L’avenir n’a pas d’avenir

À propos de la ligne du temps, des passés qu’elle détruit, de l’actualité qui la fétichise.

 

Marc Tamisier

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Avertissement : Afin d’éviter les malentendus quant au sujet de ce livre, il convient de distinguer l’avenir et le futur. L’avenir demande une condition supplémentaire au-delà de ce que nous réalisons. C’est à propos de cette condition qui adviendra que se font toutes les spéculations. Le futur, lui, prend la suite de ce que nous faisons. Il est le prolongement du passé. Ainsi, lorsque l’avenir paraît, le futur est effacé au profit de la spéculation. Ce livre est donc aussi à comprendre comme une proposition de construire nos  futurs … sans avenir.

 

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Sommaire

Avant-propos

PREMIÈRE PARTIE : LE SCANDALE DE LA FLÈCHE DU TEMPS

La construction de la flèche du temps

  • Le tracé des instants
  • À gauche, l’aura de l’origine
  • À droite, la gloire de l’avenir
  • Le spectacle du temps immobile
  • Les événements
  • La linéarité du temps
  • Les dates
  • Le champ de bataille des avenirs

Quelques développements

  • Retour sur l’aura, quelques images d’avenirs possibles
  • Les trois moments de l’événement
  • Gloires patientes et gloires instantanées
  • La spéculation et l’argent

 

DEUXIÈME PARTIE : UN MARCHÉ DES POSITIONS

Quand Simon va faire ses devoirs

  • Le cadrage et la position
  • La domination de l’espace de représentation
  • Quand les Grandes explorations trompent Simon
  • L’injonction d’avenir et de position

 

TROISIÈME PARTIE : L’AMNÉSIE PAR L’ACTUALITÉ

À qui profite la domination de l’espace de positions ?

Première réponse : les capitalistes

  • À propos des cartes avant l’espace vide et les positions
  • Newton et l’espace de position
  • Insuffisance de la réponse communiste

Deuxième réponse : à la suite de Max Weber

  • Insuffisance de la réponse fondée sur le protestantisme et description de l’appareil spéculatif

Comment nous nous illusionnions nous-mêmes ?

  • L’invention de l’oubli par l’actualité
  • Précisions quant au métier de journaliste

 

Conclusion

  • Que serait le temps, en effet, si nous n’oubliions pas que nous l’exploitons chaque jour d’actualité ?

 

 

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AVANT-PROPOS

 

En finir avec l’avenir, ce titre peut sembler provocateur et désespérant, provocateur parce que désespérant. Pourtant, il n’en est rien. Il ne s’agit pas d’une de ces baselines ou de ces punchlines chères aux communicants qui rameutent le client au son du scandale. Non. En finir avec l’avenir dit simplement et clairement le sujet de ce texte. Car il ne s’agit pas d’une provocation, mais plutôt de réagir devant l’urgence. Les glaciers fondent, des espèces animales entières disparaissent, les déchets des hommes, et des hommes seuls, asphyxient les océans, pourrissent les sols et encombrent même le ciel. Les spéculateurs affament des populations entières au nom d’un soi-disant droit à s’enrichir à outrance, les tyrans détruisent leur peuple pour accroître sa sécurité et des politiques peaufinent un régime électoral vidé de toute démocratie, qu’ils l’appellent illibéral ou autoritaire tout simplement. Cet avenir ne mène à rien de bon. Personne ne peut en vouloir hormis ceux qui auront le pouvoir d’en profiter.

Cependant, ce texte ne proposera pas seulement d’en finir avec cet avenir-là, mais bien avec tous les avenirs imaginables. Il faudra le lire pour saisir l’explication de cette proposition, mais disons simplement, en avant-propos, que tout avenir suppose la dévaluation du passé et, partant, l’effacement de ses traces. Cela revient à dire que tout avenir, finalement, s’effacera lui-même. Celui qui fait table rase du passé, qu’il le fasse au nom d’un avenir commun ou au nom de son enrichissement privé, au nom de la pureté de sa race ou au nom d’un monde sécurisé, se condamne nécessairement au nihilisme. Car ce qu’il produira ne sera qu’un moment éphémère qu’il devra encore digérer au nom du moment à venir. Pour le dire simplement : l’avenir n’a pas d’avenir.

Par conséquent, la course à l’avenir qui nous fait espérer n’a de sens que d’entretenir elle-même sa propre illusion. Elle ne tiendrait pas un seul instant si nous cessions d’y croire comme un héroïnomane demande sa dose. Nous aurons à préciser quelle est cette drogue de l’avenir et comment elle nous aveugle, mais doit-on penser que nous allons, ce faisant, nous enfoncer dans le désespoir ? Sans doute, si l’espoir ne peut être autre chose qu’une attente d’un miracle. Mais le renoncement à cet opium n’est pas nécessairement triste et déprimant. Bien au contraire. D’ailleurs, conseillerait-on à un héroïnomane de continuer à souffrir sa destruction sous prétexte qu’il va devoir passer le délicat moment du sevrage ? Certainement pas. Mais, qui plus est, s’agissant de la fin de l’avenir, le sevrage ressemble plutôt à une explosion de joie.

Car le passé et ses traces que nous ruinions pour forcer le temps à faire signe vers l’avenir sont comme enfermés dans une sorte de caverne d’Ali Baba. Ils sont riches de possibilités qui dépassent largement ce que nous pourrons en faire. Ces traces brillent tant qu’elles nous éblouissent et nous devons chercher notre chemin à tâtons. Nous avons alors à tracer à notre tour une sorte de perspective dans ce passé, c’est-à-dire à en recréer une part, modeste, mais une part qui continuera avec nous et après nous. Les autres traces que nous ne pourrons ou ne voudrons pas re-produire ne continueront peut-être pas, à moins que d’autres que nous les prennent avec eux pour dessiner le chemin de leur vie. Mais, même si nous sommes très nombreux et très divers, nous ne pourrons jamais épuiser la richesse du passé, d’autant plus que nous le re-produisons sans cesse comme un feu d’artifice perpétuel. Chacun de nous, chaque peuple ou chaque famille ou chaque amitié recrée selon ses moyens et, surtout, propose les traces de sa récréation à ceux qui vont venir. Qu’en feront-ils ? Nous ne pouvons pas le savoir. Le saurions-nous d’ailleurs que nous ferions de nos descendants des esclaves de notre passage, ce qui serait encore une illusion d’avenir autant qu’une oppression délirante.

Nous héritons, nous créons, nous transmettons et ceux qui viendront hériteront, créeront et transmettront. Ainsi va le sens de la vie. Il n’a pas besoin d’avenir qui le guide parce qu’il se trace lui-même.

 

Voilà quel sera le propos de ce texte. Pour l’expliquer davantage, nous partirons d’une pratique très répandue, si répandue et si simple à mettre en œuvre que nous ne voyons même pas le sens qu’elle porte. Cette pratique est celle de la ligne du temps, ce trait que nous traçons dès l’école, qui commence sur la gauche d’une page de cahier et qui se termine par une flèche à droite. Mais la ligne du temps est aussi ce principe qui organise nos emplois du temps et nos agendas, et c’est encore lui qui nous pousse à spéculer toujours davantage.

 

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PREMIÈRE PARTIE : LE SCANDALE DE LA FLÈCHE DU TEMPS

Où il est montré que la ligne tue le temps

 

La construction de la flèche du temps

Lorsque nous sommes enfants, nous apprenons à représenter le temps sous la forme d’une ligne dirigée de la gauche vers la droite, dans le sens de notre écriture alphabétique. Nous comprenons rapidement que cette représentation est approximative parce que le temps est beaucoup plus long que cette ligne que nous traçons sur notre cahier d’écolier, plus long encore que la frise historique qui parcourt les murs de la classe. Nous savons ainsi très rapidement qu’aucune ligne que nous tracerons ne sera jamais assez longue pour représenter le temps dans toute sa durée et que chacune ne sera qu’une image de la ligne du temps originale que nous ne pouvons pas représenter.

Cependant, le fait que nous reconnaissions immédiatement que notre ligne n’est qu’une image ne compromet pas sa valeur et son enseignement de génération en génération, au contraire. Car nous supposons qu’une image a nécessairement moins de valeur que ce qu’elle représente et, en l’occurrence, que la ligne du temps que nous traçons a nécessairement moins de valeur que le temps lui-même.

Nous comprenons alors que ce manque de valeur de l’image que nous traçons est parfaitement légitime parce que notre propre temps d’homme n’est déjà, en somme, qu’une image du temps lui-même. Les bornes de la ligne du temps, par conséquent, nous paraissent correspondre aux limites de nos capacités d’êtres vivants : notre vie d’homme s’inscrit dans le temps comme notre ligne s’inscrit dans la page qui la dépasse. Elle commence après que le temps a commencé et le temps continuera lorsqu’elle sera terminée. Notre vie n’est pas infinie et notre temps est compté. C’est pourquoi alors même que nous ne pouvons pas présenter le temps tel qu’il est, nous nous autorisons à le représenter tel qu’il nous paraît être avec ses échelles annuelles, mensuelles, millénaires et ses dates. Ainsi, restons-nous dans les limites de notre finitude et de l’espace dans lequel nous la traçons.

Le tracé des instants

Lorsque nous traçons la ligne du temps, nous lui donnons une direction. Nous disons en somme que le temps avance comme la pointe du stylo sur la feuille de papier et que c’est au cours de cet avancement que se constitue un passé et que s’indique un avenir. Nous faisons tout cela d’un trait de crayon. Cependant, même si cela va vite, dès lors que nous savons manier un stylo et une règle, le trait que nous traçons réunit deux dimensions du temps qui ne sont pas nécessairement liées.

La première est évidemment l’avancée du temps. Cependant, la représentation de cette avancée ne produit pas nécessairement de traces et elle ne signifie pas davantage d’avenir. On pourrait se la représenter comme une pointe de stylet sans encre qui effleure le papier sans prendre une direction plutôt qu’une autre. Notre pointe sèche irait de-ci de-là sans laisser de traces et, malgré cela, elle représenterait bien à chaque instant et d’instant en instant l’avancée du temps.

Si nous mettons de l’encre dans notre stylo, ce n’est donc pas simplement pour signifier le temps qui passe à l’instant où il passe. Nous disons aussi, avec notre encre, que le temps a passé et que ce passé est encore là. C’est alors ce passé, semble-t-il, que nous représentons sous la figure d’une ligne. Ce faisant, notre encre trace quelque chose comme un écart, une distance entre l’instant de sa position actuelle et les instants passés. Elle trace aussi, par conséquent, l’écart entre les instants passés eux-mêmes.

À gauche, l’aura de l’origine

Notre stylo trace ainsi les passés de son avancée. Cependant, si nous en restions là, nous n’aurions pas encore la ligne du temps. De fait, chaque fois que l’un d’entre nous fait courir son stylo sur une feuille, son trait est une représentation de son propre passé. En se traçant, le trait se représente lui-même. Nous devrions donc avoir, en somme, autant de temps que de lignes tracées et il ne nous viendrait d’ailleurs même pas à l’esprit que chacune de ces lignes est une représentation du temps. Par conséquent, si nous prétendons tracer non pas simplement un trait parmi d’autres, mais bien la ligne du temps lui-même, si nous pensons que notre ligne est l’image d’un temps unique et que toutes les lignes du temps sont les images de ce même temps unique, c’est que nous donnons ce sens à notre tracé.

Comment procédons-nous ?

Nous avons besoin pour cela d’une origine commune à toutes les lignes que nous-mêmes ou d’autres avons tracées, traçons et tracerons. Cette origine, par conséquent, ne peut pas être simplement le premier point que chacun de nous trace pour commencer une ligne qui ne sera que la nôtre. Nous devons donc distinguer, d’une part, l’origine du temps commun à toutes les lignes du temps, à tous les hommes, à tous les êtres vivants, voire aux planètes et, d’autre part, son commencement sur notre feuille devant nos yeux et sous nos mains. Et nous comprenons immédiatement que ce commencement-là est toujours seulement l’image appro-ximative de l’origine du temps commun, laquelle, bien évidemment, ne nous a pas attendus. Elle était déjà là avant même que le stylo se pose et nous devons reconnaître que, sans elle, nous n’aurions même pas pensé à commencer une ligne du temps. En retour, nous devons aussi dire que, bien que personne ne puisse la représenter, c’est par cette origine que nous faisons de chaque ligne tracée l’image de toutes les lignes du temps et du temps lui-même.

Le commencement du tracé de notre ligne sur notre feuille n’est donc pas l’origine du temps, car le temps lui-même a toujours déjà commencé. Cela va sans dire, mais en le disant nous comprenons que le premier point de notre trait n’est pas seulement le début d’un trait, il est rien moins que l’indice de notre finitude au sein d’un temps qui nous dépasse. Et, parce que cette finitude est indéniable dans la mesure où nous ne pouvons pas prétendre être infinis, le fait de pointer le commencement de notre temps justifie la valeur de notre ligne comme simple image du temps : elle est ce que nous pouvons connaître du temps dans les limites de notre finitude. Et encore, dans la mesure où son commencement fait signe vers l’origine du temps lui-même nous comprenons pourquoi la ligne que chacun d’entre nous trace n’est pas seulement notre représentation du temps, mais l’image de toutes les lignes du temps qui sont toutes l’image du temps infini vers lequel chacune fait signe.

En somme, notre ligne est ainsi approuvée par le temps lui-même dans ses origines lointaines — loin quelque part à gauche de son commencement — précisément parce que nous ne conférons à notre représentation qu’une origine proche – juste-là, devant nous sur la gauche d’une toute petite feuille de papier. Nous pouvons alors dire que le commencement de notre tracé est habité par l’aura de l’origine du temps et que c’est cette aura qui lui donne sa valeur de représentation du temps. Sans elle, le premier point sur la feuille n’aurait absolument aucune signification temporelle. Inversement, c’est cette aura qui justifie et garantit la valeur symbolique de la ligne que nous traçons. À travers elle, nous voyons la ligne du temps lui-même là où nous n’avons en fait qu’un trait quelconque.

À droite, la gloire de l’avenir

Nous voilà donc au moment du premier point. Le tracé de ce point est cependant encore bien loin de dessiner une ligne. Car rien jusqu’ici n’a exigé une quelconque direction. Le trait pourrait très bien avancer vers toutes sortes d’azimuts et nous aurions alors à tracer toutes sortes de passés partant dans tous les sens. Il nous serait par conséquent bien difficile de signifier une unique origine avec notre stylo, même si nous avons compris que cette origine est vue depuis notre finitude. Nous aurions en fait une multitude de commencements possibles, aussi variée que l’exigeraient les directions de nos traits, et aucun n’aurait d’aura. Notre tracé n’aurait plus de justification et paraîtrait non seulement désorienté, mais incongru comme un gribouillis. Nous devons donc reconnaître que, si nous choisissons de poser le stylo pour tracer une ligne, c’est que, déjà, dès son commencement nous trouvons son orientation, la direction de l’avenir. Pour le dire autrement, l’avenir est, dès le premier point tracé, la signification du temps qui passe et même de son commencement. Sans avenir, en somme, la ligne du temps n’aurait pas commencé.

La direction de cette ligne vers la droite signifie donc la soumission des traces du passé à une exigence d’avenir. C’est d’ailleurs pour montrer cette soumission que les extrémités de notre ligne sont distinctes : alors qu’à droite, l’avenir est indiqué par une flèche, à gauche, l’origine passée, elle, ne fait l’objet d’aucun signe particulier, à moins qu’elle ne soit mentionnée par un trait d’arrêt. Dans ce cas, le message est d’autant plus clair : le passé ne serait qu’un trait quelconque si l’avenir ne venait l’investir pour lui donner un sens. Ce que l’on peut dire encore de la manière suivante : le passé sans avenir ne vaut rien.

