne cessons pas, par ailleurs, d’être nous-mêmes ou personne, c’est la même chose. À quelle condition, donc, pouvons-nous nous faire auteur et participer à la production des traces du temps, alors que, comme personne, nous sommes simplement produits par le temps ?

Prenons les dés en main et lançons-les. Ils roulent de la même façon que si le temps seul les lançait. La poignée se disperse de même. Seulement, alors que le temps les rejoue avant même qu’ils ne s’arrêtent, nous attendons qu’ils se posent et nous notons leur combinaison. En serait-il autrement, d’ailleurs, que nous ne produirions aucune trace que le temps ne produise par lui-même. Nos combinaisons seraient reprises dans le temps sans que nous y ajoutions quoi que ce soit et nous serions seulement personne. Si, donc, nous sommes la main qui jette les dés, quelques dés du temps, cette main va de pair avec la pause des dés, de telle manière qu’il n’y a pas d’auteur qui ne note l’arrêt des traces qu’il produit. Car, encore une fois, si nous ne notions pas les combinaisons de chiffres qui sortent, celles-ci seraient rejouées immédiatement par le temps et leur pause ne serait jamais que notre propre durée toujours renouvelée. Aussi, si nous notons les chiffres de nos lancers, c’est qu’ils ne durent pas à la manière des combinaisons que le temps produit et par lesquelles il nous produit. Nous pouvons bien mesurer la fréquence d’une combinaison, telle 3-5-6-3-4, mais cette fréquence n’a de sens, précisément, qu’en ce que chaque série 3-5-6-3-4 est fixée. Elle n’est pas reproduite par les avances perpétuelles du temps qui la tracent et la retracent. Pour la main qui en est l’auteur, elle est simplement reproductible sans être nécessairement reproduite. Cette main note, elle, une combinaison et puis une autre et puis une autre, et ce n’est, éventuellement, qu’en élaborant des calculs statistiques qu’elle pourra établir des gradations de fréquences et produire des sortes d’identités relatives.

Ainsi, nous arrivons à une première conclusion : un auteur ne rejoue pas ses dés de la même façon que le temps. Alors que celui-ci reproduit les combinaisons sortantes par son avancée perpétuelle, l’auteur, lui, ne peut que les re-produire comme autant de re-commencements. Il doit attendre qu’elles se posent, récupérer les dés et rejouer le lancer. Alors que les lancers du temps sont continus, ceux de l’auteur sont discrets. Le temps, certainement, les reprendra et les rejouera à sa manière, mais, pour l’auteur, elles sont tracées dès qu’il les présente et il ne peut plus les rattraper. Le temps les relance et les reproduit, mais, l’auteur, lui, arrive trop tard, quand les dés sont jetés. Il joue son temps au coup par coup, instant par instant, photographie par photographie, phrase par phrase, pose par pose, en basculant et rebasculant depuis le passé de sa personne vers le présent de son dire. Le présent est cela : la règle de re-production des dires. À ce moment-là, nous ne suivons plus l’avancée du temps sur notre personne, toujours jetée et jetée à nouveau ; nous prenons du retard et laissons l’avance du temps advenir. Cet avènement du temps est, précisément, notre présent d’auteur.

***

Si notre présent d’auteur est discret, si nous re-jouons nos dés à chaque fois comme une partie qui re-commence, il ne faut pas en conclure pour autant que chacun de nos lancers est indépendant. Si tel était le cas, nous ne serions tout simplement pas auteur. Certes, leur succession ne produit pas des durées à la manière de notre personne et de toutes les choses que le temps produit de lui-même. L’auteur ne les sait pas comme une personne se sait elle-même, en mémoire. Celle-ci provient de l’avance du temps, mais l’auteur, lui, arrive toujours trop tard. Chaque lancer qu’il jette, en somme, lui advient comme un coup ou un présent nouveau.

