Pourquoi étudier la mort avec Louis-Vincent Thomas ?
L’Occident a envahi tous les recoins de la terre en exportant sa doctrine de la spéculation. Celle-ci sert les fantasmes de ceux qui prétendent s’enrichir au-delà de toute limite et, pour cela, elle s’appuie sur une conception du temps très particulière : l’avenir. Car pour jouer maintenant leur capital, il faut qu’ils croient que, plus tard, ce capital sera augmenté d’une plus-value.
L’hypothèse sur laquelle je travaille depuis quelque temps est la suivante : pour remédier aux catastrophes que causent quotidiennement la spéculation capitaliste et les États qui la servent, il faut en finir avec l’avenir. Une simple intuition suffit pour comprendre la bêtise qui béatifie cette utopie de la plus-value : quiconque ouvre les yeux ne voit que du passé. Tout ce qui nous entoure est passé. Nous pouvons bien dire que notre regard lui-même est présent, mais ce qu’il regarde nécessairement est passé. Et nous pouvons même affirmer que nous nous orientons vers des futurs : par exemple, nous serons en vacances le mois prochain ; mais, précisément, ces futurs sont encore des perspectives que notre volonté ou nos désirs tracent dans le passé, car les congés payés nous viennent du passé et le lieu où nous irons en vacances est, lui aussi, habité par son passé.
Pour autant, ces futurs ne font pas un avenir. Ils ne demandent pas l’intervention d’un facteur de plus-value. Ils produisent une cohérence historique, faite de mémoires, de traces, certaines renouvelées, d’autres oubliées, de re-productions toujours créatrices, car le temps est toujours créateur. À l’inverse, l’avenir exige le temps des contrats, celui où rien ne se passe qui n’ait été pré-vu. Il veut que ce qui sera soit déjà là, dès maintenant garanti par le droit et, par conséquent, que rien ne se crée. Son utopie n’est jamais qu’une accumulation de cette abstraction insensée (c.-à-d. qui n’a pas de sens en elle-même) que l’on appelle argent ou capital. Dans sa dernière version, il transforme la mémoire de nos traces en big datas numériques en espérant que l’Intelligence artificielle permettra d’en tirer de nouveaux bénéfices, bénéfices qui seront alors réinvestis pour une plus-value encore à venir.
L’avenir terrorise la mémoire. Il détruit le passé et, par conséquent, le présent et tous les futurs que nous pouvons désirer et construire. Il nous projette dans un temps sans lieux, où tout sera glorieux et vain, où les milliards de milliards de bitcoins et autres dollars régneront sur une terre invivable.
Dans L’Avenir n’a pas d’avenir j’ai mis en évidence cette domination du temps que l’avenir impose. J’ai aussi montré la transformation qu’elle produit quant aux lieux qui perdent leur sens en devenant des coordonnées de positions dans un espace aussi infini que vide. Enfin, il est apparu nécessaire de pointer le moteur quotidien de cette domination : la notion d’actualité.
Cette critique de l’avenir, de l’actualité, du capitalisme et des politiques qui les soutiennent est, évidemment à continuer. Mais il faut aussi apprendre à voir notre propre vie, notre propre temps, celui qui nous trace et que nous traçons. Il nous faut réapprendre à habiter le temps et ce n’est pas facile.
La mort est l’une des premières ou des plus évidentes manifestations du temps qui passe. Les morts sont tous passés et il paraît évident que notre fier Occident tout auréolé de gloire avenir leur tourne le dos pour se croire immortel. Sa spéculation est par principe infinie et même, ses plus fervents adorateurs croient pouvoir en finir avec leur propre mort. Mais aussi ses victimes meurent, sauf accident, dans l’absurdité d’une sépulture de protocole après quelques années d’oubli en hospice de vieillards. Par conséquent, pour redonner un sens au temps, la mort est un passage obligé.
C’est en cherchant à reconstruire un sens de la mort que j’ai rencontré les ouvrages de Louis-Vincent Thomas. Outre ses charges académiques, il fut un grand connaisseur de l’Afrique, celle qui n’était pas encore soumise aux diktats des colons décolorés. Il fut aussi un grand anthropologue et l’ardent promoteur d’une anthropothanatologie : une science chargée d’étudier les rapports des hommes avec les morts et la mort. (« Thanatos » était, dans la culture grecque, une personnification de la mort.)
