La poétique du noir et blanc et celle des couleurs

Pour réaliser la série « J’ai voulu voir la mer », je m’étais donné une consigne de « prise de vue » : rejoindre l’océan à partir de chez moi en suivant le trajet le plus court possible et en m’arrêtant toutes les cinq minutes pour photographier. Ce petit stratagème me permettait d’enregistrer les hasards ordinaires d’un voyage plutôt que de partir à la conquête de ces merveilles touristiques que tout le monde connait et reconnait.

Au moment de cette « prise de vue », je ne m’étais pas posé la question de la mise en image pour l’impression ou même pour le web. Suivant mon habitude sans y penser, mes photographies devaient être en couleurs, de ces couleurs que j’aime travailler pour que toute la richesse de l’image se projette, dans les yeux de celui qui la regarde.
Seulement voilà, mon propre regard m’a joué un tour : pendant que je développais sur ordinateur la photographie d’une écluse dans le marais poitevin, je l’ai imaginée… en noir et blanc ! Et n’allez pas croire qu’elle était mieux ainsi ! Non, noir et blanc ou couleurs, les deux lui allaient aussi bien, mais différemment. Me sont alors venues ces quelques réflexions que je décris aujourd’hui.

Et tout d’abord, il convient de faire le ménage, ou, pour le dire autrement, de mettre de côté une idée reçue qui nous empêche de voir. En l’occurrence, il s’agit d’une histoire que l’on raconte, qui contient certainement quelque vérité, mais dont on tire très hâtivement une conclusion erronée. Cette histoire est celle du passage de la photographie en noir et blanc à la photographie en couleurs.
Certes, il est sans doute vrai que, dans un premier temps, disons jusqu’à la moitié du 20e siècle, les photographies étaient monochromes, la plupart en noir sur fond blanc ou métallique pour les daguerréotypes, ou encore en bleus dans le cas des cyanotypes. Mais on s’aperçoit très rapidement qu’historiquement, rien n’a été vraiment simple et que l’on a pris l’habitude de désigner par « noir et blanc » tout une catégorie de photographies qui donnent à voir des nuances de bichromies. Car même les « noirs » ont toujours été faits de nuances de gris, mis à part, peut-être, dans certaines images de Ralph Gibson.
La dénomination « noir et blanc » serait-elle alors bien trop approximative pour être prise au sérieux ? Car on ne peut pas se contenter de dire qu’elle désigne les images qui ne sont pas en couleurs, qu’elle ne vaut que par cette opposition. En effet, si le « noir et blanc » n’était que ce qui s’oppose à la « couleur », alors il faudrait que les photographies en couleurs aient existé pour que le noir et blanc existe lui aussi. Or, historiquement cela reste totalement faux !

Cette première réflexion nous conduit donc à repousser la conclusion pourtant apparemment évidente selon laquelle la photographie serait d’abord (c’est-à-dire « historiquement », « authentiquement », « naturellement », « spontanément »…) en noir et blanc et la couleur serait un supplément (« dégradant », « superflu », « impur » ; « artificiel »…). Fausse évidence que l’on pourrait encore formuler ainsi : la distinction entre le « noir et blanc » et la couleur serait une affaire de valeur ontologique, la photographie en « noir et blanc » étant La Photographie, alors que les couleurs, elles, n’ont pas d’être. Elles sont seulement des trucs, trucages ou simulacres, mais rien de sérieux.

Remarquons que l’inversion de la prééminence ne changerait rien à l’affaire : dire, par exemple, que la photographie en couleurs est La Photographie, qu’elle constitue un progrès vers la vérité photographique par rapport au « noir et blanc » est historiquement faux, tout simplement. Car la photographie n’est pas née monochrome par défaut, par manque de perfection, comme si Niépce ou Daguerre avaient attendu les couleurs qui ne viendraient qu’un siècle plus tard. Ou alors, faudrait-il conclure qu’ils attendaient aussi les capteurs numériques ? Ce ne serait pas plus ni moins sérieux que de dégrader rétroactivement le passé au nom de notre vanité actuelle ou de notre croyance au progrès perpétuel. Et, en vérité, il faut convenir que le “noir et blanc” a toujours satisfait ceux qui le pratiquaient, que la couleur n’est pas venue combler un manque et, par conséquent, qu’elle n’est pas un progrès,

Ainsi, non seulement la catégorie « photographies en noir et blanc » est très floue, mais, de plus, son opposition à la catégorie « photographies en couleurs » paraît historiquement injustifiable, que ce soit pour valoriser l’une ou l’autre. Faut-il alors rejeter cette opposition ? N’y a-t-il qu’une catégorie de photographies ? Ou n’est-ce pas plutôt dans les regards qui font les images que se tient la différence ? Car il est possible que le « noir et blanc » relève d’un regard différent de celui qui produit les photographies « en couleurs », que l’un ait été d’abord privilégié, historiquement, et que l’autre soit encore assez marginal ou moins évident.