Pour autant, si chaque présent est un cadre discret, l’auteur n’est auteur, précisément, qu’en ce qu’il tisse une plastique entre ces cadres. Il fait jouer, non pas en chacun d’eux, mais entre eux, entre les photographies, entre les pages de papier, entre les clics de souris, entre ses gestes mêmes, ou entre les mesures de sa musique, une esthétique de corpus. Il fragmente donc ses lancers de telle manière qu’ils tissent entre eux une texture de durée. Simplement, cette durée n’est pas une manière de vivre le passé, elle est tout entière dans l’instant présent. C’est à ce titre qu’elle advient à celui qui vient à sa rencontre, comme un instant qui dure entre des fragments. Mais à tout moment, bien sûr, chacun peut redevenir personne et puis revenir dans le présent quand il en aura le temps.

b.h Le présent est le temps où nous nous faisons auteur et toujours pour un autre auteur. Nos dires sont des hypothèses sur le monde que nous ne sommes pas.

Comme personne, nous sommes reproduits par le temps et nous nous reproduisons dans le temps. Comme auteurs, nous re-produisons notre présent instant par instant et, si nous sommes reproductibles, nous ne nous reproduisons pas pour autant. Notre reproduction ne dépend que du temps et non de nous-même. Aussi, en tant qu’auteurs nous sommes nécessairement singuliers, uniques. Ce que nous disons ne peut être dit que sous l’égide du « je ».

Mais encore, ce « je » est nécessairement en retard sur ses dires. Ils sont son présent dans la mesure où il leur cède son avance. C’est ce retard qu’il produit comme esthétique, qu’il tisse dans la plastique des fragments de son corpus. Il est lui-même l’écart différentiel qui se joue entre ses photographies, entre ses phrases, les gestes de son corps ou les mesures de sa musique. Il n’y a donc pas d’auteur qui ne soit en écart de lui-même. Ou encore, pour le dire autrement, un auteur est toujours auteur pour un auteur. Sa singularité, son « je », sont déjà des retards, c’est-à-dire des écarts d’auteur. Il est lui-même comme singularité étrangère à elle-même, comme étrangeté à lui-même.

Cette étrangeté de l’auteur à lui-même, qui peut être, c’est la même chose, une étrangeté entre auteurs, n’est pas une sorte d’état ou de nature ou de caractère qu’il conviendrait d’attribuer à tel ou tel d’entre nous. Elle est produite et re-produite. L’auteur n’a pas d’autre origine que de se produire lui-même comme avènement d’un présent et il ne se produit pas autrement que dans le corpus de ses dires. Il se dit comme étranger et ses dires sont, par conséquent, des hypothèses sur le monde qu’il n’est pas.

Ce sont des hypothèses, car, pendant qu’il photographie, qu’il écrit ou qu’il danse, il continue, quoi qu’il en soit, à se savoir comme personne, tel que le temps le fait être. Son présent n’abolit pas le passé, il vient en plus. Aussi, ses dires ne peuvent pas avoir la texture de savoir qui fait sa personne. Ils disent les choses telles que l’auteur, précisément, ne les sait pas.

Mais en même temps, ce qu’il dit n’est pas un autre monde que celui des choses et des personnes. L’auteur se met en retard, il rencontre le présent qui lui advient, mais ce présent est encore l’avance du temps, celle-là même qui trace toute chose dans le passé. Aussi, le retard et l’étrangeté de l’auteur ne sortent pas du temps. Simplement, ils le posent à l’instant où il est encore possible. Les auteurs, en somme, donnent des traces des mondes possibles, tels qu’ils précèdent la réalité des choses qui se trace dans le passé. Ils saisissent les traces au moment où elles se présentent, mais ils ne peuvent les saisir qu’en les posant. Aussi sont-elles nécessairement, lorsqu’il les dit, en écart par rapport à ce que le temps les fait et les refait. À ce moment-là, elles sont sans passé, tout entières présentes, mais seulement présentes, possibles sans être encore réelles, reproductibles sans être reproduites.