Les pages qui suivent regroupent des extraits de deux livres : Anthropologie de la mort de 1976 et La Mort en question de 1991. Ces deux livres ne sont plus édités et il n’est pas vraiment étonnant que l’ambition thanatologique qui les porte soit oubliée. Pourtant, ces livres sont importants. C’est pourquoi j’ai préféré donner la parole à leur auteur plutôt que d’intégrer directement leur enseignement dans mes réflexions.
[Louis-Vincent Thomas parle souvent de l’Afrique noire, des noirs ou des Négro-africains. Ces appellations renvoient aux populations africaines telles qu’elles étaient avant leur colonisation par les décolorés occidentaux, et telles qu’elles seraient peut-être encore sans cette colonisation.]
[J’ai organisé les extraits en différentes thématiques, mis en gras quelques mots et expressions qui m’ont semblé faire référence. Par ailleurs, je fais suivre certains extraits d’un commentaire personnel. Ces extraits ont marqués d’un astérisque.]
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L’importance d’une anthropologie de la mort
La mort en question, Introduction, p. 13
C’est volontairement que le présent ouvrage [La mort en question est le dernier ouvrage publié du vivant de L.-V. Thomas] reprend souvent un même jeu de termes utilisés dans nos précédentes études. Le déni, qui s’oppose à l’acceptation lucide, celle-ci n’impliquant pas qu’on reste passif, car il faut au contraire lutter pour qu’une bonne mort vienne couronner une existence, digne et heureuse. La pouvoir, dominateur, répressif, exploiteur aux stratégies subtiles et efficaces, jouant de et par la mort pour mieux se reproduire, interdisant aux hommes, surtout à ceux des classes dominées, la libre détermination de leur destin. L’imaginaire enfin, qui souvent déroute par ses excès, ses divagations, ses pulsions incontrôlées, mais dont il faut tenir compte : il exprime le moi profond, aide à retrouver l’homme total que le monde techniciste et rationaliste a mutilé et il avertit la société des menaces qui l’assaillent. Ce n’est pas un hasard que le Pouvoir, par la stratégie de la coupure (vie/mort ; vivant/trépassé) se sert du déni pour mieux tuer l’imaginaire.
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La mort en question, Introduction, p. 20
D’ailleurs, ce qu’on nomme CULTURE n’est rien d’autre qu’un ensemble organisé de valeurs et de structures pour lutter contre les effets dissolvants de la mort individuelle ou collective. Chaque société repose sur un pari d’immortalité, ménageant aux individus qui la composent des parades à l’angoisse de mort qui laissent le champ libre pour donner sens à la vie. [italiques et majuscules de l’auteur]
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Les leçons de l’anthropologie comparée
Anthropologie de la mort, p. 151-152
La comparaison [entre contextes socioculturels] peut encore jouer à un autre niveau, qui oppose cette fois les civilisations sans machinisme aux civilisations techniciennes de type occidental. Ceux que l’on a coutume, à tort bien sûr, d’appeler ‘primitifs’ ne vivent généralement pas dans la crainte de la mort parce qu’ils n’accordent pas, comme l’homme d’aujourd’hui, un rôle important à l’individualisation de la personne. Comme le soulignait justement P. L. Landsberg, leur mentalité participative les empêche de « consommer la mort sous la catégorie de la séparation et de la déréliction. »(1)