Certainement, le numérique a apporté une nouvelle manière de faire des photographies ; ni meilleure ni plus mauvaise, mais nouvelle tout de même. Concernant le noir et blanc et les couleurs, il semble avoir semé la confusion dans la mesure où les pixels sont codés par défaut en couleurs selon leur teinte, leur luminosité et leur saturation. Certes, ces trois dimensions plastiques étaient déjà en jeu avec les pellicules « argentiques » couleurs (on a continué à les appeler ainsi même s’il n’y avait plus d’argent depuis longtemps), mais, il fallait être au courant des développements en laboratoire pour réaliser que ces couleurs n’étaient plus des noirs et des blancs modifiés. Disons alors que le numérique rend l’affaire plus banale, c’est-à-dire pertinente pour toutes et tous.
Or, ce qui apparaît, c’est que le « noir et blanc » semble n’être qu’une désaturation des couleurs. Tout se passe comme si l’image n’était faite que de teintes variées plus ou moins saturées et que ce que l’on appelle encore le « noir et blanc » n’était, finalement, qu’un cas limite de cette variété. Et, de fait, cette appellation « noir et blanc » ne correspond pas mieux à ces couleurs désaturées qu’elle ne désigne correctement toutes les nuances des photographies du 19e siècle. Dans un cas comme dans l’autre, il conviendrait plutôt de parler de photographies en nuances monochromes, de gris notamment, du moins si l’on s’en tient aux qualités graphiques des photographies.

Ainsi, en ce qui concerne leurs graphies, les photographies n’obéissent pas à l’alternative entre “noir et blanc” et “couleurs”.
Que se passe-t-il, en effet, quand je désature une photographie, celle d’une écluse dans le marais poitevin, par exemple ? Rien d’automatique, c’est certain. La désaturation est fonction de la couleur initiale, liant teinte, luminosité et saturation et elle pose des problèmes bien connus de tous ceux qui photographient depuis longtemps en « noir et blanc » : des couleurs différentes produisent des gris parfois différents et parfois identiques.
Mais c’est précisément cette absence de règles générales, ou pour le moins leur insuffisance, qui fait l’intérêt de la désaturation. Car si elle ne se fait pas mécaniquement il me revient, nécessairement, de prendre des décisions et de faire des choix… de regard. C’est alors ici que se révèle la tentation d’une opposition : vais-je privilégier un regard en nuances de gris que j’appellerai “noir et blanc” ou en jeux de saturations que j’appellerai “couleurs” ?. Les nuages, par exemple, en « noir et blanc » vont se plier à un contraste plus fort : ils vont se mettre à faire signe et à faire jouer toutes les connotations imaginaires qui leur sont associées, depuis la crainte de l’orage jusqu’à la douceur de la ouate. Le regard qui voit les nuages en « noir et blanc » trouve ainsi son plaisir dans l’énonciation de sa propre culture. Il s’affirme en voyant. Il se fait penser devant l’image, selon une pratique que l’on peut appeler sémantique. C’est en cela que la photographie en « noir et blanc » se distingue d’une photographie en couleurs : l’une fait jouer des signes qui entrent en résonance entre eux et qui rencontrent nos mots écrits en « noir sur blanc », alors que l’autre semble errer comme une logorrhée visuelle.

La plastique du « noir et blanc » ne naît donc pas d’une graphie des grains argentiques à laquelle il faudrait opposer une plastique en couleurs née d’un perfectionnement technique ou, au contraire, d’un futilité ornementale. Chacune est le produit d’un regard différent. Sans doute, historiquement, le regard sémantique a d’abord prévalu. Il a alors développé toute une iconographie du signe et des correspondances, des images textuelles autant que visuelles ou sonores. Cette poétique est d’ailleurs toujours bien en place et ses acteurs sont toujours nombreux et actifs. La photographie noir et blanc continue à nous parler et gageons qu’elle continuera longtemps.
Mais à côté de cette poétique des signes, il y a certainement la place pour une autre poésie faite de couleurs plus ou moins saturées. Sans doute ne doit-on pas s’attendre à ce que ces photographies nous « parlent » comme les images en « noir et blanc », précisément parce qu’elles ne sont pas faites pour ça ! Les jeux de couleurs brisent l’unité sémantique, sa profondeur connotative, si l’on veut, pour instaurer une unité de surface éminemment fragile et instable, du moins en apparence. Ils ne dictent pas clairement l’énonciation qui pourrait être écrite ou même simplement pensée.

Devant cette photographie « en couleurs », l’imaginaire ne se code pas lui-même. Elle résiste à ses normes sémiotiques, elle les fuit.
Et, pourtant, il y a bien quelque chose que l’on peut appeler sa beauté ou, plus simplement, un plaisir qui l’accompagne. Elle ne fait pas sens avec toutes sortes de connotations et de correspondances qui s’y associeraient spontanément ; pourtant, elle ne cesse d’appeler une réponse, au moins de la part de ceux qui s’intéressent à elle. Disons alors que cette réponse n’est pas déjà-là, dans la culture, en attente d’être découverte. Elle n’est pas déjà inscrite dans l’image, mais elle advient avec l’acte qui l’énonce.

En forçant un tout petit peu l’opposition, il est possible de conclure que les photographies en « noir et blanc » sont construites par un regard qui produit du sens pour un regard qui interprète du sens alors que les photographies en couleurs sont faites par et pour des regards qui construisent mutuellement du sens. Les unes font signe vers la distinction qui prévaut dans une grande part de la littérature et de la culture instituée entre écrivains et lecteurs ou artistes et amateurs, les autres invitent à une production coopérative au sein de laquelle les fonctions sont interchangeables au profit d’une culture commune en création permanente.

Peut-être pourrait-on résumer l’affaire en disant que le « noir et blanc » est une invitation à lire alors que les « couleurs » proposent de dire.