Le choix de la flèche comme représentation du sens du temps a donc une signification très précise et très lourde de conséquences. Lorsque nous la traçons, nous disons avec notre stylo que les traces du temps n’ont de sens qu’à condition de faire signe vers l’avenir et, par conséquent, d’effacer leur poids de passé. Alors que le commencement de la ligne indiquait l’écart irréductible entre l’origine du temps et celle de notre finitude, ce que nous appelions l’aura de l’origine, le côté droit de la ligne signifie que, dans l’avenir à la pointe de la flèche, l’écart originel sera comblé et notre temps rejoindra le temps. Nous vivrons alors au-delà de notre finitude, dans la gloire infinie du temps lui-même. Alors que le passé était irrémédiablement manqué, l’avenir est ouvert. Il est une promesse de gloire.

La flèche qui termine notre ligne à droite, ou plutôt qui l’indétermine, énonce donc la possibilité de la fin de notre finitude et, donc, la direction que nous devons suivre si nous voulons que notre temps ait un sens. Elle ne désigne plus un écart irréductible, mais, au contraire, la possibilité de la résolution de cet écart, possibilité qui dépend de ce que nous ferons et qu’il nous échoit de réaliser. Elle ne supprime pas l’aura de l’origine, mais elle lui impose le sens d’une sorte de moralité de l’au-delà du temps qui passe. Elle est en somme l’étendard derrière lequel nous devons construire non seulement notre image de l’avenir, mais bel et bien notre avenir lui-même comme dévalorisation du passé et dépassement de notre finitude.

Ainsi, si la soumission des traces du passé aux signes de l’avenir est le principe qui conduit la pointe de notre stylo depuis le point de commencement sur la gauche de la ligne vers la flèche qui la continue vers la droite, nous voyons aussi que ce principe temporel est lui-même porté par un sens moral : le passé n’est rien s’il n’est pas habité par une gloire  avenir vers laquelle il fait signe et qu’il nous revient de réaliser. Par conséquent, la valeur de chacun de ses instants dépend des promesses d’avenir qu’il signifie pour nous. En dehors de ces promesses, il est nul et non advenu ; il n’a pas de sens ni en termes de signification ni en termes de direction.

La ligne : spectacle du temps immobile

Ce que nous affirmons encore en traçant notre ligne c’est que, comme tous les passés, son tracé ne vaut rien par lui-même. Il n’a de valeur qu’à condition que notre vision d’avenir lui confère un sens moral et non plus une simple direction graphique.

C’est d’ailleurs pour cela que nous oublions volontiers le temps du dessin, celui que nous avons passé à tracer la ligne avec notre stylo. Ce temps-là était condamné dès son commencement à disparaître pour que nous puissions nous consacrer, maintenant, à l’interprétation morale du temps, comme si celle-ci nous avait été ordonnée d’emblée. Pour le dire sans détour : nous avons tracé une ligne pour nous donner le spectacle de l’insignifiance de ce tracé et du passé qu’il représente.

Cela peut paraître absurde, mais cette absurdité disparaît lorsque nous comprenons que la ligne du temps n’est pas destinée à illustrer notre vie dans le temps, mais plutôt à nous en sortir pour nous placer dans une sorte de position au-delà du temps. Maintenant, depuis cette position nous croyons voir le temps devant nous, à la fois comme orientation de la ligne sur la feuille que nous regardons et aussi comme promesse d’un avenir qui nous appelle et que nous devons réaliser. Nous voyons maintenant le spectacle du temps qui passe, immobile, là, devant nous. Et nous en sommes les spectateurs exigeants, chargés de juger de sa valeur d’avenir. Car c’est à partir de cette position qu’il nous revient de porter notre attention sur tel ou tel point et de juger de la moralité de l’instant qu’il symbolise, de sa signification d’avenir. D’ailleurs, que cet instant soit le premier janvier 4502 ou la naissance de notre fils, c’est déjà à nous d’en décider.

Les événements

La ligne du temps est l’élaboration d’un spectacle. De la même façon que nous oublions toutes les souffrances qu’ont dues endurer les trapézistes pour voler en souriant devant nos yeux, nous oublions le tracé pour jouir de notre position de juge et d’une sorte de disponibilité du temps exposé sur la page devant nous. Nous attendons alors de ce temps qu’il nous plaise, c’est-à-dire qu’il justifie les promesses que nous nous faisons nous-mêmes pour notre avenir. Car, maintenant que nous avons posé le stylo, nous avons sous nos yeux une ligne construite pour éprouver le passé ; pour l’anéantir ou le glorifier, selon qu’il présage ou ne présage pas d’un avenir désirable au-delà de notre simple finitude. Ainsi, lorsque notre regard vise un point sur cette ligne, lorsqu’il lit un instant tracé, il exige que cet instant tienne la promesse que nous nous faisons à nous-mêmes. Quel que soit le point de la ligne que nos yeux regardent, ils produisent cette mise en spectacle du sort fait à un temps passé et tracé qui se débat entre sa soumission à une gloire avenir ou sa disparition.

C’est pourquoi la ligne du temps n’est pas faite pour être saisie d’un seul regard, alors même que nous la voyons comme une ligne continue. Elle est faite pour que nous puissions nous focaliser comme on zoome sur un point et puis un autre et puis un autre, sans que nous ayons à quitter notre position de spectateur qui surplombe le temps. En, cela, elle met le temps à notre disposition pour que nous puissions juger du spectacle que ses moments nous offrent dans leur agonie ou leur promesse d’avenir. Ceux qui résistent à cette épreuve, nous les appelons alors des événements et eux seuls font le sens de notre passé.

Enfin, le fait que nous produisions nous-mêmes ce spectacle de l’agonie ou du sauvetage de nos traces nous porte à croire que nous sommes in fine l’autorité qui décide de la valeur d’avenir du temps qui passe. Jusqu’au jour où le spectacle devient trop horrible pour justifier quelque avenir que ce soit. Ce jour-là nous détournons alors les yeux en attendant de pouvoir à nouveau nous tracer un présent digne de notre intemporalité.

La linéarité du temps

Chaque instant sur la ligne du temps ne peut donc être, au mieux, qu’un événement qui intéresse notre regard. Ce sont ces instants-là que nous nommons « Révolution » par exemple, « 1492 » ou « invention de la photographie ». Sinon, nous ne les discernons tout simplement pas. Aussi, pour que des événements puissent manifester notre intérêt, il faut qu’initialement, tous les points de notre ligne soient identiques. Ce n’est qu’à cette condition que chacun peut alors faire l’objet de notre attention sans que nous soyons séduits par aucun. C’est à cette condition que nous nous élisons maîtres du sens du temps. La ligne nous paraît alors être d’abord un continuum de points indiscernables a priori et nous pensons réellement que le temps est linéaire.

Il faut bien comprendre, cependant, que ce n’est pas le temps lui-même qui est linéaire, mais qu’à l’inverse c’est pour pouvoir en exploiter des événements et pour affirmer notre puissance de directeur du temps, que nous le construisons d’abord comme une ligne continue d’instants indistincts. Ainsi, lorsque, par la suite, nous désignons un point sur cette ligne, nous l’établissons comme événement par le fait même que nous lui prêtons attention. Nous l’extrayons du flux d’insignifiance qui l’emportait. En somme, nous le convoquons pour le placer devant notre tribunal de moralité, pour juger de ses promesses d’avenir. Ce faisant, nous gagnions notre position de juge de leur valeur morale, nous mesurons l’écart moral qui les sépare encore de l’avenir glorieux vers lequel ils doivent faire signe. Et il faut bien voir, encore une fois, que l’événement n’est pas un événement par lui-même ; c’est nous qui le constituons comme tel en construisant notre propre position de juge, par le truchement du tracé de la ligne du temps.

Les dates

Les événements que nous identifions ainsi sont les seules traces du passé que nous conservons parce que nous leur faisons promettre l’avenir que nous jugeons glorieux. Elles étaient des traces, notre regard les transforme en signes et fait disparaître leur valeur de passé. C’est donc en fonction de la signification que nous voulons voir en lui que nous portons notre attention sur tel ou tel instant. Les autres instants et les autres points tracés ne nous intéressent pas et ils n’existent donc pas. Leur spectacle ne nous promet rien, ils sont passés et dépassés.

Cependant, nous devrions dire, plus précisément, qu’ils n’existent pas pour nous, c’est-à-dire relativement à nos propres attentes d’avenir. Or, si nous devions nous en tenir à ces attentes, nous n’aurions pas tracé la ligne du temps seul et unique. Nous rédigerions plutôt quelque chose comme une liste de souhaits personnels ou une éphéméride qui nous parle d’un monde meilleur selon nous, mais nous ne tracerions pas un continuum disponible à tout instant pour tous les regards et reproductible sur toutes les pages de cahier. Nos événements seraient certainement disposés les uns par rapport aux autres selon leur valeur pour l’avenir, mais nous n’aurions pas encore besoin de les dater.

 

Pour terminer notre description de la ligne du temps, nous devons donc nous demander ce qu’apportent les dates et, en premier lieu, pourquoi nous ne pouvons pas nous satisfaire d’un temps sans chiffres. Car, les événements pourraient bien être positionnés relativement les uns aux autres sans que nous ayons à les situer sur une échelle numérique.

Nous savons cependant que l’avenir ne nous dit pas encore ce qu’il sera et qu’il ne le dit à personne. La flèche du temps signifie bien une promesse de réconciliation avec un temps glorieux au-delà de notre temps qui passe, pour autant il nous revient toujours d’évaluer les signes les plus prometteurs. Car si l’avenir nous attend, c’est bien nous qui décidons cependant de l’image ou de l’idée que nous nous en faisons. Le sens de l’avenir qui détermine notre regard sur le temps n’a donc rien de nécessaire. D’autres significations sont possibles, dessinant d’autres figures de l’avenir qui justifieront l’évaluation d’autres événements ou, parfois, des mêmes.

Or, si la ligne du temps symbolise le temps lui-même, le seul et unique, nous devons aussi nous demander quels sont les meilleurs signes qui font signe vers le meilleur avenir seul et unique. Pour trouver une réponse, il nous faut alors poser tous les signes devant nous afin de pouvoir les évaluer relativement les uns aux autres. Les dates ont précisément cette fonction.

Il est important de voir que la datation de notre ligne de temps, sa transformation en une échelle numérique, ne pose pas les événements dans leur succession. Au contraire, les dates permettent de poser, là, en un même instant devant nos yeux, des événements séparés par des écarts temporels parfois très grands et par des différences de valeur d’avenir tout aussi importantes. Ainsi, les instants que nous et d’autres choisissons comme événements sont maintenant posés devant nous tous comme événements d’un temps commun et, par conséquent, indépendants de chacune de nos visions d’avenirs, disponibles pour être évalués à l’aulne du meilleur avenir possible parmi tous les avenirs possibles.

Les dates, en somme, permettent des évaluations comparatives entre les avenirs et entre les signes qui les présagent. Elles permettent aussi la dévaluation de certains avenirs et de leurs événements au profit d’autres qui sont sensés mieux préparer à l’au-delà de notre finitude. Elles sont comme le champ de bataille où les avenirs se font concurrence. Le calendrier d’événements qui sera retenu devra alors être perçu comme le résultat de cette guerre, comme la victoire du meilleur avenir présentement possible, comme la meilleure morale possible et, par conséquent, comme le sens du temps que tout un chacun doit admettre.

Le champ de bataille des avenirs

Concluons sur ce point en soulignant que les graduations de notre ligne du temps, en siècles, années, millénaires ou minutes, ne précèdent donc pas les événements. Ceux-ci ne viennent pas se poser sur telle ou telle date. Au contraire, c’est parce que nous avons des événements et des avenirs à valoriser et d’autres à dévaluer que nous dessinons une échelle de dates pour les positionner de manière synchrone, sur une ligne devant nos yeux. Ainsi, nous leur faisons perdre, définitivement, leur caractère de traces passées pour n’en faire plus que des données concurrentielles. La prise de la Bastille en France, par exemple, ne vient pas se poser sur 1789 comme par hasard. Nous pourrions aussi bien dire qu’elle a commencé bien avant et se continue bien après parce qu’elle suit et précède de nombreux faits passés et futurs dans un enchaînement de circonstances complexe. Mais nous ne le disons pas.

Nous avons supprimé son poids de passé. Nous la plaçons maintenant sur l’échelle des dates dans la stricte mesure où nous voyons en elle le signe d’un avenir qui nous intéresse et qui doit intéresser tout le monde. Sa datation qui isole l’année 1789 ne résulte que du jeu concurrentiel de nos vœux d’avenir et ce jeu exige qu’elle soit posée devant nous en même temps que d’autres événements passés ou futurs. Par exemple, si 1789 a le sens d’une révolution contre la monarchie, alors les successions royales ne peuvent plus être des événements et leur date ne mérite plus d’apparaître. Ou encore, si nous voyons 1789 sur la même ligne que 1917 ou bien sur la même ligne que 1492, c’est que nous avons choisi entre deux avenirs, celui proposé par l’association 1492-1789 : la colonisation de l’Amérique et la démocratie occidentale, ou bien celui qui lie 1789 et 1917 : deux révolutions significatives de la possibilité de renverser les oppresseurs ou au choix, de la barbarie des populaces. Et si nous préférons les dates des coupes du monde de football ou des sorties du prochain smartphone à celles des élections, nous faisons tout simplement d’autres choix parmi les gloires avenirs.

L’événement qui sort alors vainqueur de ce marché des moralités n’est plus simplement le signe d’un avenir, mais le signe du meilleur des signes. Non seulement il indique le sens du temps, mais il montre aussi que ce sens est le meilleur des sens possibles. C’est pourquoi, finalement, la valeur d’avenir d’un événement se mesure selon sa capacité à triompher de tous les autres signes d’avenir. La datation devient l’enjeu de nos disputes et de nos combats moraux. Elle est le terrain que notre maîtrise du temps conquiert sur le chemin de sa gloire en renvoyant tous les avenirs concurrents vers les limbes de l’insignifiance. Pourtant, il faut bien voir, encore une fois, que cette concurrence, aussi vaniteuse et destructrice soit-elle, se joue dans les strictes limites du sens au nom duquel nous construisons la ligne du temps et l’avenir qui la motive. Elle disparaîtra, elle et tous ses anéantissements, sitôt que nous cesserons de voir le temps à l’image d’une ligne toujours déjà tracée vers l’avenir.

 

Quelques développements

 

Nous voilà parvenus à la fin de la description de la ligne du temps. Nous sommes partis du stylet qui pointe sur la feuille pour remonter au sens de ce premier geste, en passant par les événements, jusqu’à leur évaluation à l’aulne du meilleur avenir possible. À vrai dire, au point où nous en sommes, il ne reste pas grand-chose de temporel dans notre ligne du temps. Il est même possible de parler d’une sorte de mystification par laquelle le temps est remplacé par un espace figé dans lequel nous choisissons des avenirs sans passé. Cependant, avant de faire la critique de ce détournement, nous ne perdrons pas notre temps en exposant quelques-uns de ses prolongements parmi les plus importants.

Retour sur l’aura, quelques images d’avenirs possibles

Nous construisons la ligne du temps pour notre combat moral et notre désir d’un avenir bon. C’est donc cet avenir qui décide à la fois du commencement que nous choisissons et des événements que nous évaluons. Ainsi, si la première date de notre ligne correspond à la révolution de 1789 ou, plus précisément, au 14 juillet de cette année-là, ce n’est pas que le temps a commencé ce jour-là. Ce 14 juillet porte l’aura d’une origine du temps bien plus ancienne, la même d’ailleurs qu’indiquerait l’aura du 18 brumaire, du 12 juillet 1998 ou même l’année 0. Ceci explique en passant que les calendriers tendus vers l’avenir, ceux dont se servent les religions monothéistes par exemple, sont compatibles alors qu’ils ne datent pas les événements avec les mêmes chiffres. Quelle que soit leur année 0, celle-ci n’a de signification qu’en tant qu’elle porte en elle l’aura d’une origine antérieure du temps. Par conséquent, la part gauche de la ligne du temps qui précède la date du 14 juillet 1789 ne désigne pas le nombre de jours qui sont passés depuis le premier janvier de l’an 0, mais bien le lointain, la seule et unique origine du temps.