Cela pourrait expliquer leur solide équilibre psychologique, la rareté des névroses et des suicides (2), contrairement à ce qui se passe en Occident. De plus, dans les sociétés ‘archaïques ‘, la mort ne suscite pas le sentiment d’absence et, surtout, d’irremplacement, car des mécanismes de substitution et de compensation sont prévus : adoption fréquente du criminel qui prend la place de sa victime : lévirat et sororat, c’est à dire prise en charge de la veuve de son frère quand celui-ci disparaît ou de la sœur de sa femme si on devient veuf ; réincarnation partielle ou totale, réelle ou symbolique, qui présentifie le défunt ; rôle de la famille élargie et surtout de la parenté classificatoire où, socialement, les oncles sont des pères, les tantes des mères… ‘mariage fantôme’ pour donner une progéniture au défunt dont nous parlerons plus loin (3)… Au contraire, les sociétés industrielles vivent dans un cadre étroit (famille nucléaire) et le principe d’individualisation rend impossible ou impensable le remplacement automatique du défunt, ce qui ne manque pas de susciter plus d’un traumatisme grave. Autre différence capitale : en Afrique, par exemple, si les morts occupent une très grande place dans la vie sociale, ils n’en sont pas moins à leur place, comme le dit R. Bastide (4), c’est-à-dire que le culte qui leur est dû est ‘extérieur’ et ‘institutionnalisé’. Chez l’homme occidental, les défunts en vain exorcisés deviennent des activités intérieures à l’homme, ou pour parler le langage des psychiatres et des psychanalystes, des fantasmes, des ‘formes obsessionnelles de l’inconscient’. Là, le dialogue dont l’homme tire grand bénéfice ; ici, le monologue sans fin, stérile, débilitant. Enfin, dans les sociétés traditionnelles, le deuil paraît rigoureusement codifié et fonctionnalisé. Les Ifaluk de Micronésie cessent subitement toute plainte, toute désolation une fois les funérailles achevées. Rien de tel chez nous ; personne n’est préparé à son rôle de deuilleur « auquel on n’a pas le droit de penser à l’avance », d’où l’anxiété (source de culpabilité), la hantise de mal s’acquitter de ce rôle. « On doit faire ressortir la contradiction qui existe entre l’encouragement à la dépendance exclusive et l’absence de technique de remplacement des personnes dans le deuil, entre un système qui favorise l’ambivalence, l’hostilité et la culpabilité et l’absence des rites et les rôles de tout moyen d’expression pour ces mouvements affectifs. À cet égard, beaucoup de sociétés sont mieux organisées que la nôtre. Les personnes en deuil, disent Volkart et Michael, sont les victimes involontaires de notre système social imprévoyant. (1 [p. 152])
(1) Essai sur l’expérience de la mort, Seuil, 1951, ch. III.
(2) Anthropologues, criminalistes, psychiatres et moralistes ne manquent pas d’insister sur les méfaits de la société technico-industrielle (ou de consommation) sur l’équilibre de l’homme d’aujourd’hui et singulièrement de l’individu urbanisé. Ainsi recense-t-on en moyenne, 500 000 tentatives annuelles de suicides aux U.S.A. Dans ce pays, que d’aucuns considèrent comme privilégié, la criminalité a augmenté de 19 % lors des premiers mois de 1968 par rapport à la même période de l’année précédente (croît de 21 % dans les villes de plus de 250 000 habitants contre 13 % en zones rurales) ; lors du premier trimestre 1969, le nombre de vols s’est accru de 17 % tandis qu’on notait, parallèlement, une accélération des meurtres (15 %) et des agressions (13 %)… Le « mal de vivre », ou difficultés à assurer la vie de chaque jour (source des conduites suicidaires dont certaines, il est vrai, pourraient n’être que de dramatiques appels au secours) et l’insécurité quasi quotidienne de l’existence (recrudescence des vols, de la criminalité, peur du lendemain, hantise de la guerre atomique), seraient-ils les rançons inéluctables du progrès technique et de l’urbanisation ?
Tout se passe, au contraire, comme si les sociétés africaines traditionnelles avaient multiplié les moyens pour assurer la santé mentale des individus et l’équilibre psychique de la collectivité.
(3) Voir la 4e partie.