***

Maintenant, lorsqu’un dire est reproduit, il bascule dans le passé. L’auteur a disparu et le présent avec lui. Certainement, il pourra à nouveau advenir pour un auteur qui viendra à sa rencontre, qui rebasculera dans l’instant présent. Cet auteur redécouvrira les possibles qu’ils disent et l’horizon du nom dont ces possibles sont, en somme, le paysage. S’il les rencontre, il re-produira les hypothèses de Willy Ronis, toujours à l’écart, comme contre-don. Mais ces dires qu’il contre-donnera dans le présent de l’éthique du don, perdront eux aussi leur présence dès lors qu’ils seront reproduits.

Ainsi, dans le présent, les dires sont des graphies que l’auteur habite de sa plastique et qu’il produit par son esthétique. Ils sont reproductibles mais ne sont pas reproduits et c’est pourquoi ils se donnent à un public. Mais, dès lors qu’ils sont reproduits, le public disparaît et l’auteur avec lui. Le présent s’est résorbé et nous redevenons personne, tracés dans le temps passé. L’auteur est toujours dans ses dires, puisqu’il n’est rien d’autre que leur esthétique, mais il est replié maintenant dans leur graphie. Il n’apparaît plus et il faudra un nouveau présent d’auteur pour le re-présenter.

b.i À partir du problème des images, tracer une voie qui nous rende le passé et qui nous rende au passé, pour nous y tracer et y dire nos possibles.

Si l’on appelle « images » les reproductions de dires qui habitent maintenant le passé, il devient aisé de comprendre pourquoi nous avons si peu de discours sur les photographies. Elles ne peuvent être rencontrées que sous le mode de l’avènement, du contre-don et du dire d’auteur, et non pas comme objet de théorie. Mais en même temps, elles sont reproduites aussi bien que n’importe quelle graphie. Elles ressemblent en ce sens à des pages de roman ou à des ritournelles populaires, ou même à des peintures. Or, nous avons l’habitude de parler et de discourir à propos de littérature, de mélodies ou de tableaux. Nos mots en prennent possession par une sorte de complicité chronologique, de telle manière que le temps qui avance dans nos discours ressemble au temps qui avance dans les choses à propos desquelles nous discourons. Le cinéma, par exemple, est narratif, mais, surtout, il se déploie dans un temps qui annonce un futur. Il raconte de lui-même une histoire ou même seulement une linéarité et c’est cette linéarité qui se retrouve dans les propos que nous tenons sur le cinéma. Et il en va de même d’un tableau, où les éléments sont composés et peuvent donc être racontés les uns après les autres.

Or, précisément, cette linéarité du temps du discours ne se retrouve pas dans les photographies. Elles ne permettent pas le futur ; elles se présentent et passent dans le passé. Dans un sens, elles semblent donc être des images comme les autres, et, ainsi, pouvoir supporter toutes nos théories ; mais de fait, elles n’en supportent aucune. Tout ce que nous pourrons en dire devra se tenir à l’écart et rien ne permettra de les digérer dans l’analogie de nos histoires. Aussi, les photographies semblent-elles des images bâtardes qui brûlent les ailes d’avenir des discours qui se frottent à elles et qui ne peuvent avoir d’autre statut qu’illustratif. L’écriture et la parole qui se mêlent de photographie, si elles veulent rester linéaires, ne peuvent être que contre les photographies. Non pas en contre-don, mais en opposition ; en guerre pour un pouvoir sur le temps.

Tant que la photographie reste illustrative, elle est vaincue et nous avons pris l’habitude de faire triompher nos discours en la terrassant. Elle est alors l’emblème de la victoire de nos mots et elle comble bien des faiblesses de nos propos. En exhibant des photographies, il nous semble que nous sommes plus convaincants. Nous déployons alors toute une stratégie du pouvoir de parler que l’on appelle communication et qui se passe, finalement, du sens même de nos paroles. Le choc des photos remplace le poids des mots.

Mais surtout, cette stratégie nous empêche de voir les photographies, tel un opium qui nous permet d’oublier la temporalité qu’elles imposent. Nos avenirs deviennent délirants, leur triomphe impose davantage d’illustrations, et ces illustrations nous rappellent encore que le temps va à rebours de nos illusions. Aussi faut-il délirer davantage sur l’avenir dans une logorrhée communicationnelle qui, finalement, ne parle que d’elle-même et ne dit plus rien du monde. Nos discours deviennent de pures idéologies et de pures propagandes.