En revanche, c’est bien la part droite de cette ligne, motivée par la flèche qui la prolonge, qui justifie le choix de telle ou telle date comme commencement de notre datation, que cette date soit 1789, 1998 ou l’année 0. « 14 juillet 1789 », par exemple, peut être considéré comme la première date d’une politique républicaine en France. Elle est alors un événement inaugural, mais dans la mesure seulement où nous désirons cette politique républicaine. Inversement, tout le passé que nous ne désirons pas valoriser en fonction de cet avenir que nous voulons, tout ce que les hommes ont fait et ont tracé que nous ne pouvons rattacher d’une manière ou d’une autre à notre sens moral républicain, tout cela ne fait pas événement pour nous et rien de tout cela n’existe.

 

Prenons un autre exemple. Supposons que nous tracions une ligne dont la première date correspond approximativement à l’apparition de la vie sur terre. Nous ne nous soucierions pas, en cela, de tout le passé qui a précédé cette apparition. Même si nous comprendrions bien que cette vie ne s’est pas faite en un jour, nous n’éprouverions pas le besoin de remonter aux premiers moments de la terre, alors même que cette terre est nécessaire pour que soit apparue une vie terrestre. Pour autant, nous n’établirions pas non plus cette apparition comme le moment originel de notre datation, mais seulement comme son commencement. Nous la rapporterions donc à un autre temps plus à gauche de notre ligne, à un temps d’avant la vie, un temps qui s’était écoulé depuis l’origine du temps, mais que nous ne pouvons pas tracer. Le commencement de notre ligne serait, en somme, habité par l’aura de ce temps originel.

Mais aussi, si nous choisissions cet événement de la première vie pour inaugurer la datation de notre ligne du temps, ce n’est pas que nous nous préparerions à raconter chaque jour vécu depuis lors et dessiné sur la droite de cette première date. Nous ne nous préoccuperions même pas, d’ailleurs, de ce qui fait vivre la vie au jour le jour, de la duplication, de la reproduction et de l’évolution des générations telle que le passé les a tracées et continue à les tracer. Non, ce que nous voudrions voir, c’est une victoire, un signe vers la vie glorieuse. Car la vie qui nous intéresserait ne serait pas une banale réaction biochimique, mais quelque chose comme une apparition inouïe, inimaginable. Elle devrait être un phénomène extraordinaire dont on se demande bien s’il a pu fleurir sur une autre planète ou si notre terre est la seule privilégiée.

Pour autant, cette vie ne serait pas encore la vie glorieuse que nous voudrions et qui est toujours à venir. Elle a dû et elle doit encore, depuis sa naissance et à chaque naissance, déchirer l’insignifiance de la matière morte. Depuis son apparition, donc, chaque naissance serait encore un événement qui porterait en lui les stigmates de sa victoire contre la matière. Chaque nourrisson ferait signe vers la vie glorieuse, mais aucune naissance ne serait encore cette gloire elle-même.

C’est d’ailleurs pour cette raison que la vie dont nous ferions un commencement ne serait pas compatible avec la mort. Nous saurions, évidemment, que les vivants meurent, mais cela ne nous intéresserait pas. Nous désirerions un avenir où la vie resplendira dans toute sa gloire. Elle n’aura alors plus à vaincre la matière morte. Chaque naissance ne sera plus un événement avec sa part de déchirement, mais un pur bonheur, une vie pleine et épanouie. Ce que sera cette vie, nous ne pourrions pas très bien nous le figurer. Nous essaierions pourtant en photographiant des bébés qui boivent de l’eau pure dans la gloire d’une lumière matinale, mais nous ne saurions pas très bien encore quel serait l’avenir de l’accouchement par exemple. Cela dit, une chose est certaine, c’est qu’en glorifiant la naissance, nous oublierions la mort et laisserions mourir les vieux dans les hospices.

En fait, nous ne pouvons pas précisément nous représenter les avenirs que nous voulons. Quelle est cette sorte d’idéal qui guide les républicains quand ils revendiquent une politique républicaine ? Que sera la vie heureuse que veulent les vitalistes, la vraie vie, la vie pleine et authentique ? Nous pouvons bien dire, par exemple, que « les hommes vivront d’amour », des colombes aux fronts ou encore que la femme est l’avenir de l’homme. Et nous pourrions vouloir aussi un monde bien ordonné sous la tutelle juste et terrible des meilleurs des hommes, un monde où chacun serait à sa place, heureux d’être simplement ce qu’il est pendant que les autres sont simplement ce qu’ils sont. Ou encore, un monde où l’eau deviendrait pure et les nuages fertiles ; à moins que nous ne préférions un univers post-humain où nos machines et nos prothèses nous combleront.

Toutes les images de ces avenirs sont sans doute insuffisantes et l’on peut s’étonner que nous mettions autant d’engouement pour atteindre des objectifs aussi flous. Cependant, ce que nous savons aussi, c’est que nous estimons ne pas avoir besoin de ces images. Elles nous plaisent, mais nous croyons toujours que les images ne sont que des suppléments, comme des ornements chargés de nous distraire et aussi pour donner à d’autres une envie de joindre leurs efforts aux nôtres. En dehors de ce caractère supplémentaire, elles ne nous sont pas utiles parce que l’avenir que nous voulons est déjà-là et, puisque c’est lui qui donne sens au temps. Il était déjà là dès l’origine lointaine. Nous croyons ainsi que nous ne l’inventons pas ni ne produisons son spectacle, mais seulement que nous le dégageons des ennemis qu’il a dû vaincre et qu’il devra encore vaincre jusqu’à son avènement. En somme, la gloire de nos avenirs nous porte à croire que nous n’avons pas besoin d’images qui la dessinent précisément.

Les trois moments de l’événement

Nous n’avons donc pas à savoir précisément ce que sera la République, ce que sera la vraie vie ou comment les hommes vivront d’amour, ni même si leur vie sera compatible avec un ordre bien gouverné. Ces avenirs seront ce qu’ils sont depuis le commencement et nous les connaissons donc déjà, mais ils sont pour l’instant embarrassés par un passé qui les enchaîne. La République à venir sera encore ce régime politique où les gouvernants gouvernent pour l’ensemble de la population. Seulement, ce régime n’aura plus à s’affirmer contre d’autres politiques où les gouvernants gouvernent pour eux-mêmes par exemple, ou encore contre des vies publiques qui se passent de gouvernants. De la même façon, la vie que veulent les vitalistes sera la vie actuelle, mais débarrassée de tout ce qui fait obstacle à son épanouissement glorieux. Elle n’aura plus besoin, par exemple, de s’opposer aux douleurs de l’enfantement ou aux pulsions adolescentes. L’amour, quant à lui, sera l’amour éternel, sans heurts et sans cris ; quant aux prothèses post-humaines, elles prolongeront nos membres comme nos chaussures ou nos lunettes, mais non plus afin de remédier aux carences de notre organisme. Elles nous rendront créateurs sans limites.

L’avenir que nous désirons est donc à la fois très flou et très clair. Nous le voyons à chaque fois que nous valorisons un événement et c’est précisément pour cela que nous le voulons alors même que nous ne savons pas ce qu’il nous réserve vraiment. Cet avenir ne demande donc pas une construction positive de notre part, mais au contraire, une simple disparition de ce qui le contrarie. Tout événement est en effet une victoire, car c’est en tant que victoire qu’il fait signe vers un avenir désirable. En retour, chaque événement est donc aussi la mise en échec d’un ennemi. 1789, c’est la République contre l’arbitraire monarchique ; la naissance de la vie c’est la sortie de l’insignifiance de la matière ; l’amour est une victoire contre la haine ; les prothèses post-modernes doivent dépasser nos limites organiques. Mais dès lors que l’avenir sera là dans sa pureté, l’arbitraire politique aura disparu, à moins que ce ne soit la matière insignifiante, la haine ou nos pauvres organes. C’est pourquoi, d’ailleurs, toutes les images d’avenirs, aussi floues soient-elles, ont au moins en commun l’absence d’événements : lorsque l’avenir sera advenu, ceux-ci n’auront plus de raison d’être. Les dates, elles aussi auront disparu, devenues inutiles puisqu’il ne sera plus nécessaire ni même possible d’évaluer quelque événement que ce soit. Leur positionnement sur une graduation linéaire n’aura donc plus de raison d’être, le temps passé entre les uns et les autres sera révolu et aura tout simplement disparu dans un tableau éternisé.

En attendant, précisément parce qu’il n’est pas encore advenu, c’est toujours l’avenir qui mesure la valeur des événements. Même s’ils sont certainement très divers, cette valeur de signe leur confère une dynamique commune. Ils se déroulent en trois temps : le premier est celui du combat, le second celui de la victoire, le troisième celui de la gloire. Le 14 juillet est la date d’actions justes, mais violentes et incertaines ; c’est aussi la date de la victoire de la population parisienne, contre toute attente ; c’est enfin la Révolution, celle qui est née en France, mais a donné l’exemple au monde, du moins pour ceux qui l’envisagent comme un signe d’avenir. La naissance de la vie, quant à elle, est une sorte de glaise à partir de laquelle rien de formé ne devait apparaître ; mais voilà que naissent des organismes de plus en plus complexes ; et la vie rayonne maintenant jusqu’aux confins de l’univers ou presque.

Notons que ce troisième temps que nous appelons le moment de la « gloire » est précisément celui qui fait signe vers l’avenir. Alors que la victoire est encore prisonnière de ce qu’elle a vaincu, la gloire brillera pour elle-même. Elle sera quelque chose comme un sentiment d’autosatisfaction pure. C’est d’ailleurs en cela qu’elle motive les événements vers l’avenir, par une sorte de sensation prémonitoire, par une communion de sentiment qui nous projette par-dessus les temps. Nous voyons en elle la pureté définitive qui sera celle que notre avenir promet. La liberté guidant le peuple, par exemple, n’est pas seulement l’image d’un groupe de révoltés, ce en quoi elle ne nous intéresserait pas vraiment. Elle est aussi le buste féminin et dénudé qui sera la gloire des républicains jusqu’à la République définitive. Restera-t-il des statues de femmes dénudées quand cette République sera advenue ? Nous ne pouvons pas le dire. En revanche, ce qui est certain, c’est que la gloire sera celle que nous ressentons dès à présent devant la liberté de Delacroix. Le tableau la promet comme l’épanouissement d’une gorge nue qui n’aura plus à prendre les armes.

Il est alors très important de remarquer que ce moment de la gloire qui clôt l’événement a la particularité d’être comme suspendu. Il n’est pas le produit des combats qui le précèdent, ou pas seulement. Car la victoire propre à l’événement doit toujours avoir quelque chose de surprenant qui le pose au-dessus des simples enchaînements de circonstances. Il se passe toujours quelque chose d’inouï et la gloire est la sensation que procure cet inouï. Pendant un court instant, celui qui produit un événement découvre alors dans sa conclusion victorieuse la sensation d’une perfection supérieure que la simple succession des actions et des réactions ne saurait expliquer. C’est cette sensation que nous avons appelée la « gloire ». Elle fait signe vers l’avenir désiré et montre de manière sensible que celui-ci est d’ores et déjà en préparation.

 

Gloires patientes et gloires instantanées

La projection de la gloire de l’événement vers la gloire de l’avenir est très différente de l’aura par laquelle le commencement renvoyait à une origine du temps. Cette aura, en effet, maintenait un écart et c’est cet écart qui faisait sa valeur. Certes, on voyait l’origine du temps lui-même dans le commencement de la ligne sur la feuille de papier, mais celui-ci était tout proche et celle-là éminemment lointaine. Dans le rayonnement de la gloire, au contraire, c’est l’immédiateté qui fait la valeur : nous ressentons à la fois la grandeur qui a assuré la victoire de l’événement contre toute attente et la grandeur que nous attendons de l’avenir. La gloire de 1789, par exemple, est déjà la gloire de l’avenir républicain lui-même. Elle est le signe de ce quelque chose d’inouï qui s’est passé en 1789 et que l’on ne peut expliquer sans supposer qu’il prouve que l’avenir républicain était déjà présent à ce moment-là. Cette sensation de gloire réunit donc sans aucun écart, dans une sorte d’instantanéité, le signe inouï et l’inouï vers lequel il fait signe. Dans ce sens, faire l’éloge d’un événement, c’est-à-dire le voir comme un indice vers une valeur qui dépasse la simple victoire de fait, c’est déjà se donner à ressentir la perfection inouïe qui sera celle de l’avenir désiré.

Et si cette sensation est encore éphémère, c’est précisément que le moment de la perfection elle-même n’est pas encore advenu. Mais de cela, l’inouï qui dépasse l’événement n’en est pas responsable. Il faut simplement en conclure que l’embarras du temps qui passe est encore là, ce qui justifie de nouveaux événements jusqu’à ce que l’avenir en soit enfin débarrassé, définitivement. En attendant, la sensation de la gloire se termine donc comme par accident, par un retour injustifié du temps insignifiant. Cette chute de la gloire est le retour à la misère du temps qui passe. Son temps au-delà du temps n’était pas encore venu, mais au moins s’est-elle manifestée.

Maintenant, si l’on comprend que les événements se font aussi signe les uns les autres lorsqu’ils annoncent un même avenir, apparaît une sorte de gloire à chaque fois éphémère, mais reproductible à volonté. Par exemple, pour les républicains, la prise de la Bastille ne renvoie pas seulement à l’avenir républicain. Elle fait signe vers d’autres révoltes en France ou ailleurs qui s’auréolent de gloire contre les tyrannies arbitraires. Quelles sont les révoltes concernées ? Sans doute faut-il compter la Révolution américaine parmi elles, mais on comprend vite qu’il ne sera pas possible de les lister sans a priori, précisément parce qu’elles ne se manifestent qu’au sein d’une convergence d’événements vers un même avenir. Et cette convergence n’a pas d’autre existence que celle que lui confèrent les volontés des républicains. En somme, c’est l’instant de notre sensation de gloire républicaine et lui seul, qui unifie les signes en un unique sentiment de gloire et qui, par conséquent, décide de la valeur révolutionnaire d’une révolte ou d’un quelconque moment passé, présent ou futur.

De la même façon, la première naissance de la vie fait signe vers d’autres naissances et toutes ensemble, dans un même instant, elles sont la gloire de la vie elle-même, celle que désirent ceux qui la veulent comme avenir. Mais encore une fois, il n’est pas possible de dire par principe a priori quelles naissances seront ainsi glorifiées. Peut-être certaines naissances de cafards ou d’araignées ne sont pas pressenties. Ce n’est qu’à l’instant de la sensation de gloire que les vies concernées peuvent être identifiées, selon l’instantanéité du sentiment qui rassemble des naissances aussi éloignées soient-elles.

Ces remarques nous conduisent alors à cette constatation : l’instant de gloire attend l’avenir, mais il n’a pas besoin de patience ni de progrès pour cela. Certes, il lui faut un azimut par rapport auquel des événements méritent d’être choisis. Mais, précisément, ce choix peut se jouer en fonction de l’instantanéité qu’ils promettent puisque cette instantanéité fait d’ores et déjà ressentir la gloire avenir. Autrement dit, l’avenir n’a pas besoin d’une histoire étalée dans le temps pour manifester sa gloire. Il lui suffit de suivre une suite de combats dont chaque dénouement victorieux fait apparaître une même raison inouïe. Aussi, s’il est possible d’attendre cette raison et de patienter d’événement en événement jusqu’à son avènement extraordinaire, il est aussi possible de ressentir d’ores et déjà sa gloire dans chaque événement, aussi minime soit-il.