(4) « Religions africaines et structure de civilisation », Présence africaine, n° 66, 1968, p. 102-105
(1) J. Stoetzel, La psychologie sociale, Flammarion, 1963, p. 95. L’auteur souligne fort justement que les émotions ressenties dans le deuil dans notre société « ne s’expliquent donc ni par une simple prescription sociale, ni simplement par un comportement humain universel. Elles résultent de notre structure sociale et culturelle agissant sur les sentiments. »
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Anthropologie de la mort, p. 521-522
On retrouve alors la profonde différence qui sépare la civilisation négro-africaine de la civilisation occidentale. La première est symbolique, les morts et les vivants constituent une même communauté et cela d’autant plus aisément que le défunt reste le proche, qu’il pourra se réincarner ou posséder un survivant de son choix. La seconde, au contraire, est plutôt une civilisation de la rupture: la mort, disait R. Bastide, y est considérée « comme le contraire de la vie », on n’y accepte pas le dialogue et la symbiose (1). En Afrique, ce sont les ancêtres qui fécondent les femmes et assurent la fécondité des champs ; en Occident, seule la technique peut satisfaire les besoins matériels et organiser la productivité. Pour l’homme noir, le temps est continuité, reproduction répétitive ; chez nous il est vécu comme destruction, ou pour le moins comme discontinuité : « nous avons exorcisé les morts qui nous tournent vers le passé et risquent de nous faire rater l’avenir. » La peur de la mort finit par nous faire négliger les morts eux-mêmes ; déjà chassés hier du centre de ville et rejetés dans les cimetières périphériques, ils finissent désormais par être expulsés de notre souvenir (2). […]
(1) Religions africaines et structures de civilisation, Présence africaine, n° 66 1968, pp. 102-107 […] Freud a bien vu les analogies entre les phénomènes religieux et les phénomènes pulsionnels qu’il avait décrits chez ses patients névrosés. Il en a conclu que la religion naissait de l’obsession, en était l’extériorisation ou l’institutionnalisation. Il faut renverser les termes, et dire que c’est parce que l’Occident a abandonné le culte des Morts, extérieur et institutionnalisé, que ceux-ci sont devenus des formes obsessionnelles de notre inconscient.
(2) Dans les sociétés anciennes, les morts détenaient tellement d’importance qu’il n’y avait pas de morts et pas d’histoire passée, ou peu. « Dans une stabilité complète, ou bien au cours de lentes transformations, les morts vivaient de la vie des vivants, entretenus par des rites. Les vivants ne se séparaient pas des morts. La pérennité du passé, présent au sein de la communauté des vivants de cent façons — cultes, sacrifices, monuments, gestes rituels, proverbes, souvenirs —, n’excluait pas l’événement, mais en atténuait la portée en inhibant la conscience du passé comme tel., et par conséquent sa confrontation avec l’actuel. L’immémorial empêchait la mémoire. Cette vie des morts n’a cessé de s’abréger au cours de l’histoire, comme s’il y avait une proportion inverse entre cette aliénation des vivants par l’ordre cosmique, néant et mort, et l’historicité réelle, et plus nettement encore entre cette « vie » et l’histoire perçue comme telle. N’oublions jamais à quel point la jeunesse du monde humain, mêlée aux rythmes de la nature toujours renouvelée, fut à la fois innocente et naïve, éclatante et privée de jeunesse. Aujourd’hui, renversement complet : le « vécu » disparaît de la scène à peine éprouvé ; il descend dans l’histoire et s’y engloutit. L’historique assiège la jeunesse et l’oppresse. Elle réagit en le contestant et n’y échappe pourtant pas. Comme autrefois, mais en sens inverse, l’histoire s’obscurcit et devient problème. » H. Lefebvre, Introduction à la modernité, Édition de Minuit, 1962, p. 276
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La mort en Occident
Anthropologie de la mort, p. 502
2) L’occident aujourd’hui
Les systèmes de défense contre la mort que connaît l’occident d’aujourd’hui procèdent — le plus souvent de façon cumulée — soit de la foi chrétienne (mort et péché ; délivrance et Rédemption, Résurrection et vie éternelle), dont on sait qu’elle subit actuellement une double crise (contestation des dogmes et de l’autorité ecclésiastique ; baisse sensible de la pratique et de la fréquentation des sacrements), soit d’une mythologie populaire qui emprunte parfois aux données de la science (survivance du sujet dans ses œuvres : immortalité sociale, renommée, technique des « times capsules » ; ou, mais de façon très partielle par suite de la réduction chromosomique, dans sa progéniture : lois de l’hérédité) contaminées par les vieux archétypes de l’inconscient universel (soucis du cannibale, omniprésence de Thanatos au cœur de fer et aux entrailles d’airain, thème de la création liée à l’immolation d’un vivant primordial : déesse-mère, jeune fille mythique, mâle cosmique, géant…). De nombreux systèmes philosophiques s’appuyant sur la notion de survie et de mort harmonieuse développent également cette exigence d’apaisement (1). Le recours au souvenir devient un moyen efficace pour assurer notre « désir d’éternité », pour reprendre l’expression de F. Alquié : « C’est le souvenir qui aide à la résurrection : les morts sont de ce monde aussi longtemps que les garde notre mémoire (2). » La proposition du Dr H. Larcher, dont nous parlions plus haut (3), visant à créer une mnémothèque, doit s’interpréter dans le sens d’une exigence d’immortalité au sein du groupe social.