Pourtant, nous avons sous les yeux d’autres possibles, non pas comme futurs réalisables, mais comme perspectives de passés. Pour peu que nous ne cherchions pas le pouvoir des mots, les photographies nous apportent une autre demande. Elles ne nous ordonnent pas d’être réalistes, mais elles enrichissent nos vies et notre personne de traces toujours nouvelles. Le temps nous jette dans un passé dont elles sont, parfois, partie prenante des constellations de nos mémoires. Nous ne pouvons pas parler d’elles, mais nous les parlons comme notre vie parle d’une certaine manière d’avancer le pied ou de la voix de Bob Dylan. Elles sont nous, et c’est pourquoi nous ne discourons pas à leur propos.

Il apparaît alors que la littérature, la musique, la peinture, la philosophie même, basculent dans le temps photographique. Leur prétendue linéarité n’était, pour elles aussi, qu’un moyen de les tenir en illustration. Même un roman ou un traité de logique, même un film, ne sont pas linéaires. Ils peuvent bien présenter des séquences ordonnées comme des successions, mais celles-ci sont toujours des raisons partielles. Elles sont des modalités plastiques qui se jouent entre des fragments sans jamais pouvoir définir leur corpus comme un tout linéaire. Il y a toujours, quoi qu’il en soit, un point final et ce point final est un silence qui interrompt l’ordre successif et le ramène à des fragments d’avènement qui ont été. Il en fait, par conséquent, un simple moment plastique qui n’est même pas nécessaire. La littérature apprend à se passer d’histoires, la musique de mélodies, la peinture se joue entre des ébauches qui ne prétendent plus annoncer le grand œuvre final. Les dires se jouent entre des fragments d’esthétiques libérées du poids du futur, qui se donnent maintenant comme autant d’images passées que nous pouvons être en personne.

Pour affronter le problème des images, il nous faut donc déconstruire le système complexe qui lie le pouvoir de la parole à la linéarité du temps, cette illusion de futur qui nous rend amnésiques au passé et qui nous prive du présent. Il n’en va pas seulement d’une sorte de question qui n’intéresserait que les passionnés de photographie, mais de notre temporalité même. Il s’agit de découvrir une autre voie que celle qui conduit aux futurs délirants et aux délires futurs ; une voie qui nous rende le passé et qui nous rende au passé, pour nous y tracer et y dire nos possibles.

b.j L’art est la production et la re-production de la connaissance des possibles.

Le problème que posent les images est aussi celui de la reconnaissance des auteurs. Car si les dires deviennent des images dès lors qu’ils sont reproduits, si leur esthétique se replie dans leur graphie, rien ne les distingue alors entre toutes les reproductions graphiques, qu’elles aient été des dires ou non. Ce problème prend une forme aiguë dans le champ de ce que l’on appelle les arts plastiques puisque, ici, il paraît inquiétant de ne plus pouvoir distinguer une œuvre d’artiste et de simples graphies reproduites. On invoque alors l’original, qui doit être exposé dans quelque musée ou galerie, et auquel doivent renvoyer toutes les reproductions dont on pourra dire qu’elles ont un rapport à l’art. On tient alors cet original pour l’œuvre elle-même, le seul objet d’art qui puisse véritablement être attribué à un artiste. Il sert de critère de distinction entre l’art et ses reproductions d’une part, et les simples reproductions graphiques d’autre part.