En somme, si la gloire se ressent dans la patience qui progresse vers la plénitude de l’avenir, elle se ressent tout aussi bien dans l’instantanéité de chaque événement. Attendre la gloire ou en jouir en faisant de chaque instant un événement apparaissent alors comme deux stratégies qui procèdent, malgré leurs divergences, d’une même pratique de l’autosatisfaction glorieuse par la victoire événementielle. Puisque la gloire vient en supplément des circonstances, on doit pouvoir la ressentir aussi bien dans les révolutions ou dans les naissances que dans chaque instant parmi les moins nobles du temps qui passe. Dans ce cas, elle naît non pas en supplément de la lutte victorieuse, mais, au contraire, en dépit de la faiblesse du combattant. Elle se manifeste comme ce qu’il ne méritait pas, mais qui lui advient tout de même. Et si elle n’est pas historique ou grandiose, elle est tout de même la sensation d’un moment de gloire justifié par l’avenir qui transperce le temps. Ainsi, si la ligne du temps nous parle des grands désirs de l’histoire, elle nous montre aussi toutes sortes de petits désirs qui s’autorécompensent d’une gloire parce que ceux qui les portent se méprisent eux-mêmes et croient réussir pour une raison extra-ordinaire en dépit du peu de valeur qu’ils s’accordent,

Nous découvrons alors des lignes du temps qui ne se tracent plus à l’encre historique alors même qu’elles réalisent des ambitions similaires. Lorsque nous commençons une journée de travail, par exemple, nous provoquons une série d’événements qui sont autant de moments de combat d’où nous devrons sortir vainqueurs. Certes, il ne s’agit pas tous les jours d’une naissance ou d’une prise de la Bastille, mais de petits moments d’effort tout de même, qui seront suivis d’un repos bien mérité. Or, ce moment du repos n’est pas simplement une récupération physique des forces dépensées. Il rayonne d’une sensation d’instantanéité qui le relie à tous les moments de repos et, finalement, au moment à venir tant désiré où nous n’aurons plus à faire l’effort de travailler. Et ce qui vaut ici pour une journée de travail vaut aussi pour une heure de réunion avant la pause ou pour toute une carrière qui prépare la retraite.

Nous voyons alors que la ligne du temps n’est plus vraiment une ligne, mais plutôt quelque chose comme un emploi du temps avec ses heures, ses jours, ses semaines et ses années, et aussi avec ses traits et ses espaces vides qui font comme des repos entre chaque moment. Nous voyons aussi, par là même que cet emploi du temps n’est pas destiné à nous rendre le travail heureux, mais, au contraire, à nous permettre de l’endurer parce que nous désirons en tirer non seulement un repos, mais un repos glorieux. C’est alors déjà ce repos et cette gloire que nous ressentons instantanément à chaque pause.

De la même façon, le parcours du chariot dans un supermarché suit une ligne sur laquelle le consommateur prélèvera des événements faits d’épreuves et de victoires. Celles-ci peuvent sembler minuscules par rapport à la prise de la Bastille, mais, précisément, si l’on choisit le supermarché comme champ de bataille, c’est que la révolution n’est pas à l’ordre du jour. Il s’agira plutôt de résister aux tentations de la dépense et aussi de triompher de la multiplicité des produits pour arriver, à la caisse, avec un chariot murement désiré. Alors, l’instant de gloire se manifestera dans la certitude d’avoir fait des affaires, comme à chaque fois, et par conséquent, d’être un bon consommateur, surtout si l’on est pauvre. Ainsi, alors que l’on s’enfonce dans la misère, le simple fait de suivre les allées surabondantes du supermarché permet de se projeter dans un avenir de consommation où il ne sera plus nécessaire d’économiser. Et cette projection n’est pas l’aura d’un monde inaccessible. Au contraire, elle est l’instantanéité d’une gloire d’ores et déjà présente dans chaque instant de privation ou de dépense, parce que chacun de ces instants est une victoire qui advient. Ainsi, chaque parcours au supermarché est une ligne du temps qui confirme que celui qui en fait l’épreuve, aussi pauvre soit-il, est en droit de ressentir une gloire. Selon ce principe, d’ailleurs, plus nous nous méprisons, plus la ligne du temps, au supermarché ou sur une application de paris sportifs, nous apporte une gloire dont le rayonnement contredit le passé qui nous a fait.

 

La spéculation et l’argent

L’analogie entre la ligne du temps des révolutions ou celle du vitalisme et le parcours d’un chariot dans un supermarché peut paraître étonnante. Nous aurons donc l’occasion, bientôt, d’expliquer davantage ce rapprochement. Mais nous pouvons encore accentuer notre étonnement. Il suffit pour cela de constater que la ligne du temps est aussi l’instrument de la spéculation.

Lorsqu’un financier spécule, il produit un événement. Dans un premier temps, il investit un capital. Cependant, son but n’est pas de voir disparaître son argent, comme s’il le dépensait. Non, ce qu’il veut c’est que son investissement triomphe, au contraire, du risque de dilapidation de ses fonds. Mais, de plus, il ne lui suffit pas de récupérer sa mise ; il veut que l’événement qu’il produit en investissant lui rapporte plus de capital que ce qu’il a investi. C’est alors ce surplus qui est non seulement le signe de sa réussite, mais celui de sa gloire, précisément en ce qu’il ne vient pas de l’exercice d’un simple contrat de restitution. Il comprend sa victoire comme le surpassement d’un risque qu’aucun contrat ne pouvait couvrir. En cela la plus-value de sa spéculation manifeste une sorte de génie du risque supérieur aux enchaînements du temps qui passe, génie dont notre spéculateur se glorifie à chaque investissement.

Ajoutons que, pour se glorifier ainsi, le spéculateur a eu besoin de choisir l’événement qu’il allait investir. Sans ce choix, il n’aurait pas d’autre mérite que de recevoir ce qui lui est dû. S’il peut donc s’auréoler de génie, c’est bien qu’il aurait pu faire autrement, qu’il aurait pu perdre ou rentrer dans ses frais alors qu’il a gagné. Il fallait donc qu’il ait d’autres événements possibles pour choisir celui qui lui a réussi et, pour cela, il fallait que tous ces événements soient présents ensemble, sur une même ligne ou un même tableau d’évaluation.

 

Nous pouvons ici faire deux remarques. La première explique ce que l’on peut appeler le charme glorieux de l’argent, charme qui repose sur la croyance en la fonction d’échange universel de la monnaie. En effet, si cette croyance se vérifiait, nous comprendrions que l’enrichissement financier prépare un avenir qui permettra de réaliser tous les avenirs désirables, dès lors qu’ils concernent des biens. Car, lorsque le règne de cet argent sera là, il sera loisible aux uns et aux autres d’échanger quelques pièces contre ce qui comblera les désirs de biens, quels qu’ils soient. Ainsi, il peut sembler glorieux de faire toujours plus d’argent avec de l’argent, de spéculer pour préparer cet avenir puisqu’il permettra de réaliser tous les autres avenirs. La ligne du temps que trace la spéculation semble alors porter la marque d’enrichissements inouïs dont tous nos espoirs peuvent se féliciter. Que nous soyons investisseurs ou non, la spéculation produit un surplus de surplus qui, apparemment, finira bien par rayonner sur tous par les échanges qu’il promet.

 

Bien sûr, nous oublions aussi que pour qu’il y ait un surplus il faut commencer par produire des limites que ce surplus dépassera. Il faut croire que l’argent est maintenant limité pour justifier la spéculation financière sur l’avenir. C’est pourquoi on ignorera volontairement qu’il suffirait d’effacer les limites des plafonds bancaires ou de fabriquer des billets pour que le règne de l’argent advienne. Cela ne poserait aucun problème technique, mais nous ferions par là même disparaître le charme de l’argent, la gloire qu’il promet et le génie des spéculateurs. Finalement, nous nous apercevrions qu’il n’a rien de glorieux. Il deviendrait ce que l’on appelle une monnaie de singe : plus personne ne le désirerait. Peut-être serions-nous heureux alors comme des singes. Ce n’est pas impossible. En tout cas, nous comprenons ici que ce n’est pas malgré des finances limitées que le spéculateur produit du surplus. Au contraire, c’est pour que le spéculateur se glorifie lui-même et aussi parce que nous voulons croire à l’avenir glorieux de cet enrichissement même lorsque nous ne spéculons pas, que nous devons accepter de croire que les finances sont limitées. Pour le dire simplement, nous avons besoin de pauvreté pour justifier le génie de la spéculation capitaliste.

L’avenir que promet l’argent est certainement encore moins précis que ceux que promettent l’avenir républicain ou celui de la vie authentique, même si ces derniers sont déjà bien vagues. Cependant, cette imprécision ne le rend pas faible, car elle est motivée par l’idée de l’argent comme métaphore de toutes les possessions possibles. C’est pourquoi celui qui a beaucoup d’argent ne nous paraît pas dément. Nous voyons en lui celui qui possède non pas tant l’argent lui-même, mais ce qu’il permet, ce qu’il pourrait posséder et, conjointement, ce que nous pourrions posséder. Car non seulement l’argent est doté d’une signification métaphorique, mais de plus, il semble faire signe vers l’enrichissement de chacun : parce qu’il augmente les richesses communes d’une manière inouïe, le spéculateur apparaît en effet comme le génie dont dépend la production de richesses toujours nouvelles.

Nous savons bien que cet argent ne nous appartient pas, qu’il est sa propriété, mais nous croyons aussi qu’il est le seul à pouvoir nous offrir davantage. Et même s’il garde pour lui plus d’argent que tous les hommes de la planète ne pourront jamais dépenser, il n’en demeure pas moins l’homme providentiel, le seul qui fabrique des possessions inédites. Hors de sa gloire, nous ne pourrions en somme espérer aucun enrichissement. Ce faisant, nous oublions bien évidemment que le spéculateur doit toujours spéculer pour croire lui-même qu’il mérite toujours plus d’argent et de gloire. Son avenir exige non pas qu’il possède son argent comme nous possédons une maison ou une baguette de pain, mais pour qu’il jouisse du droit immodéré de l’investir pour gagner toujours davantage. Le charme de l’argent est tel que nous le prenons pour notre ami alors qu’il nous ignore glorieusement et exploite sans honte la naïveté qui nous pousse à croire que notre pauvreté est immorale.

Dans les faits, la spéculation reste le privilège des spéculateurs. Elle s’impose même comme une forme de domination dans la mesure où elle transforme toute chose en propriété parce que le spéculateur a besoin de ce droit de propriété pour pouvoir vendre et faire de la plus-value sur ses ventes. En cela, il définit notre humanité par la propriété privée. Cela dit, la gloire qu’il retire de ses spéculations peut aussi le conduire selon deux motifs.

Il peut, d’une part, considérer que l’avenir spéculatif sera toujours au-delà de ce qu’il a déjà apporté. Dans ce cas, chaque plus-value est un signe distinct vers cet avenir. Le spéculateur choisit alors de patienter pour progresser d’investissement en investissement. Il se glorifie d’être quelque chose comme un stratège du risque spéculatif. Son génie est toujours le signe d’une gloire reportée au-delà des gloires qu’il a d’ores et déjà atteintes.

Mais, aussi, le spéculateur peut considérer que ses plus-values font signe entre elles, puisque, précisément, chacune fait ressentir en un instant la même gloire d’un avenir toujours unique et identique. Aussi, peut-il ressentir chaque coup de plus-value comme il ressentira la gloire finale. À la figure du stratège, s’oppose alors celle du flambeur, de l’amateur du coup de génie. La gloire porte sans doute moins loin, elle est aussi associée à des risques plus importants, mais elle reste quoi qu’il en soit le signe de l’argent sans limites.

Sans doute qu’en théorie, les stratèges historiques s’opposent aux flambeurs d’un jour, mais, dans les faits, la spéculation oscille d’un mode de calcul à l’autre et les spéculateurs la suivent béatement. Sans doute que la gloire des uns est plus exigeante puisqu’elle oblige à renouveler les événements spéculatifs, mais la gloire a sa morale que la patience ne soupçonne pas et elle auréole aussi bien celui qui ruine en un jour les banques et les ménages.

 

***

 

DEUXIÈME PARTIE : UN MARCHÉ DES POSITIONS

Où l’on comprend que les lieux ne sont pas mieux traités

Quand Simon va faire ses devoirs

 

La flèche du temps laisse en fait très peu de place au temps. Nous la traçons précisément pour ne plus la voir en tant que trace, mais seulement comme une ligne tout entière devant nos yeux. Et aussi, cette ligne est construite de telle façon que nous puissions focaliser notre regard sur tel ou tel point selon notre bon vouloir. Nous parlons alors d’événements passés ou futurs comme s’ils étaient à côté les uns des autres sur une même ligne, comme s’ils étaient synchrones. Pour des événements qui se suivent dans le temps, cela peut paraître pour le moins saugrenu, et pourtant, c’est bien ce que nous faisons. Aussi, si nous croyons vraiment avoir affaire au temps, c’est que nous nous contemplons nous-mêmes bien davantage que ce qui s’est passé. Nous nous accordons ainsi une victoire à bon marché en ruinant le temps tracé au bénéfice d’un avenir glorieux.

Cependant, l’espace n’est pas forcément mieux traité lorsqu’il nous sert ainsi à exploiter le temps pour notre gloire. Il ne s’agit pas vraiment d’un espace spontané ou naturel, même si nous aimerions le croire pour ne pas douter de la puissance de nos volontés. Nous devrions plutôt dire à son propos que, s’il permet la représentation du temps, c’est qu’il est construit comme un espace de représentation.

Pour mieux le cerner, prenons un exemple de notre vie courante. Simon est un élève de cinquième dans un collège français. Il finit ce soir-là à 16 heures. Son père vient le chercher comme chaque fois que son travail le lui permet. Simon raconte sa journée, notamment les embrouilles avec les potes. Son père conduit, freine brutalement quand un feu passe de l’orange au rouge et finit par prendre la rue des Lilas, sur la droite. Il arrête le moteur devant leur immeuble. Comme l’ascenseur est en panne, ils montent les quatre étages par les escaliers. Ils entrent chez eux, quittent leur manteau et vont dans la cuisine où Simon a l’habitude de faire ses devoirs. Son père sort son smartphone et tapote le clavier. Simon prépare son gouter et va au réfrigérateur prendre la bouteille de lait. Il voit au passage un écusson magnétique sur la porte. Il se souvient alors des vacances chez son cousin à Carcassonne. C’est lui qui avait acheté l’écusson. Il demande à son père quand il pourra y retourner. Son père est concentré sur son écran et ne lui répond pas. Simon répète sa question. Ils discutent alors des possibilités et des difficultés que pose un nouveau séjour à Carcassonne. Le gouter est maintenant terminé et Simon débarrasse la table pour pouvoir poser ses affaires de classe. Son père sort de la cuisine en regardant son smartphone.

Concernant le temps, les moments s’enchaînent jusqu’à présent selon des habitudes plus ou moins ritualisées, comme une succession d’instants qui passent et repasseront. Même la perspective d’aller à nouveau chez le cousin de Carcassonne s’inscrit dans le prolongement des traces laissées par le passé. La gloire n’a pas sa place ici et il serait de même incongru de placer les différents moments de cette fin d’après-midi sur une ligne qui les alignerait les uns à côté des autres. Ils ne font pas signe vers un avenir qui les motive. Simplement, ils passent.

Qu’en est-il de l’espace ? Eh bien, nous pourrions dire qu’il n’existe pas parce que les moments dessinent plutôt des lieux : le portail du collège, la voiture, la cage d’escalier, la cuisine, Carcassonne, etc. Seul peut-être, l’écran du smartphone peut paraître indépendant du moment vécu et du corps de ceux qui le vivent. Tous les autres lieux sont en fait attachés et habités par Simon, par son père et par leurs relations. Ceux-ci font vivre des lieux plutôt qu’ils ne vivent dans un espace. On peut même dire que, lorsque Simon se souvient de Carcassonne, ce n’est plus lui qui habite le lieu de sa cuisine, mais que Carcassonne et la maison du cousin viennent habiter sa mémoire et le motivent. Disons alors que, jusqu’ici, tout s’est déroulé d’instant qui passe en instant passé et de lieu vécu en lieu vécu.