(1) On ne peut oublier ici les intéressants travaux des philosophes comme Nédoncelle, Mounnier, Maritain. Leurs apports montrent que l’immortalité ne commence pas avec la mort, mais avec la naissance parce que « l’être pour la mort » est surtout un « être pour la survie ». Et la vie se transforme en survie justement par la durée vécue intérieurement qui va en se totalisant. Dans la création, l’activité humaine s’inscrit visiblement dans la permanence. Alors seulement chaque instant d’intériorité des hommes immergés dans l’espace-temps les fait rentrer un peu plus dans l’immortalité.
(2) Belline, op. cit., 1972, p. 14
En Afrique noire il y aurait, dans cette perspective, une double immortalité : une immortalité individuelle qui est celle des ancêtres nommés récents (échappant à la mort eschatologique) ou illustres (Rois, chefs, Fondateurs de clans) et une immortalité collective (ancêtres lointains et anonymes).
(3) Ire partie, Ch. II
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La mort en Occident : la mort chrétienne
Anthropologie de la mort, p. 260, note 3
J. Y. Hameline… ajoute : « De ce point de vue, il n’est sans doute pas téméraire d’avancer ‘hypothèse que la cérémonie de type ecclésiastique (‘l’enterrement-à-l’Église ‘ comme on dit), par la transmutation symbolique, fortement culturalisée et très impressive qu’elle opère, en intégrant le signifiant cadavre dans un ensemble représentatif (mythique) rituellement énoncé, contribue en quelque façon, pour employer l’expression, rigoureuse dans son apparente rudesse, de D. Lagache (1938, pass.), à tuer le mort dans le mémorial qu’on en fait.
La mort rituelle viendrait ainsi prendre en charge la mort réelle et, à sa manière, ponctuer fortement le travail du deuil. Ainsi pourrait s’expliquer le pouvoir « cathartique » de la cérémonie funèbre et, paradoxalement, son pouvoir de soulagement et de ‘consolation’ » Quelques incidences psychologiques de la scène rituelle des funérailles, La maison Dieu 101, 1970, p. 90 ».
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Anthropologie de la mort, p. 499-500
Comme l’écrivait B. Pascal au sujet de la mort de son père (lettre à sa sœur Gilberte du 17 octobre 1951) : « Ne considérons donc plus la mort comme des païens, mais comme des chrétiens, c’est-à-dire avec l’espérance… puisque c’est le privilège spécial des chrétiens. Ne considérons plus un corps comme une charogne infecte, car la nature trompeuse le figure de la sorte ; mais comme le temple inviolable et éternel du Saint-Esprit. » C’est pourquoi les élus après le jugement dernier auront un corps resplendissant, car ce qui a été ici-bas un tabernacle vivant ne saurait disparaître à tout jamais. Certes, l’épreuve de la mort est douloureuse, voire effroyable, mais les chrétiens ont de quoi surmonter la crainte. Car, dit encore Pascal : « Sans Jésus, la mort est abominable, mais avec Lui, c’est une chose sainte, douce et joyeuse pour le véritable croyant. » […]
« l’action totale de la vie du Christ, l’action décisive de sa liberté, la pleine intégration de son temps total dans son éternité humaine. » De la sorte la mort reste simultanément « le sommet de l’extrême impuissance de l’homme » et « la plus haute action de l’homme ». (1) Le péché a introduit la mort, mais la Rédemption (mort vaincue par excellence) permet de la transcender et la mort devient la transition nécessaire pour atteindre le salut authentique qui est la vision de Dieu.