Pour autant, le problème n’est pas résolu. On peine à trouver l’original d’une photographie ou d’un film, par exemple, et on ne sait pas trop s’il s’agit d’art ou pas. Mais surtout, même en ce qui concerne la peinture, de nombreux propos sur l’art peuvent être entendus et compris sans qu’il soit nécessaire de se déplacer au Musée. Les reproductions montrent très bien ce que le discours expose et elles permettent de suivre les démonstrations quant au talent, à l’originalité ou au génie de l’artiste. L’art rentre alors dans ce que l’on peut appeler un contexte d’illustration, et la question se repose de sa distinction, car, des dessins d’enfant aux carrosseries de voitures en passant par le prêt à porter ou même les bonnes pages d’un roman, bien des choses peuvent faire l’objet d’un traitement illustratif. Ainsi, la distinction qui semblait protéger l’original artistique s’étend au contraire à tout ce qui peut être reproduit comme objet de discours illustré. Et l’on peut invoquer l’original d’une boîte de lessive au même titre que celui de la baigneuse de Ingres : puisque toutes deux sont imprimées sur des pages où l’on parle d’elles, c’est que l’on doit trouver les originaux de leur reproduction quelque part. Certes l’un se trouvera dans un supermarché, l’autre dans un Musée, mais il faudra maintenant trouver un critère de plus pour distinguer le Musée comme un lieu de l’art. On dira par exemple qu’il s’agit d’un lieu de conservation de pièces uniques et que seules les pièces uniques sont des originaux. Mais il faudra encore expliquer pourquoi chaque boîte de lessive n’est pas considérée comme une pièce unique alors que l’on considère que le cinéma est un art ou encore pourquoi un gribouillis d’enfant n’est pas au Musée. L’original, en somme, devra être qualifié et requalifié.

Ce que l’on cherche à sauver ici, quitte à le généraliser dans la confusion, ce n’est pas l’auteur ou l’œuvre, mais plutôt l’idée selon laquelle l’art se définirait par un jugement. Certainement, qu’une boîte de lessive soit de l’art au même titre que la baigneuse de Ingres prête à discussion, à dispute, voire à des replis sur des positions catégoriques, mais on préfère cela dans la mesure où l’on peut continuer à croire que l’art est ce que l’on juge comme tel. Ce que l’on appelle le jugement esthétique peut être bien flou et controversé pourvu qu’il vise la conclusion « ceci est de l’art » et, par défaut donc, « cela n’est pas de l’art ». On sera même prêt à sacrifier la nécessité d’un original, à la manière de Duchamp ou de Warhol, pourvu que l’on sauve une situation bien normée, selon laquelle celui qui regarde a en face de lui un objet qu’il analyse et juge en fonction des critères de ce qu’il appelle « art ». Les critères peuvent être objectifs, subjectifs, de goût, de dégoût ou d’indifférence, aristocratiques ou démocratiques, formels ou sensibles, et l’on peut écrire des milliers de pages pour les exposer, les expliquer, les argumenter, les enseigner, il n’en demeure pas moins que toutes ces pages ne sont que des écoles de formation du jugement artistique.

La situation du regardeur face à l’œuvre se prolonge ainsi aisément dans une situation de lecture où le lecteur se trouve face à la page. Il ne juge peut-être pas de la même façon ce qui est écrit et l’œuvre dont il est question, mais il faut au moins qu’il y ait quelque relation entre ce qu’il lit et l’illustration pour qu’il ne perde pas son temps. Et cela vaut encore pour les écrits concernant la musique ou la danse : toujours le spectateur est amené à poser l’œuvre comme objet d’un jugement que le discours lui enseigne, ou, du moins, propose à son approbation. De telle façon que juger, c’est toujours exposer, à la fois dans le sens où l’œuvre est posée en face du regard et dans le sens où cette exposition fait l’objet de développements explicatifs, d’un exposé.