Maintenant, Simon a débarrassé la table. Il sort sa trousse de son sac la pose assez éloignée de lui pour laisser la place au cahier qui va venir. Il sort son agenda de son sac, le pose devant la trousse et il l’ouvre à la page du jeudi 5 décembre.

Immédiatement, les lieux qui étaient liés aux temps et aux corps disparaissent. Certainement, l’écusson est toujours sur le réfrigérateur, mais il est hors-jeu. Simon est maintenant face à cette ligne de temps dont la page du jeudi 5 décembre est un événement ; ou plutôt il serait mieux de dire qu’elle doit être un événement. Car, si Simon continue à se souvenir de Carcassonne ou s’il continue à vivre la cuisine comme une cuisine il ne réussira pas ses devoirs. Pour exécuter les consignes écrites sur cette page, il doit d’abord supprimer le temps qui passe et se consacrer à l’avenir, le sien et celui qu’ont fixé pour lui les programmes scolaires. Et il doit aussi oublier les lieux qu’il vit et qui le font vivre pour construire un espace où le temps est représenté sous la forme d’une page d’agenda.

 

La première caractéristique de cet espace est donc d’être indépendant des objets et des actions. Alors que les lieux sont toujours liés aux gestes et aux choses que ces gestes impliquent, l’espace de représentation est toujours le même. Il ne varie pas. Il n’est pas plastique si l’on entend par là que sa forme ne change pas. Il est en somme une sorte de contenant qui a toujours été là, prêt à recevoir n’importe quel contenu.

Car nous voyons aussi qu’il ne privilégie pas le cahier plutôt que la trousse. L’un vient se poser devant l’autre et le crayon viendra se poser à côté du cahier. Et lorsque le livre d’histoire prendra la place de l’agenda, celui-ci rentrera dans le sac sans laisser de trace. Il aura fait signe vers l’avenir, précédant en cela la page du livre que le professeur d’histoire a demandé d’apprendre, celle de la chronologie des Grandes explorations par exemple. Ajoutons que l’on ne peut même pas dire que cet espace est un lieu habité par les gestes et le corps de Simon. Car, si le collégien est bien celui qui réalise cet espace dès qu’il vide la table après son gouter, ce n’est plus son corps qui vit en lui. Au contraire, ce corps et ses gestes sont maintenant des choses comme les autres dans cet espace. C’est cette chosification qui justifie d’ailleurs que l’on demande à Simon de se surveiller lui-même, comme s’il pouvait se représenter et se juger telle une chose que l’on évalue dans l’espace vide. C’est elle aussi, sans doute, qui nous permet de penser que Simon est dans un espace que l’on peut qualifier d’objectif.

Il faut alors ajouter que cet espace n’a pas, par lui-même, d’orientation. En aurait-il une que certaines places prêtes à recevoir certains objets auraient d’elles-mêmes plus de valeur que d’autres. À l’inverse, c’est parce que Simon doit fixer la finalité de son travail, parce qu’il doit ressentir comme un devoir ce que l’école appelle devoir, que l’espace dans lequel il représente cette volonté est d’abord une table rase. En posant son agenda, non seulement Simon occupe alors ce vide, mais il l’oriente vers la droite. Il lui donne sens vers la flèche de l’avenir. D’une certaine manière, le collégien pose donc l’espace devant lui comme exigence et comme condition pour sa responsabilité devant l’avenir. Et s’il n’y parvient pas, sa vie devra être effacée, car son temps sera sans avenir.

Le cadrage et la position

Faisons un pas de plus dans la description de la production de cet espace de représentation. Si celui-ci n’a pas de sens pour que nous lui en donnions un, il ne manque pas pour autant de dimensions. Non pas simplement qu’il articule une, deux ou trois dimensions, ce que fait sans doute la ligne à une dimension sur le plan de la page à deux dimensions dans le volume que Simon ouvre devant lui. En fait, en plus de ces dimensions géométriques, il se caractérise par une sorte de cadre.

S’il est en effet indéniablement infini parce qu’il peut contenir tout et n’importe quoi, en revanche, il a toujours des marges internes. À l’intérieur de l’espace infini, il y a la ligne et aussi toujours un espace indéfini au-delà de la ligne, à gauche, par exemple ou à droite. Elle ne peut donc être la ligne du temps, et non un simple trait, sans être encadrée par ces marges indéfinies qui font signe vers l’infini de l’espace.

Nous avons déjà rencontré cet au-delà et nous savons qu’il est institué précisément pour que le commencement de la ligne du temps, à gauche, porte l’aura d’un commencement lointain et que la fin, à droite, fasse instantanément signe vers une gloire à venir. Mais nous pouvons préciser maintenant que cette symbolique, auratique ou glorieuse, résulte d’une opération très particulière qui consiste à produire un espace cadré, précisément parce qu’un cadre demande toujours un au-delà indéfini, au-delà que nous interprétons comme signes vers l’origine ou l’avenir.

Nous comprenons alors aussi que c’est cette opération de cadrage qui nous permet de réduire et de focaliser notre regard sur tel ou tel événement sans quitter notre position. Ainsi, lorsque nous embrassons toute la ligne du temps par le cadre de notre regard, qu’ensuite nous le concentrons sur le 18e siècle ou même seulement sur quelques heures du 12 juillet 1998 et que nous l’élargissons ensuite à nouveau pour qu’il embrasse aussi 1848 et 1917 ou 2022, nous procédons toujours de la même manière. Nous scrutons le temps, ou ce que nous prenons pour le temps, comme un observateur qui braquerait sa lunette sur un point et puis sur un autre, lunette qui serait, de plus, à focale variable. Nous voyons alors que les événements que nous identifiions dans l’ordre du temps n’étaient en fait que des positions de cadre dans l’ordre de la représentation spatiale. Nous savions déjà que nous ne voyions pas 1789 selon la succession des temps qui passent, nous comprenons maintenant que cet événement est en fait le résultat d’un cadrage. Décidément, nos dates n’ont vraiment pas grand-chose de temporel.

La domination de l’espace de représentation

Ainsi, lorsque nous cadrons la ligne du temps ou n’importe quel événement, nous réalisons d’un même trait la spatialisation du temps et la représentation de l’espace. Nous sommes les metteurs en scène du temps et de l’espace, ou plutôt du temps par le truchement de l’espace qui le cadre. Sans nous, ce cadre dans lequel nous interprétons les événements n’existerait pas et, par conséquent, ces événements n’existeraient pas et la ligne du temps non plus. Autrement dit, nous qui réalisons ce cadrage spatial du temps nous ne sommes dans aucun espace particulier, mais plutôt à la charnière entre les lieux de la vie, comme la cuisine de Simon, et l’espace vide des choses. C’est nous qui réalisons le passage des uns à l’autre, qui abandonnons les moments de vie qui sont autant de lieux, pour cadrer et mettre en position des événements.

Comment expliquer, dès lors, ce sentiment que Simon ne doit pas faire autrement ? Comment justifier que nous trouvions normal de vouloir cette transformation du temps par l’espace, à tel point qu’il nous semble qu’en fait, notre volonté n’y est pour rien ? Comment se fait-il que, si Simon ne parvient pas à faire table rase de la cuisine pour installer la frise des Grandes explorations, nous dirons qu’il a un problème, qu’il n’est pas adapté aux exigences scolaires ? Sans doute est-ce que, même si nous sommes bien responsables de la transformation du temps et de l’espace, nous n’en sommes pas l’origine. Car il reste une dimension qui nous échappe, celle-là même qu’indique le sens de la flèche : notre devoir d’avenir. Nous pouvons établir le cadre que nous voulons, avec ses effets de focale depuis la date du jour jusqu’aux millénaires, nous pouvons poser tel ou tel point de la ligne pour en faire un événement, mais, quelle que soit la manière que nous choisirons pour réaliser l’espace de la représentation, le sens du temps nous dit que l’avenir nous oblige. En somme, pour que nous soyons dirigés, quel que soit l’azimut moral, nous devons réaliser le cadre événementiel de notre propre soumission. Ainsi, si Simon est responsable de son travail, voire même du sens d’avenir qu’il lui confère, cette responsabilité reste une injonction à laquelle il doit se soumettre.

Disons alors que l’exigence d’un avenir glorieux nous domine et que le passage vers l’espace de la représentation est l’instrument de cette domination. Cela ne signifie pas que nous vivons maintenant dans cet espace et pour la gloire des événements. Le souvenir acheté à Carcassonne est toujours sur la porte du réfrigérateur et aussi ses traces sont là, dans la mémoire présente de Simon. De la même façon, lui et son père continuent d’habiter la cuisine et, sans doute, seront-ils habités longtemps par le souvenir de ce qu’ils y auront vécu. En revanche, ces traces, cette mémoire et ces lieux ne semblent avoir de sens que s’ils passent les épreuves du temps et de l’espace de représentation. S’ils y deviennent des événements, s’ils sont investis d’une signification qui les dirige vers un avenir glorieux, alors ils méritaient que l’on y porte attention. Mais il faut bien voir que ce ne sont pas leurs qualités intrinsèques qui sont en jeu ici. Bien au contraire, les qualités méritantes sont celles qu’exige celui qui les prend en considération. Et il les exige parce qu’elles permettent sa gloire à lui.

Pour bien comprendre cela, on peut comparer le temps et les lieux vécus à des matières premières. Lorsqu’un industriel entreprend d’exploiter une mine de cobalt ou un gisement de pétrole, il ne s’intéresse pas aux qualités intrinsèques de ces matières. Il ne s’y intéresse qu’en fonction des productions qu’il pourra réaliser en les exploitant et ce sont ces productions qui décident de la valeur de telle ou telle matière première, que le pétrole a une qualité énergétique ou que le cobalt est utile pour le stockage électrique. De la même façon, si la cuisine de Simon venait à faire sens, ce ne serait pas en fonction des souvenirs et de la vie quelle habite, mais des qualités que celui qui la prendrait en considération — le cuisiniste par exemple — penserait pouvoir exploiter. Cela dit, il reste une différence importante et dramatique : alors que le pétrole et le cobalt ne se posent pas de question de valeur, ceux qui travaillent dans ses mines de la même façon que Simon habite sa cuisine souffrent nécessairement de leur exploitation. Leur mémoire et leurs lieux ont une valeur pour eux ; notre mémoire et nos lieux ont une valeur pour nous. Aussi, lorsque nous mettons en place l’espace de la représentation et son avenir fétiche, nous sacrifions en même temps cette valeur de notre mémoire et de nos lieux.

 

Quand les Grandes explorations trompent Simon

D’une certaine manière, Simon apprend à s’exploiter lui-même, à écraser les temps et les lieux qu’il vit pour produire les signes de son avenir. Mais aussi, il ne peut pas faire autrement tant que domine l’obligation d’un avenir glorieux, même fait de toutes petites gloires. On peut alors dire que l’espace de représentation est l’instrument d’une moralité dominante — d’une meilleure moralité parmi toutes les moralités possibles — provoquant conjointement l’amnésie et le vide. Cette amnésie sans lieux n’est peut-être pas la finalité de chacune des lignes du temps, cependant, parce que chacune vise un avenir au-delà, toutes ensemble elles ruinent, de fait, la vie vécue au profit d’une vie posée dans l’espace, si tant est qu’il y ait encore ici quelque chose de vivant.

Il convient certainement de comprendre comment une telle moralité a pu s’installer, nier la valeur de nos vies et pourtant nous sembler parfaitement normale. Nous trouverons peut-être, dans cette explication, le moyen de secouer le joug pour nous donner à respirer une vie moins tyrannique. Nous devrons faire attention, cependant, à ce qu’en nous libérant, nous ne nous engagions pas à nouveau vers une sorte de téléologie qui ne serait qu’un nouveau moralisme. Ce que nous allons essayer de trouver, ce n’est donc pas un nouvel espoir, mais bel et bien des temps et des lieux déjà-là dont nous aurons à retrouver la valeur.

Revenons une dernière fois dans la cuisine de Simon. Ce n’est d’ailleurs plus vraiment sa cuisine et Simon n’est plus vraiment Simon. Nous sommes plutôt dans une situation d’exercice moral exigé par la scolarité et à travers elle par la gloire d’un moralisme dominant. Simon est l’exécutant de ce moralisme, celui qui efface ses traces et le lieu qu’il habite pour poser devant lui son agenda ouvert à la page du 5 décembre. Obéissant à la consigne dictée par le professeur, il pose son livre d’histoire devant lui et l’ouvre à la page de la chronologie des Grandes explorations. Celle-ci mentionne notamment Marco Polo, Christophe Colomb, Vasco de Gama, Magellan et Jacques Cartier. Chaque explorateur étant en fait le nom d’une exploration, il sert de marque sur l’échelle des dates de la ligne du temps. 1271-1295 pour Marco Polo, 1492-1493 pour Christophe Colomb, 1497-1498 pour Vasco de Gama, 1519-1522 pour Magellan et 1534 pour Cartier.

Cette chronologie se place bien sur la ligne du temps comme une suite d’événements avec leur part de lutte et leur victoire auréolée de gloire. Marco Polo devient le conseiller de l’Empereur de Chine contre toute attente, Christophe Colomb découvre par hasard l’Amérique, Magellan passe l’infranchissable cap de Bonne Espérance et, d’une manière générale, tous ces hommes et leur équipage remportent des victoires brillantes contre les maladies et autres terreurs que connaissent nécessairement les aventuriers avec un grand « A ». Autrement dit, pour que leur expédition réussisse il fallait non seulement qu’ils aient des moyens et du courage, mais aussi quelque chose comme un génie que leur victoire manifeste. Et, comme les morts ne comptent pas, c’est ce génie qui fait la valeur de signe de leur exploration bien davantage que la bêtise, voire la barbarie dont ils ont fait preuve et qu’ordonnait leur mission.

Nous comprenons donc bien que ces dates font signe entre elles et aussi vers un même avenir, et il semble raisonnable de dire que cet avenir est la connaissance géographique. Celle-ci serait, en somme, une discipline parmi les disciplines qui conduisent à des savoirs. De la même façon que la biologie conduit à la connaissance du vivant, cette géographie conduirait, selon son étymologie, à la connaissance de la surface terrestre. Il est vrai que nous ne savons pas très bien ce que sera la biologie accomplie, celle vers laquelle se dirige la science biologique, mais nous pouvons penser que, comme toute discipline savante, elle vise à la fois l’exhaustivité et l’approfondissement. De plus, si le domaine sur lequel elle porte, le vivant, n’est pas encore clair puisqu’il faut toujours l’approfondir, nous pouvons au moins dire qu’il est délimité par les domaines des connaissances connexes : la physique, par exemple, ou la médecine. Ainsi, nos connaissances se complètent les unes les autres pour constituer finalement ce que l’on peut appeler la science ou le savoir. La géographie prendrait donc place dans ce corpus qui fait lui-même signe vers un savoir totalement exhaustif et parfaitement approfondi. Nous en sommes encore loin, bien sûr, et c’est bien pour cela que nos savants sont aussi des chercheurs.

 

Si tel était le cas, la chronologie des Grandes explorations devrait obéir aux mêmes principes que celle de la biologie, par exemple. Celle-ci nous dit, entre autres découvertes, que Antoni Van Leeuwenhoek a été le premier à observer des spermatozoïdes en 1677 et des bactéries aussi, en 1683, qu’en 1866 Georges Mendel a exposé les lois de l’hérédité et qu’en 1953 James D. Watson et Francis Crick ont déterminé la structure de la molécule d’ADN. Dans le sens de la construction de la biologie, ce qui est important, bien sûr, ce n’est pas tant que Van Leeuwenhoek ou Mendel, Watson ou Crick aient fait ces découvertes, mais bien les découvertes elles-mêmes parce qu’elles font signe l’une vers l’autre et toutes ensemble vers une connaissance de plus en plus avancée.

Autrement dit, dans une chronologie de la biologie, les noms, les lieux aussi, sont secondaires par rapport aux savoirs ajoutés qui permettront de nouveaux savoirs. Maintenant, revenons à la chronologie des Grandes explorations. Nous voyons alors qu’elle procède à l’inverse : ce ne sont plus les découvertes qui sont mises en avant, mais les explorateurs. Nous disons que Colomb a découvert l’Amérique, Magellan a fait le tour du monde, etc.