(1) [citations de] K Rahner, cité par Fl. Gaboriau, in Interview sur la mort, Lethielleux, 1967, p.102
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La mort en question, p. 148
Gérer la vie, gérer la mort n’est-ce pas, en dehors de tout recours au législatif et au gestionnaire, répondre aux questions que se pose le théologien Y. Lacoste (Note sur le Temps, PUF, 1990) ?
Peut-on penser (et vivre) un présent qui échapperait au souci qui l’inquiète et le précipite vers le futur ?
Peut-on penser et vivre une espérance qui passe par la médiation d’un acte de mémoire ?
L’être-vers-la-mort est-il le cadre inséparable d’une pensée de l’homme ? Quelle pensée peut-elle laisser la mort être le dernier fait sans lui laisser dire le dernier mot ?
Comment peut-on loger dans un authentique être-dans-le-monde des modes d’existence qui contestent que l’être-dans-le-monde soit la dimension ultime de l’humanité de l’homme ?
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La mort en Occident : le déni de la mort
Anthropologie de la mort, p. 218
— La conception chrétienne, naïve ou théologiquement approfondie, n’épuise pas l’attitude de l’Occident. Pour les non-croyants, par exemple, la mort devient synonyme d’anéantissement de toute la personne. Peu importent les consolations de la philosophie et de la religion. Peu importe l’ironie de la conscience qui déborde la mort, l’immortalisation métaphorique de l’amour, le défi de la liberté ou le recours à Dieu. La mort est une certitude, une certitude de fin. C’est la fin d’une histoire individuelle dans laquelle s’inscrit l’existence, le seul temps vécu de l’homme occidental. Que le fait d’avoir été soit un instant d’éternité qui sauve à jamais de l’inexistence éternelle ne saurait consoler, et le mourant ne dispose pas toujours de la virtuosité du philosophe.
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La mort en question, p. 130
C’est justement la vocation de toute société que de lutter contre le pouvoir dissolvant de la mort individuelle ou collective par un ensemble de croyances et de pratiques.
À ce titre, c’est aussi la vie qui se trouve gérée eu égard aux procédures qui aplatissent ou canalisent l’angoisse de la mort. C’est pourquoi l’usage social qui est fait de la mort et la philosophie de la vie qui en découle sont le grand révélateur des civilisations. Nous allons voir ce qu’il en est dans la société occidentale d’aujourd’hui : dans tous les domaines, l’autonomie (c’est-à-dire le contrôle personnel de ma vie) cède le pas à l’hétéronomie (c’est-à-dire le contrôle de ma vie par la société).
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Anthropologie de la mort, p. 179
— Qu’en est-il, sur ce point, de la civilisation occidentale ? On n’y rencontre rien qui ressemble aux rites de mise à mort symbolique suivie de renaissance. Pas même la mort du Christ renouvelée dans le sacrifice de la messe, pas même le rite de la première communion dont on sait par ailleurs qu’il accuse une perte de vitesse et ne correspond à rien qui pourrait rappeler une initiation véritable (2). Ce n’est donc plus au niveau du rite orchestré par le groupe et qui se pense comme un déni de la mort que l’on doit désormais se placer, mais plutôt à celui des profondeurs du psychisme. Ce que l’Occident a perdu, la psychanalyse le lui restitue, schématisé, appauvri, individualisé. Mort imaginaire et mort symbolique n’ont plus désormais le même sens : « Si la première a cette fonction, celle d’un masque, d’une parole vide, autour de la mort qui garde son secret, la deuxième est liée à une Parole, celle du Père mort qui fond la loi et le Désir. Elle donne un sens à la vie, à cette vie dont Freud nous dit : ‘Si tu veux supporter la vie, soit prêt à accepter la mort’ » (3)
(2) La mort historique du Christ fut réelle et non jouée, voulue par la victime et non subie par elle ; la résurrection n’est pas pour Jésus une promotion, un changement de personnalité, mais une réintégration plus poussée dans le groupe… Quant à la messe, elle nous renvoie avec la communion au fantasme de l’incorporation cannibalique, nous y reviendrons.