Les critiques et les théoriciens sont, bien sûr, les fers de lance de ce jugement. Ils en font leur raison d’être, leur gagne-pain et leur renommée. Mais sitôt que l’on sort de la docilité scolaire, il apparaît aussi que chacun peut, de son propre chef, se dire critique, avec des critères de distinction de l’art qui relèvent autant du lieu commun que de la certitude subjective. Par suite, chacun peut croire ainsi s’opposer à bien des erreurs ou des fausses normes, alors que tous partagent une même définition de l’art comme jugement. Et cette définition est à l’œuvre partout où quelqu’un que l’on peut appeler le récepteur, qu’il soit regardeur, lecteur, auditeur ou autre, se trouve face à quelque chose. Cette situation, que l’on peut encore appeler la situation du tableau, se retrouve dans la rue devant des affiches, devant la télévision, l’écran de cinéma, au Musée, dans un supermarché, partout où une explication propose un critère de jugement de la chose à laquelle le récepteur fait face. Le publiciste, le chef de rayon, aussi bien que l’internaute qui justifie la note qu’il attribue à un film ou un livre ou un spectacle, jouent le même jeu que le critique, le théoricien ou le commissaire d’exposition.

La situation du tableau s’étend donc de la baigneuse de Ingres jusqu’aux boîtes de lessive, et au-delà. Elle met en jeu tout un complexe de réception et de jugement qu’il faut déconstruire. Concernant l’auteur, elle fonctionne par attribution. Le nom désigne ici l’homme auquel l’objet jugé artistique doit être attribué. Certainement, sa renommée entre souvent dans les critères de jugement, et l’on se penche d’abord sur le cartel d’explication avant d’évaluer l’œuvre. Mais, inversement, il n’y a pas d’objet jugé comme artistique sans qu’il ne soit permis de nommer son auteur. Et le nom du fabricant de lessive rejoint Ingres au Panthéon des artistes. Ici encore, les disputes peuvent être féroces entre les tenants du grand art et de l’art de supermarché, mais le contexte reste le même. Il s’agit toujours de s’attribuer la figure du juge en attribuant la figure de l’auteur. L’artiste se retrouve ainsi exposé tout comme son œuvre, à tel point que, souvent, l’exposition de la biographie de l’un tient lieu d’argument pour justifier la valeur artistique de l’autre. Il s’ensuit une reconnaissance de l’auteur, mais, précisément, en tant qu’il est posé comme objet de connaissance. Il est ce dont le discours parle, mais non pas celui que l’on rencontre dans son œuvre.

***

Dans ce complexe du tableau, l’auteur ne peut pas m’advenir parce qu’il est, à l’inverse, celui que nous posons comme support pour l’attribution de notre jugement artistique. Nous le définissons comme l’autre opposé du récepteur que nous sommes, et, par conséquent, nous ne pouvons pas être auteur avec lui. Ici, l’éthique d’auteur n’a d’ailleurs pas de sens. Chaque artiste ne peut être qu’une sorte de talent ou de génie replié sur sa vie et la conclusion s’impose comme une alternative : nous sommes reconnus comme artiste ou bien nous reconnaissons les artistes.

Il suffit pourtant de céder un instant son présent aux images pour que l’auteur nous advienne, non pas en personne, mais bien comme celui qui habite leur corpus et qui s’invite dans notre regard. Il n’est plus celui dont on parle comme support d’attribution, mais celui pour lequel il faut contre-donner un dire. Avec lui, je dois me faire auteur moi-même. La question de la reconnaissance change alors radicalement de sens. Il ne s’agit plus d’argumenter un jugement, mais de produire et re-produire une éthique d’auteur. Le nom de l’auteur n’est plus la renommée d’une personne et sa biographie n’a plus de fonction ici. Elle ne concerne pas nos dires. Le nom de l’auteur est toujours, si l’on veut, un pseudonyme. Mais il est encore davantage un écart, une distance, c’est-à-dire une reconnaissance d’étrangeté. Ce n’est donc pas à travers des critiques, des théories, des discours experts que se construit cette reconnaissance, mais dans le jeu des dons et des contre-dons, et toujours publiquement. Il faut alors changer la fonction même de la connaissance et la faire passer du statut d’argument au statut de dire. Elle est ce que les auteurs disent, ou encore, le paysage du monde dont ils tracent leur horizon. L’art change sans doute de sens lui aussi. Il n’est plus l’objet d’un jugement, mais la production et la re-production de la connaissance des possibles. Il n’a plus besoin de critères puisque, de dire en dire, les auteurs se reconnaissent les uns les autres.


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