On pourrait peut-être penser qu’il s’agit simplement d’une tournure de langage et qu’il ne faut pas s’arrêter à ce genre de détail. Mais arrêtons-nous tout de même un instant. Nous avons vu qu’une chronologie des découvertes biologiques serait valable même si nous ne nommions pas les savants, et nous disions que leur nom vient en supplément. Nous devons donc nous demander si ce principe est encore valable en ce qui concerne les Grandes explorations. Imaginons alors que nous alignons 1271-1295 voyage en Chine, 1492-1493 découverte de l’Amérique, 1497-1498 premier voyage en Indes par voie maritime, 1519-1522 premier tour du monde et 1534 découverte du Saint-Laurent. Vers quelle géographie cette liste ferait-elle signe ? En fait il en serait exactement comme en biologie. De la même façon que la science biologique explore le vivant en approfondissant des connaissances qui se font signe les unes vers les autres, les explorations approfondiraient la connaissance de la surface terrestre. Et de même que nous ne savons pas à quoi ressemblera une connaissance aboutie du vivant, puisque cette connaissance est en construction, nous ne saurions pas à quoi ressemblera la connaissance de la surface de la Terre puisqu’elle est en cours d’exploration. Enfin, de la même façon que l’idée que nous nous faisons du vivant grâce à la biologie change nécessairement avec les découvertes biologiques, nous devrions nous attendre à ce que l’idée que nous nous faisons de la surface de la Terre change en fonction des explorations. En somme, nous ne devrions avoir qu’une image mouvante et progressive de la géographie et, par conséquent de la surface de la Terre qu’elle nous permet de connaître.

Or, c’est ici que le bât blesse. En vis-à-vis de la chronologie sur la page de gauche de son livre, Simon découvre sur la page de droite une image de la surface terrestre parfaitement aboutie, avec tous les continents, les océans et les mers, ainsi que des lignes de couleurs qui représentent chacune des explorations. Est-ce à dire, puisque l’auteur du livre a dessiné la terre tout entière, que la géographie a maintenant terminé son travail ? Dans ce cas, en regardant cette carte devrions-nous au moins avoir le sentiment d’une progression, comme entre la première identification du spermatozoïde au microscope et la mise à jour de la structure de l’ADN. Or, sur la carte des explorations, nous n’avons rien qui renvoie d’une exploration à une autre. Rien ne fait de chacune le signe d’un savoir en construction. Au contraire, pourrait-on dire, elles partent vers des azimuts radicalement incohérents.

De plus, nous savons que ces explorateurs n’avaient pas l’intention de construire un savoir géographique exhaustif et approfondi. Ils voyageaient surtout pour le commerce, le prestige aussi, même si ce prestige contenait, il est vrai, une part de curiosité quant aux contrées lointaines. On peut ajouter qu’ils voyageaient sans doute aussi pour jouir de leur barbarie sans entrave. Quoi qu’il en soit, les contrées lointaines n’étaient pas connues, puisqu’il fallait les connaître. Alors, comment expliquer que, sur la carte du livre de Simon, elles soient là, devant lui, toutes en même temps ?

On pourrait donner une première réponse consensuelle en disant que la carte montre la surface terrestre telle qu’on la connaît maintenant, vu de satellite en somme. Il faudrait alors reconnaître que le fait de placer l’Amérique tout entière sur la carte qui montre le moment où elle est à peine découverte est pour le moins embarrassant et relève d’un anachronisme inquiétant lorsqu’il s’agit d’apprendre à Simon la géographie. Mais, de plus, cette réponse inverserait le sens de l’histoire. Car ce n’est pas depuis que nous avons une vision satellite que nous avons l’image exhaustive de la surface terrestre, mais bien à l’inverse : depuis que nous produisons un espace de représentation vide et homogène, nous pouvons avoir l’idée de placer la terre tout entière dans cet espace, de placer un œil fictif dans son ciel et d’envoyer un satellite, éventuellement, faire une photographie depuis la position de cet œil fictif. En bref, le planisphère terrestre n’est pas né d’une découverte exhaustive de la terre, mais de la construction d’un espace vide dans lequel nous la posons comme nous poserions n’importe quoi, Simon devant son livre, par exemple. Et si nous devions nous en tenir à ce que les explorations nous ont apporté, notre image de la terre serait toujours en cours d’élaboration, ne serait-ce que parce qu’elle change tout le temps.

Nous devons donc apporter une seconde réponse : la carte sur laquelle Simon voit la représentation des explorations est un cadre, un espace de représentation qui exige que toute chose soit en position. Il n’a rien à voir avec les explorations et même, celles-ci viennent en supplément. Car il faut d’abord positionner l’Espagne et l’Amérique dans un espace vide pour pouvoir, ensuite, croire voir le trajet de Colomb d’une position à l’autre. Mais Colomb n’a jamais fait ce trajet. Il a voyagé de jour en jour en croyant aller vers les Indes ! En somme, la mappemonde sur laquelle ce trajet est maintenant tracé n’est pas destinée à représenter les voyages et, donc, les explorations. Elle est au contraire un instrument de mise en supplément de ces voyages et des déplacements. Et si nous acceptons de ne pas la voir comme un scandale, c’est que nous voulons, nous aussi, que notre espace de représentation soit un espace de positions.

Cette carte nous permet d’ailleurs toutes les opérations de cadrage dont nous parlions précédemment. La surface terrestre y est représentée comme la projection plane d’une sphère, c’est à dire aplatie dans un cadre plan et vide qui la dépasse de tous côtés. Ce cadre pourrait alors aussi bien être élargi pour montrer la lune, le système solaire, la galaxie et ainsi de suite, en allant encore au-delà de l’univers. Mais il peut aussi être resserré, focalisé sur l’Amérique, les Antilles, Saint-Domingue, une rue de Saint-Domingue et la cuisine du petit Simone. Cet espace est d’ailleurs fait pour ça, nous le savons, pour nous permettre d’élire des événements que nous devons nous représenter comme des positions, que ce soit sur la ligne du temps ou sur le planisphère. Et nous voyons encore que l’espace plan a lui aussi son repérage chiffré, que ses coordonnées géographiques — ou GPS — jouent le même rôle que les dates sur la ligne du temps : elles excluent toute trace du temps qui passe pour faire apparaître un marché des événements.

Nous comprenons maintenant pourquoi les Grandes explorations sont désignées par les noms des explorateurs : leurs déplacements ne pourraient pas construire un savoir soumis à un espace de positions. Ils ne sont donc tolérables qu’en supplément. Par conséquent, si Simon doit apprendre la chronologie des Grandes explorations, ce n’est pas pour construire un savoir géographique. Vers quel avenir font alors signe les noms Marco Polo, Christophe Colomb, Magellan, Jacques Cartier, etc. puisque notre terre est d’emblée posée une fois pour toutes ? On pourrait dire que chacun renvoie à l’image de l’aventurier avec un grand « A », cet homme qui n’a pas peur de risquer sa vie loin de chez lui, mais qui revient toujours à la maison, victorieux et auréolé de gloire. Cependant, si chacun renvoie effectivement à cette figure de l’Aventurier, vers quel avenir conduisent-ils les uns après les autres ? Qu’est-ce qui se découvre progressivement dans cette chronologie, puisque la terre, de toute façon est déjà-là ? En fait, cet avenir ressemble beaucoup à la colonisation de la planète par quelques pays européens, mais je ne suis pas certain qu’il soit très glorieux.

Comme toute ligne du temps, la chronologie des Grandes explorations nie les lieux qui étaient attachés aux actions et gestes des corps, des marins de la Nina par exemple. Dire que Christophe Colomb a découvert l’Amérique, c’est faire de l’Amérique une position objective dans un espace vide, radicalement purgé des gestes humains et de leurs traces. Elle peut alors apparaître comme une terre glorieuse et inouïe appelée Nouveau Monde alors même que des peuples et des nations l’habitent depuis des siècles. Après coup, sans doute, on pourra ajouter que les Espagnols, les Français, les Anglais ou les Portugais sont entrés en contact avec des indigènes, mais après coup seulement. Car la rencontre implique le mouvement et le mouvement ne peut pas faire position. Les massacres non plus, c’est pourquoi la glorieuse chronologie des Grandes explorations, mais aussi la mappemonde elle-même, les effacent. Ajoutons un dernier point : aucune rencontre et aucun mouvement humain ne peut faire sens dans cet espace de positions. Les hommes sont donc assignés à résidence et ils ne doivent pouvoir se déplacer qu’en supplément. Nous imaginons bien que les conséquences politiques de ce principe sont si importantes qu’elles mériteraient de très longs développements, trop longs pour prendre place dans ce petit livre.

 

L’injonction d’avenir et de position

La question que nous avons à nous poser n’est donc plus « comment se fait-il que nous obéissions à cette exigence d’avenir, quitte à effacer le temps et les lieux de notre vie ? » Car nous avons maintenant la réponse. Si Simon est obligé de donner un sens à ses devoirs, si son professeur croit faire son bien en exigeant ces devoirs, si nous ne voyons pas comment nous pourrions vivre autrement qu’en nous sacrifiant pour l’avenir, c’est qu’à n’importe quel moment, n’importe qui peut mettre en jeu la mécanique de l’espace des positions. Simon dit-il à son père qu’il veut retourner à Carcassonne pour revoir son cousin et revivre de bons moments avec lui, si son père lui demande de choisir entre Carcassonne avec son cousin ou Athènes avec sa mère, immédiatement l’espace vide prend la place de la mémoire. Il n’est plus question de revivre un passé, mais d’évaluer deux avenirs vers deux positions.

De la même façon, si un artisan fabrique un meuble, ce meuble prendra immédiatement une valeur en se positionnant dans le marché des meubles et des biens en général. Pour cela, il suffit qu’un marchand en fasse un événement de plus-value à venir et le positionne, sans même qu’il ait à changer de place, au sein de l’espace marchand. Ni Simon ni l’artisan n’ont besoin de choisir et même, pour Simon, il est clair qu’il ne choisit pas. Mais, d’une manière générale, il suffit que n’importe qui, y compris nous-mêmes, nous somme d’indexer nos actes et nos gestes sur un sens du temps, vers un avenir glorieux, pour que ces actes et nous-mêmes ayons à nous positionner dans l’espace vide où cet avenir prend place. Nous devons alors nous juger, non pas par ce que nous sommes et faisons, mais au contraire, en fonction de ce que nous promettons. Et si nous ne le faisons pas, nous nous rendons coupables d’absurdité et de non-sens. Si nous résistons, le simple fait d’avoir été sommé de faire sens nous condamne à l’humiliation et l’inexistence, comme un collégien qui préfère rêver en se rappelant Carcassonne.

 

***

 

TROISIÈME PARTIE : L’AMNÉSIE PAR L’ACTUALITÉ

Où l’on en vient à la question : comment pouvons-nous croire à l’avenir ? (et non pas aux futurs)

 

Première formulation : à qui profite la domination de l’espace de positions ?

Ainsi, l’espace de représentation est bien un instrument de domination. Il ne remplace pas ce qui était, mais il le dévalorise pour en extraire une gloire avenir. Il ne détruit pas le temps — comme le pourrait-il ? — mais il le combat et humilie sa valeur au profit d’un avenir où ce temps aura disparu par un miracle glorieux, dans une sorte d’instantanéité sans traces, tout en positions comme dans un tableau. Et cet espace, chacun d’entre nous est capable de le réaliser. Cette facilité, si évidente qu’il nous a été très difficile de la mettre à nu, peut être un argument pour justifier le succès de cet espace. Puisque chacun en est capable et que chacun peut en tirer gloire, dira-t-on, ne faut-il pas reconnaître que c’est là un exercice de la nature humaine et qu’il est non seulement bon, mais normal que chacun juge de tout en fonction du sens d’avenir qu’il veut ? Pourrait-on, en effet, refuser la gloire, et, surtout, une gloire que l’on peut se procurer soi-même à si bon prix ?

Cela semble si humain et si moral !

Pourtant, l’auteur de ces lignes ne voit pas les choses de cette façon. En cela, il est loin d’être une exception, car il rejoint tous ceux qui sont tenus d’humilier leur mémoire à leur corps défendant, depuis chaque Simon jusqu’aux peuples dont les cultures ont été saccagées au nom d’un avenir glorieux.

La question que nous pouvons poser est alors celle-ci : à qui profite la domination que nous sommes obligés d’exercer sur nous-mêmes ?

 

Première réponse : aux capitalistes

Il est tentant, ici, d’emprunter la voix du communisme qui a l’avantage de désigner des profiteurs de manière claire et justifiée : les capitalistes. Ceux-ci par le biais de la spéculation produisent du capital à partir de leur capital. C’est en cela qu’ils méritent bien le nom de capitalistes. De plus, les réflexions communistes ont montré que cet argent produit à partir de l’argent ne revient jamais dans la production des biens, sauf de manière transitoire, pour laisser à la plus-value le temps de se réaliser. Autrement dit, chaque investissement capitaliste prépare un désinvestissement plus important. Si le capital apporte alors, momentanément, un afflux de monnaie, ce n’est que pour en retirer davantage par la suite. Le capitalisme, en somme, est un producteur de crises. Enfin, on peut ajouter que, plus le temps de production de la plus-value capitaliste est bref, moins les risques sont importants pour le capitaliste. Par conséquent, la course au surplus est aussi une course à l’accélération, jusqu’aux transactions boursières les plus éthérées qui ne portent plus que sur des capitaux virtuels susceptibles d’être investis et désinvestis en un clic de souris.

Tout ceci est clair et l’on comprend bien que, par le truchement de ses spéculations, le capitalisme domine potentiellement toutes les productions de biens. Aucune n’est à l’abri d’un investissement qui produira une plus-value que les producteurs devront rembourser. Dans ce sens, il faut reconnaître que le capitalisme est dominant de la même manière que l’espace vide : il peut viser n’importe quel bien, l’investir comme un événement et en extraire la gloire qui le mène vers un avenir absolu. Il semble donc que personne ne puisse résister à l’un comme à l’autre.

Ajoutons enfin que les études marxistes que l’on rattache volontiers au communisme ont montré que le capitalisme est né au 17e siècle en Angleterre à la suite de la transformation des terres agricoles en propriétés privées destinées notamment à l’élevage du mouton. Des lords qui régnaient en seigneurs sur leurs terres, notamment des lords anglais sur des terres irlandaises, ont ainsi mis fin à un mode d’agriculture traditionnel, dont les usages impliquaient, de leur part, des obligations envers les paysans. Ces paysans ont dû céder la place aux moutons et les servitudes au marché des draps de laine. Ce faisant, pendant que les lords commerçants spéculaient sur le marché de la laine et puis sur les marchés que leur ouvraient les plus-values tirées de ces premières spéculations, bref, pendant qu’ils inventaient le capitalisme, les paysans déracinés devaient se faire embaucher dans la première manufacture qui voulait d’eux et entraient ainsi, par la porte de la misère, dans le nouveau monde de l’industrie.

 

À propos des cartes avant l’espace vide et les positions

Or, ce qu’il faut reconnaître, c’est que c’est précisément à cette époque qu’apparaît la pratique de l’espace vide et du positionnement sur la mappemonde. Les Grands explorateurs des siècles précédents avaient bien des cartes, mais les pays qu’elles mentionnaient étaient juxtaposés les uns aux autres en fonction des connaissances que l’on en avait ou que l’on croyait en avoir. L’espace de ces cartes était le produit des navigations, des explorations et des fantasmes aussi. Il venait, en somme, après les voyages. Les cartes étaient des sortes de mémoires, de guides pour des voyages futurs et aussi, pour des triomphes guerriers. Elles ne ressemblaient donc en rien à nos mappemondes positionnées dans un espace vide et destinées par avance à recevoir toutes les positions qui nous sembleront signifier un avenir. Que cela soit donc clair, pourrions-nous dire à Simon, les navigateurs des Grandes explorations avaient des sextants et de vagues indications récoltées par les voyageurs qui les avaient précédés ; pour le reste, ils ont avancé au jour le jour, en essayant de comprendre ce qu’ils faisaient à partir de ce qui avait été fait et non en cherchant un avenir.