(3) G. Guérin, G. Raimbault, « Mort imaginaire et Mort symbolique », in Psychologie médicale et Sciences humaines appliquées à la santé, 1970, t2
S. Freud, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », in : Essais de Psychanalyse, Payot, 1948, p. 250
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Anthropologie de la mort, p. 286
[à l’hôpital] En définitive, le mourant n’a que deux droits, celui d’être discret : ne pas savoir qu’il va mourir, ou, s’il le sait, ne pas le montrer (« faire comme s’il ne savait pas »), afin que le personnel puisse à son tour « oublier qu’il sait » ; celui d’être ouvert et réceptif aux messages qu’on lui envoie et d’obéir aux pronostics. « Il y a donc deux manières de mal mourir, l’une consiste à rechercher un échange d’émotions, l’autre est de refuser de communiquer (3) »
Ph. Ariès, op. Cit., 1970, p. 66
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La mort en question, p. 135
[à l’hôpital] Quand vraiment il n’y a plus rien à faire, le malade devient l’occupant inopportun d’un lit. Ayant en quelque sorte rompu le lien qui l’unissait au médecin traitant, celui-ci brusquement renonce et change de registre temporel. Après avoir refusé d’admettre la possibilité du décès et d’inscrire la mort dans l’avenir prévisible du malade, on en vient à le traiter comme déjà mort. Alors que la période qui sépare le début d’une maladie mortelle de son issue tend à s’allonger avec les techniques de la médecine moderne, tout se passe comme si l’on refusait au « mourir » sa durée, et donc son contenu propre, d’abord en le niant, ensuite en le réduisant à un instantané.
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Anthropologie de la mort, p. 392
— [En Afrique noire] Toute une série de croyances mythiques aident à accepter la mort individuelle en déplaçant en quelque sorte le désir d’immortalité sur un autre système auquel nous participons. […] En revanche, c’est un authentique déni de la mort que l’Occident nous propose. La mortalité n’est pas, n’est plus un attribut nécessaire de l’homme ; la formule ‘l’homme est mortel’ cesse d’être un jugement synthétique a priori. L’homme meurt, c’est un constat empirique, par accident, par négligence, parce qu’il n’a pas suivi certaines prescriptions ou obéi à certaines règles, parce que la science n’a pas encore trouvé le moyen de guérir toutes les maladies et singulièrement la vieillesse… […] On assiste donc, avec ce déni de la mort, à la suppression de la mort naturelle ou de la mort ontologique : on ne meurt plus, on meurt seulement de quelque chose.
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Anthropologie de la mort, p. 430
— Enfin l’inégalité se traduit d’une troisième façon : il y a des morts dont on parle (immortalisés par la parole : « Il est de ceux qui ne meurent pas tout à fait, écrivait N. Feld dans l’Humanité à propos de M. Thorez, puisque leur œuvre immense se perpétue. Et Maurice sera avec nous, tant que le Parti vivra ») et ceux dont on ne parle plus (mort eschatologique)* ; comme il y a ceux pour qui l’on célèbre périodiquement l’anniversaire et ceux jamais invoqués, dont l’herbe folle recouvre bien vite la tombe délabrée. […] À cet égard les médias jouent un rôle prépondérant, tant dans le choix du personnage à immortaliser que par le moyen de conserver leur souvenir.
* : cette notion de mort eschatologique est très importante. On la retrouve d’ailleurs dans les descriptions que fait L.-V. Thomas des cultures africaines. Cette « eschatologie » distingue alors les défunts des « morts présents » : ceux-ci vivent encore dans le souvenir et dans la vie quotidienne alors que l’on ne se souvient plus du nom ni de la personnalité des morts « eschatologiques ». Ils sont passés du côté de l’oubli, mais n’ont pas disparu pour autant. Dans l’état actuel de ma recherche, je dirais que la présence des « morts présents » est maintenue par leur communauté, alors que celle de ceux dont on ne se souvient plus n’est plus tracée que par le temps lui-même, ce temps dont les vivants vivent, mais dont ils ne disposent pas.