On ne trouve pas non plus de traces de l’espace vide dans des écrits comme La Géométrie de Descartes. Et aussi, dans le livre Le Monde qu’il aurait publié s’il n’avait pas craint le même sort que Galilée, il expliquait que les planètes résultent d’un mouvement initial dans un espace tout à fait plein. De fait, toute la physique cartésienne est une physique du mouvement ; la seule position immuable possible serait celle de Dieu. À cet égard, on remarquera encore que l’on ne peut pas faire de Descartes l’inventeur de ce que l’on appelle le repère cartésien s’il s’agit de désigner par là un espace vide orthonormé dans lequel des figures viendraient prendre position selon leurs coordonnées. La géométrie de Descartes est au contraire une géométrie de mouvements, de transformations de formes géométriques en d’autres formes géométriques et les coordonnées, quand l’on en trouve dans ses écrits, sont seulement des moyens pour représenter ces transformations sous forme de courbes à partir desquelles on peut déduire des fonctions numériques. Il n’y a donc pas de coordonnées avant les figures, mais il y en a après et l’espace géométrique de Descartes se construit à partir de ces figures. Quelles qu’elles soient, il est plein d’elles.

Il serait encore possible de constater la même absence d’espace vide chez Galilée ou encore dans les déplacements des paysans pour aller au marché. On ne se rendait pas d’une position à une position, mais on prenait un chemin sur lequel on cheminait et on évaluait les distances non pas en kilomètres, mais en durées : un jour de cheval, douze ritournelles qu’on se chantait en marchant, etc. On peut dire, pour préciser le vocabulaire, que les déplacements étaient non pas des trajets, mais des voyages et que ces voyages n’étaient même pas spatio-temporels, puisque la distinction entre l’espace et le temps n’avait pas de raison d’être.

 

Newton et l’espace de position

Quelle est la première apparition de l’espace vide ? Je ne sais pas. Il serait très intéressant de mener l’enquête, mais elle risque d’être très longue, car très minutieuse. En effet, il s’agit certainement d’une sorte d’invention telle la lunette dite astronomique qui ne servait initialement qu’à montrer les clochers — ou autre chose — comme s’ils étaient plus près. Galilée a eu l’idée de tourner vers le ciel ce qui n’était qu’un tube avec une lentille et de le transformer. Pourtant, sans lui, nous serions bien incapables de dire qui, le premier, a inventé cette lunette, alors même qu’elle est devenue l’instrument privilégié de la connaissance de l’espace stellaire. Sans elle notre savoir serait sinon bien moindre, du moins bien différent.

En attendant, donc, de pallier ce manque de connaissances quant à ce qui s’est passé, constatons que l’espace vide apparaît vers 1680 dans les travaux de Newton. Il est l’espace dans lequel les planètes prennent position et le mouvement ne leur vient qu’ensuite, comme rapport inversement proportionnel à leur masse. Or, ce qui est passionnant, c’est que Newton hérite des positions des planètes calculées par Kepler à partir, précisément, de leur mouvement. Nous avons donc là une sorte d’inversion : le mouvement qui était premier devient secondaire, comme en supplément. Ainsi vont les exigences de l’espace vide : les choses doivent y être en position, tel est leur sens, même si elles seront déplacées, ensuite, de position en position. Il faut certainement voir ici, de la part de Newton, la satisfaction d’une exigence théologique : Dieu n’a pas pu faire l’espace stellaire autrement que parfait, c’est-à-dire infini et bien ordonné. Dès lors les mouvements seront acceptables dans la mesure où ils ne dérangent pas cet ordre et, par conséquent, s’ils sont calculables sous forme de rapports entre la mesure de la distance et la mesure du temps.

 

Insuffisance de la réponse communiste

Sans être très précises, ces indications suffisent pour montrer qu’effectivement, l’espace vide apparaît en même temps que le capitalisme et que, comme lui, il est devenu l’espace dominant. Nous plaçons les planètes dans l’espace, nous plaçons la mappemonde dans l’espace, les villes sur la mappemonde et nous calculons ensuite combien il faut de temps pour parcourir les kilomètres d’espace qui séparent leurs positions, dans la mesure bien évidemment où ces calculs n’impliquent pas de déranger ces positions. Il ne nous viendrait même plus à l’idée de chanter x fois Alexandrie de Claude François pour mesurer notre avancée entre Paris et Nice ; et s’il nous vient rarement à l’idée de cheminer, nous trouvons en revanche parfaitement normal d’effectuer des trajets entre des coordonnées GPS.

Pour autant, et même si l’on ajoute que le fameux marché ressemble comme deux gouttes d’eau à un espace vide — puisque l’on met des biens sur le marché et qu’ensuite on fixe leur valeur relativement aux autres biens —, nous ne pouvons pas conclure que le capitalisme est la cause de cet espace et des destructions du passé qu’il provoque. D’une part, l’espace de position n’est pas seulement l’avenir du capitalisme. Il est la condition de tous les avenirs, de toutes les flèches du temps. Toutes se prolongent vers un tableau de positions, puisque le temps qui passe en a été exclu. Certes, le capitalisme, nous l’avons vu, se différencie par la puissance métaphorique de ses événements financiers, puisque nous pensons que l’argent vaut pour tous les biens et donc, pour chacun. Cependant, si l’on choisit par exemple de faire de la vie le sens du temps, l’espace vide manifeste encore une fois sa domination. Nous ne pouvons pas échapper à celui qui nous dit « la vie est la valeur ultime, nous devons vouloir une vie parfaite ». Immédiatement nous devons poser cette vie dans une sorte d’espace éthéré par rapport auquel nous devrons mesurer la valeur de notre vie à nous. Nous ne savons pas très bien ce que sera cette vie ultime, mais nous sentons immédiatement que, si nous résistons à son appel, nous devenons absurdes et ne méritons plus l’existence, puisque notre vie n’aura plus de sens.

Nous devons donc reconnaître que, si les capitalistes s’enrichissent grâce à l’espace de positions, mais ils ne le provoquent pas. Leur avenir n’est qu’un avenir parmi d’autres et lorsque l’on dit qu’ils dominent, il faut entendre par là que leur argent est métaphorique. Il ne domine que le marché des biens échangeables, ce qui est déjà énorme, bien entendu. Même la force de travail lui échappe cependant. Car si elle devait être dominée, ce serait par une force plus forte et non pas par un contrat ; il s’agirait d’une obéissance obtenue par la terreur, mais non pas d’une soumission dont le travailleur lui-même peut se glorifier, même si cette gloire est illusoire. Pour que le capitalisme les domine, il faut donc que les travailleurs réalisent leur propre soumission, qu’ils aient au moins l’illusion d’y gagner. Mais même alors, les capitalistes n’ont rien à cirer de cette soumission. Ils préfèrent même embaucher des machines autant que possible, car leur avenir ne vise pas les travailleurs, mais l’accroissement illimité de leur capital. Concluons alors que la puissance du capitalisme tient seulement à la valeur métaphorique de son argent, mais qu’il faut, pour l’associer au sort des travailleurs, que l’un et les autres participent, chacun de son côté, d’une commune dynamique d’avenir.

 

Deuxième réponse : à la suite de Max Weber

Nous pourrons faire un pas de plus en suivant Max Weber qui a montré que cette naissance du capitalisme au 17e siècle s’enracine elle-même dans l’éthique du protestantisme. Cependant, il ne s’agira pas, ici, de reprendre sa thèse, mais plutôt de la prolonger pour les besoins de notre recherche. Le protestantisme est une version du christianisme qui a trouvé son ancrage dans les Provinces-Unies avant de prospérer en Angleterre où elle a donné naissance à la religion anglicane, dont le souverain britannique est le référent. Elle a connu des commandements très rudes qui ordonnaient de ne croire en aucune liberté ni en la valeur d’aucun bien terrestre, puisque Dieu seul décidait de tout. Mais cette austérité radicale a cédé la place à des mœurs plus réconfortantes même si elles restaient soumises à la grâce divine. Lorsque Guillaume d’Orange envahit l’Angleterre en 1688 il est le Stathouder de plusieurs États des Provinces-Unies, le pays le plus prospère d’Europe grâce à son commerce.

Le rapport entre le protestantisme et le commerce tient alors en ceci : pour un protestant, l’argent ne doit pas faire l’objet d’une jouissance ostentatoire. Alors que les royautés européennes étaient gouvernées par le prestige, l’affichage du luxe comme preuve de la valeur d’un homme, les protestants s’interdirent ce luxe. Ils ne condamnaient pas les richesses, mais les dépenses. Celles-ci n’avaient de raison d’être que si elles étaient utiles, c’est à dire, si elles pouvaient produire de nouvelles richesses. Ainsi, la gloire protestante ne résidait plus dans l’apparat, dans les châteaux et les trains de vie fastueux, mais dans la modestie de celui qui se sait sur la voie du seigneur lorsque sa spéculation a été récompensée. La plus-value de ses investissements, en somme, est le signe de sa valeur religieuse et morale. Elle vient de Dieu qui a aidé à surmonter le risque au-delà du simple contrat. En inventant cette gloire modeste, le protestantisme trouvait donc dans le commerce son milieu naturel et, en même temps, il fit prospérer ce commerce plus que jamais, puisqu’il inventa le réinvestissement spéculatif perpétuel. Enfin, cet investis-sement ne toucha plus seulement les compagnies commerciales, mais aussi la production même de tous les biens que ces compagnies demandaient. C’est ainsi que s’amorça la colonisation économique.

Sans aucun doute, les capitalistes sont les grands gagnants de l’exploitation du temps dont nous extrayons un espace de positions. Sans cet espace, ils n’auraient pas pu ni même imaginé passer commande pour des produits fabriqués aux antipodes en considérant le déplacement de ces produits comme une variable et, qui plus est, comme une variable qui doit tendre à l’instantanéité. Certes, le commerce lointain existait, et en Italie notamment. Mais, précisément, ce commerce était organisé par les habitudes et l’expérience des marchands qui se rencontraient. On partait avec des marchandises qui plaisaient ici pour revenir avec d’autres marchandises qui plaisaient là.

En revanche, sous la tutelle du capitalisme, le commerce devint un commerce de commande. On se mit à ordonner des fabrications pour des clients qui ne les attendaient pas. Le commerce et l’industrie allaient donc quitter les temps et les lieux terrestres pour entrer dans un espace où allaient être représentées les positions les plus rentables. Ces positions méritaient alors plus ou moins d’être investies et leur mise en concurrence fut établie comme principe spéculatif planétaire. On oubliait déjà qu’elles étaient habitées par des cultures et qu’elles avaient habité des hommes.

Insuffisance de la réponse fondée sur le protestantisme et description de l’appareil spéculatif

Cependant, encore une fois, que les capitalistes aient gagné plus que les autres ne permet pas de dire que le capitalisme est la cause de cet espace de position planétaire. Je ne sais pas si une étude historique précise permettrait de trouver le moment où s’est initiée cette relation entre des investissements de capitaux et un espace de représentation. Cette étude serait sans aucun doute passionnante. Pourtant, elle ne permettrait pas d’oublier que la spéculation n’est pas seulement un phénomène financier, commercial et industriel. Celui qui prône le vitalisme spécule lorsqu’il voit dans chaque naissance non pas la suite d’un passé organique, mais la présence d’une gloire avenir. Le communiste même spécule lorsqu’il ne voit pas que les hommes vivent en commun sous ses yeux, mais projette chaque événement sur la ligne des victoires vers un monde avenir — ce qui ne l’empêche pas d’être parmi les meilleurs alliés des hommes quand il vit parmi eux.

Car la spéculation n’est pas une condition faite aux hommes, mais une sorte d’appareil qu’ils mettent en marche, ou pas. Nous avons décrit aussi précisément que possible cet appareil : l’obligation de mettre les faits en position dans un espace de représentation en détruisant leur valeur de traces. Nécessairement, lorsque cette obligation est en marche, les faits deviennent des événements, les événements des victoires, les victoires des signes qui manifestent la gloire ; et la gloire, même modeste, rayonne toujours dans un espace intemporel.

Cela dit, même si le capitalisme et l’espace des positions sont historiquement liés, il faut tout de même reconnaître que cette origine historique n’a pas réservé le capitalisme aux protestants. On spécule en Arabie saoudite, on spécule en Chine, on spécule en Russie et pourtant, l’éthique protestante ne gouverne pas les mœurs de ces pays. Peut-être que les capitalistes d’obédience protestante, aux USA notamment, ont cru être conduits par la gloire divine, mais il est temps qu’ils reconnaissent qu’ils devaient leur richesse non pas à la Fortune, mais, tout simplement, à leur habileté à mettre en œuvre l’appareil spéculatif. Mais l’habile d’un jour est souvent dépassé le lendemain et parfois contre ses propres principes. C’est ainsi que la spéculation ne produit pas seulement des richesses à réinvestir selon le principe de la gloire patiente et progressive, mais aussi des hordes de Ferrari, des buildings dans les déserts, des châteaux dans les merveilles du monde et des flottes de jets privés, si possible avec champagne et jacuzzi.

 

Seconde formulation : comment nous nous illusionnions nous-mêmes ?

 

Ce qui se met en place au 17e siècle dans les pays protestants ce n’est donc pas seulement le capitalisme. Pourtant, c’est bien à ce moment et dans ces pays qu’apparaît l’espace des positions et nous savons maintenant que cet espace est ce que nous avons appelé un appareil dont tout un chacun peut se servir, même s’il ne s’agit pas de faire fructifier un capital. Nous devons donc renoncer à chercher à qui il profite puisque, dans un sens il profite à qui le met en œuvre. En revanche, nous avons à comprendre comment nous pouvons croire qu’il s’agit bien d’un profit. Comment est-il possible que nous oubliions les destructions que cet appareil provoque ? Comment faisons-nous pour oublier la cuisine de Simon quand nous l’imaginons en train de travailler ? Comment peut-on supporter ces schémas qui positionnent des enfants dans des classes vides comme s’ils posaient devant un fond vert ? Comment les européens ont-ils pu appeler Nouveau Monde le continent qu’il découvrait alors que celui-ci était habité depuis très longtemps ? Comment faisons-nous pour ignorer qu’un produit fabriqué de l’autre côté du monde porte la trace de la sueur des travailleurs et l’odeur du fioul qui l’a transporté jusqu’à nous ? Indéniablement, l’appareil spéculatif produit du déchet. Il exploite les traces du temps pour n’en faire que des ruines. Mais comment se fait-il que nous ne voyions même pas ces ruines ?

 

L’invention de l’oubli par l’actualité

Il faut creuser encore ce 17e siècle, décidément très important. Nous y trouverons peut-être non pas l’origine de l’espace des positions, mais celle de l’effacement illusoire du caractère dominant de cet espace. Il doit s’agir d’un processus qui permet de l’oublier à chaque gloire, à chaque victoire et donc à chaque événement. Puisque l’avenir commande le temps, il nous faut voir comment, dans la pratique de ce commandement et dans chaque exercice de cette pratique, l’oubli de la destruction peut accompagner ce sens de l’avenir. Nous découvrirons alors que cette pratique est effectivement née au 17e siècle et notamment aux Pays-Bas. Nous l’appelons aujourd’hui actualité.

Certainement ce siècle protestant n’a pas inventé l’information. Il devait cependant l’attendre, car les Pays-Bas étaient aussi le pays de la tolérance religieuse. On y accueillait les réfugiés huguenots venus de France, les juifs venus des royaumes ibériques comme Spinoza, et même un catholique qui voulait se faire discret comme René Descartes. Cette ouverture autorisait donc diverses idées quant à la marche du monde et, par conséquent, diverses informations. Elle était d’ailleurs cohérente avec l’intention originelle du protestantisme qui entendait contredire toutes les exigences de la papauté catholique et, donc, tous les commandements de ses dogmes. On vit alors apparaître une sorte de domaine public où les opinions pouvaient s’exprimer et discuter, dans la stricte mesure, cependant, des volontés du pouvoir militaire. Dans ce contexte, par conséquent, il était possible de faire entendre diverses voies et diverses spéculations. Cela était même souhaitable si l’image d’une ville comme Amsterdam devait en sortir auréolée de prospérité et donc susceptible d’attirer de nouvelles richesses.

Les hommes n’ont pas attendu cette prospérité, bien sûr, pour informer et être informés. Aussi loin que les traces nous permettent de remonter, on trouve des écrits par lesquels les gouvernants informaient leurs sujets. Et l’on sait aussi que des communications transmettaient des informations privées, même si les traces que celles-ci ont laissées sont moins lointaines, faute d’avoir été gravées dans la pierre. Au Moyen Âge en Europe, des édits circulaient par la lecture qu’en faisaient les hérauts, mais aussi, l’information transitait sur les marchés, notamment par le biais des colporteurs. Il est d’ailleurs difficile de repérer ici ce qui incombait à l’écrit ou à l’oral. Car la lecture n’était pas une pratique privée et ceux qui ne savaient pas lire savaient écouter.

Au 17e siècle, donc même après l’invention de l’imprimerie, l’information circulait encore via des « nouvelles manuscrites ». Leurs auteurs avaient contrat avec des lecteurs qui les rémunéraient pour être informés sur les sujets qui leur importait, notamment à propos d’affaires politiques et commerciales. Enfin des gazettes firent leur apparition. En France, c’est en 1631 que Théophraste Renaudot obtint le privilège de rédiger la Gazette de France. Il s’agissait de quelques feuilles sur lesquelles étaient imprimés, outre les remerciements soumis de leur auteur auprès de la couronne, une série d’informations tels les promotions de nobles, les faits de guerre ou de cour. D’autres gazettes avaient précédé à l’étranger, d’autres virent le jour partout en Europe. Leur parution fut irrégulière en ce qu’elle était liée aux exigences variables des censeurs, mais, dans l’ensemble, la presse devint progressivement moins contrainte, du moins par les pouvoirs politiques.

En décembre 1686 paraissait à La Haye le premier numéro du Mercure historique et politique, concernant l’état présent de l’Europe, ce qui se passe dans toutes les Cours, l’intérêt des Princes, leurs brigues, & généralement tout ce qu’il y a de curieux pour le Mois de Novembre 1686. Par la suite, jusqu’en avril 1782, 192 numéros paraîtront le premier du mois. En choisissant l’intitulé Mercure, l’auteur de ce périodique s’inscrivait volontairement dans une forme de revue qui proposait périodiquement un inventaire des événements remarquables. Le but de leurs rédacteurs était de renseigner les lecteurs sur ce qui se passait dans les Cours et, plus généralement, sur tout ce qui pouvait avoir été « important », « curieux » ou « considérable ». Il s’agissait de donner à lire l’Histoire.

S’il reprenait cette intention, le Mercure de 1686 à La Haye lui donnait une inflexion très forte vers ce que l’on appelle aujourd’hui le journalisme d’actualité. Alors que les autres Mercures entendaient parler de l’Histoire telle qu’elle venait de se faire en exprimant tout leur dévouement aux monarques ou aux parlements, ce Mercure historique et politique proposait non seulement un choix d’événements, mais aussi des interprétations de ces événements. En somme, il ne proposait plus de rédiger une historiographie panégyrique de ce qui venait de se passer, quelque chose comme un mémoire des grands hommes et des faits notables, mais plutôt d’indiquer le sens de l’histoire, ce à quoi il fallait s’attendre et qui pourrait être vérifié ou non dans les numéros suivants. Ce faisant, il ne faisait rien moins que de renverser le sens du temps.

Cette inversion n’était sans doute pas intentionnelle de la part de l’auteur du Mercure historique et politique. Il entendait d’abord que son Mercure s’oppose au Mercure français qui, selon lui, ne fournissait qu’une vue très partiale des événements. Le fait est que les gazettes et publications françaises en général portaient toutes la marque d’une flatterie sans honte des princes et de leur cour. En réponse, donc, le Mercure historique de La Haye souhaite donner des informations objectives. C’est pourquoi chaque section est composée, systématiquement, d’une exposition des événements et, ensuite, d’une interprétation de ces événements. Le souci du rédacteur est, ici, de donner une information brute dans un premier temps, c’est-à-dire une information dénuée de sens en elle-même et, par conséquent, susceptible d’être interprétée. D’ailleurs, le Mercure se vante de se soumettre aux souhaits de ces lecteurs en modifiant, selon leur préférence, les manières de choisir les faits exposés. Dans la pratique, il semble que les rédacteurs successifs n’aient eu que rarement à changer leur vision de l’actualité, car si certains lecteurs demandaient plus d’analyse d’autres en demandaient moins. Sans doute ceux-là pensaient-ils faire eux-mêmes leur propre interprétation.

Le Mercure historique met donc en œuvre une histoire non plus tellement narrative que projective. Elle remplace l’éloge de ce qui s’est passé par une évaluation de ce qui aurait pu se passer et de ce qui pourrait advenir. Cette histoire en projet est bien sûr tributaire de la tolérance que connaissent les Pays-Bas en ces années 1680, puisqu’elle suppose la légitimité de plusieurs interprétations. Ce faisant, elle fera naitre le débat d’information et d’interprétation qui suppose les publications partisanes des siècles à venir. Mais aussi, elle contribuera à la mise en place de ce que l’on appellera bientôt le journalisme, activité qui consiste à choisir des événements, les exposer de manière soi-disant objective avant d’exposer ce qu’il faut en penser. Chaque jour de journalisme conduira alors à un double effacement : l’oubli de tous les faits et de toutes les actions qui n’auront pas été choisies comme événement et l’oubli de tous les événements, pourtant choisis, mais qui auront disparu depuis la dernière publication parce qu’elles ne rentraient plus dans le giron des nouvelles interprétations. Tout au plus, pourra-t-on dire qu’un journalisme conséquent consiste alors à oublier le passé de la même façon, de jour en jour, d’actualité en actualité.

Ainsi, l’actualité est bien née à la fin du 17e siècle avec le capitalisme et dans la suite du protestantisme, mais nous voyons, de plus, qu’elle explique l’amnésie permanente qui nous permet d’ignorer les ruines que nos avenirs provoquent.

 

Précisions quant au métier de journaliste

Avant de conclure, il faut préciser ce journalisme qui efface le temps. Car, d’une certaine manière, il n’est pas de plus précieux travail que celui qui nous donne à penser le présent. Dans ce sens, le journaliste qui pose les événements à part de ses engagements est irremplaçable. Ce savoir écrire permet au lecteur non pas de croire le journaliste, mais, au contraire, de comprendre sa subjectivité journalistique et, par conséquent, d’en faire abstraction s’il le veut pour saisir l’objectivité de l’événement tel qu’elle reste disponible pour d’autres engagements. Il y a là un véritable métier difficile, un dosage délicat entre l’affirmation nécessaire de la présence de l’auteur, car personne ne peut écrire sans donner un sens parmi maints sens possibles, et la prudence qui doit permettre au lecteur d’entrer en rapport avec les faits eux-mêmes.

En revanche, il n’y a aucune raison pour que cette écriture transforme les événements en signes d’avenir. Le journaliste n’est pas un prophète. Son engagement d’auteur n’a pas besoin d’une quelconque gloire, d’autant plus qu’elle sera effacée et devra être regagnée chaque jour. Il n’a pas à justifier son métier au nom d’idéaux qui, de toute façon, le sacrifieront sur l’autel du marché des avenirs, et, sans aucun doute sur l’autel du capitalisme. Non. Le journalisme nous éclaire par le passé que les événements portent avec eux. Il ne nous explique pas vers où nous allons, et encore moins vers où nous devons aller, mais d’où nous venons. Il répond à la question : comment en est-on arrivé à tel ou tel événement ?

Et pour nous expliquer cela, parce que le passé est d’une richesse inouïe, il doit nous raconter comment il s’est introduit, lui journaliste, dans ce passé-là qu’il nous rapporte. Son engagement n’a pas à viser un avenir, mais simplement, la pleine et entière réalisation de sa tâche de journaliste. Le journalisme est en somme le seul engagement du journaliste. Et il implique non pas une interprétation des faits importants, selon la pratique du Mercure historique, mais une narration des faits d’un côté et des gestes du journaliste de l’autre. En cela, le journaliste révèle non seulement le passé des faits, mais celui qu’il a tracé lui-même. Il trace son métier en traçant les événements.

Ce recentrage du journalisme sur son talent entraine certainement la nécessité d’écarter l’actualité journalistique, c’est-à-dire ces événements que les journaux fabriquent pour donner l’illusion que leur travail est justifié ; cette actualité qui fait du journalisme non plus un talent, mais un sous-métier de larbin journalier. La plaie de l’actualité est là : elle exige la production d’une illusion perpétuellement renouvelée, d’un philtre d’oubli des ruines que nos avenirs produisent sans cesse. Et ce ne sont pas les chaînes d’information continue qui dissiperont les effets de ce philtre, bien au contraire. Plus nous sacrifions ce que nous avons été plus nous avons besoin de leur flux permanent pour oublier que nous ne sommes déjà presque plus rien. Il ne nous reste plus alors qu’à cultiver le nihilisme et la destruction de nous-mêmes et aussi de tous ceux qui vivent encore dans les traces de leur passé. À trop avoir voulu espérer, la violence est devenue l’avenir de notre désespoir.

Mais aussi, terminons par un problème : si le journaliste n’est plus celui qui fabrique les événements pour justifier notre besoin quotidien d’illusion, c’est qu’il doit attendre que ceux-ci lui adviennent. La tâche du journaliste implique donc que sa patiente vigilance remplace l’appareil à produire des signes d’avenir. Or, rien ne dit que chaque jour apportera sa dose. Il se peut même que les événements soient finalement peu fréquents et, surtout, très irréguliers. D’une certaine façon, donc, nous devrions alors avoir un journalisme déconnecté du rythme journalier. Peut-être faudra-t-il alors changer le nom du métier ?

 

***

 

Conclusion

 

Les débats actuels portent souvent sur les moyens de sortir du capitalisme. De fait, c’est là la première question qui peut intéresser ceux qui veulent construire une vie humaine. Car l’accumulation de capital, plus que tout autre avenir, est mortifère. Et ceux qui ne discutent pas de la fin de sa domination, nécessairement, s’enfoncent dans le nihilisme qu’il provoque, dans la haine et la violence de ceux qui se sont perdus en perdant l’espoir. Cependant, si le capitalisme est bien l’avenir le plus puissant de par la fonction métaphorique de l’argent qu’il accumule, aucun autre avenir ne nous rendra notre existence : tout événement impose une victoire, toute victoire une gloire et toute gloire repose sur la perte du passé. Par conséquent, il n’est pas suffisant de combattre le capitalisme sans sortir des promesses d’avenir. En particulier, si le communisme doit être un avenir de feuillage aux fronts, il ne sera jamais qu’une table rase du passé, c’est-à-dire un néant. En revanche, s’il est le motif de nos passés communs, la mémoire de nos luttes et non de nos victoires, alors il contribuera à produire un antidote au philtre de l’actualité.

Si nous voulons sortir du capitalisme, il nous faudra donc sortir de l’actualité. L’aventure est risquée, car nous découvrirons les ruines qui s’accumulent et parmi lesquelles nous vivions sans nous en rendre compte. Il se pourrait bien alors que le spectacle soit terrible. Car, d’une certaine façon, à la manière de Charlton Eston dans le New-York de Soleil Vert, situé en 2022, nous découvririons que nous mangeons nos morts. Aussi convient-il de terminer sur des traces moins terrifiantes.

 

Que serait le temps, en effet, si nous n’oubliions pas que nous l’exploitons chaque jour d’actualité ?

Nous marcherions dans une rue, par exemple. Nous passerions devant la boutique d’un coiffeur en nous rendant sur notre lieu de travail. Rien de glorieux, rien d’historique, mais le temps est là. Plus précisément, nous devons convenir que nous marcherions dans le passé. Les immeubles qui bordent la rue, le goudron, la terre sous le goudron, les lampadaires, tout cela était là. Nous sommes même entourés en permanence de strates de passé, d’un enchevêtrement complexe de traces plus ou moins anciennes, d’immeubles rafistolés l’année dernière ou au siècle dernier. Certainement, nous avons affaire aussi à un futur et même à des futurs. Le salon de coiffure nous attend pour une nouvelle coiffure et, aussi, nous serons bientôt sur notre lieu de travail. Cependant, ces futurs ne sont pas des avenirs. Ils ne demandent pas de temps d’après le temps. Au contraire, ils sont déjà-là. Le lieu de mon travail est déjà-là, le coiffeur est déjà-là. Autrement dit, je marche dans le passé et mes futurs sont des bifurcations possibles dans ce passé. Nous devons alors conclure que nos avenirs sans passé n’étaient que des fantasmes et que toute notre vie est réellement une réactualisation du passé.

Sans doute, celui qui profite de la domination des avenirs, pour les besoins de ses spéculations financières, par exemple, ou pour exercer son pouvoir, nous dira que le passé est une prison et que nous ne devons pas nous laisser déterminer. Pour être nous-mêmes, dira-t-il, nous devons briser ses chaînes. Nous disant cela, il aura certainement raison dans le monde qui est le sien, où le temps est une ligne fléchée. Alors, effectivement en regardant cette ligne de la gauche vers la droite, nous pouvons croire que les instants s’enchaînent les uns aux autres comme les points se suivent dans la direction de la flèche. Et nous pouvons aussi prendre cette flèche qui continue la ligne pour le signe de notre liberté, d’un temps où nous n’aurons plus à subir le déterminisme du temps.

Cependant, précisément, ce que nous devons remettre en cause pour ne plus subir la domination de ce capitaliste ou de tout autre faiseur d’avenir, c’est bien cette ligne du temps. Que les instants se succèdent, c’est indéniable. Mais non pas qu’ils s’enchaînent. Car l’instant qui suit,

Car l’instant qui suit n’est pas contenu dans celui

celui qui précède. Chaque instant est une production nouvelle et l’on ne peut pas prendre en considération le passé sans le re-produire, c’est-à-dire sans le recréer. Ainsi, c’est en re-produisant le passé que nous vivons nos libertés parce que la liberté est déjà inscrite dans le temps. On comprend encore que, seul celui qui veut nous priver de cette liberté peut vouloir nous obliger à la repousser aux calendes grecques.

 

Nous pouvons encore dire cela autrement. Le temps se trace lui-même. Parmi ses traces, certaines sont contemporaines. Elles sont notre présent. D’autres ont disparu, c’est indéniable. Nous ne les connaissons pas a priori, simplement nous savons qu’elles manquent quand nous re-produisons tel ou tel passé et que celui-ci devient bancal. Enfin, de nombreuses traces forment ce que l’on peut appeler les archives du temps. Celles-là durent depuis plus ou moins longtemps. Elles sont encore là, mais comme en attente de disparition, parfois pour très longtemps, bien plus longtemps que nous ne pourrons jamais vivre. Nous pouvons alors dire que c’est dans ces archives que nous traçons nos futurs, que nous construisons le sens de nos présents.

Ainsi, nous produisons nos propres traces au sein de ces archives, celles qui font le sens de nos vies, celles par lesquelles nous nous produisons nous-mêmes. Il reviendra alors au temps de les faire disparaître lorsqu’elles auront duré ce qu’elles avaient à durer. Nous comprenons bien qu’en revanche, nous ne pouvons pas nous autoriser à les effacer nous-mêmes, car nous ne sommes pas au-dessus du temps. Nous sommes dans le temps et si nous l’oublions, nous finirons par manger nos morts.