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Anthropologie de la mort, p. 463
Insensiblement, on ‘glisse’ du symbole au signe à valeur purement informationnelle. Ainsi, traditionnellement, la mort se représente par un tombeau, plus encore par un « squelette armé d’une faulx » […]
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Anthropologie de la mort, p. 468
Désormais, il est malséant d’afficher sa peine, voire de laisser entendre qu’on peut en éprouver : « On ne pleure plus, dit-il, [G. Gorer, The pornography of death, 1965] qu’en privé, comme on se déshabille ou on se repose en privé » ; tout comme la masturbation […], le chagrin est un acte honteux auquel on ne se livre que dans le secret de l’alcôve. Et si certains décident publiquement aujourd’hui de justifier la masturbation, aucune voix ne s’élève pour réhabiliter le deuil : « Le survivant malheureux doit cacher sa peine, renoncer à se retirer dans une solitude qui le trahirait et continuer sans une pause sa vie de relation, de travail et de loisirs. […]
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Anthropologie de la mort, p. 495
— de la mort négation intégrale de l’être à la négation de la mort, il n’y avait qu’un pas, que certains penseurs de l’antiquité occidentale ont franchi. Aucune philosophie n’a poussé aussi loin que celle d’Épicure la négation de la mort puisque, pour lui, la mort n’est rien.
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Anthropologie de la mort, p. 230
[Citation] « Ainsi cette perpétuelle apparition du hasard au sein de mes projets ne peut être saisie comme ma possibilité, mais au contraire comme la néantisation de toutes mes possibilités. Ainsi la mort n’est pas ma possibilité de ne plus réaliser de présence dans le monde, mais une néantisation toujours possible de mes possibles qui est hors de mes possibilités. » Sartre, L’Être et le néant, Gallimard, 1943, p. 261
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La mort en question, p. 316
Enfin l’idéal doloriste* inséparable de la culpabilité (le péché) et de la valorisation de soi (« rien ne nous rend si grand qu’une grande douleur »), si bêtement entretenu par la civilisation judéo-chrétienne, semble mourir de sa belle mort. En dépit de curés (voire de papes) ou de médecins imbéciles ou sadiques. S’il arrive, en de rares exceptions que la douleur « grandisse » le sujet, le plus souvent elle le dégrade, le déprime, lui envoie une mauvaise idée de lui-même et reste difficilement tolérable pour l’entourage. Qu’il s’agisse de la souffrance en autrui ou de la souffrance en moi, celle-ci n’offre rien d’utile ; elle est pour rien : « ‘Le mal de la souffrance’ écrit encore E. Levinas (La souffrance inutile, in : Autour du suicide, Agora 14-15, 1990) — passivité extrême, impuissance, abandon et solitude — n’est-il pas inassumable ? »
* que tous ceux qui prétendent que ce qui ne tue pas rend plus fort lisent ces quelques lignes avant de parler de « courbe de deuil » et autres fantasmes mortifères.
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La mort en question, p. 27
a) Le langage des médias
Le discours sur la mort, dans ses deux aspects principaux, ne dit pas vraiment la mort ; cette déviation du regard révèle déjà les marques du déni. Ainsi le langage des médias est tout d’abord fugitif, car on ne s’attarde pas longuement sur l’image agonique, parce qu’elle est insupportable même si on insiste longuement sur le discours qui l’annonce. Et ce langage est intercalaire, la scène macabre étant empaquetée entre quelques flashes publicitaires ou des interviews politiques. Enfin, selon l’expression de V. Jankelevitch, il s’agit avant tout de défunts à la troisième personne : ce sont des étrangers, proches par la proximité spatiale de l’écran, mais également lointains pas seulement géographiquement, mais socialement et affectivement ; ce sont des « ils » qui en fait meurent à notre place, que peut-être nous aurions aimé tuer et dont nous consommons la détresse, voire la mort, dans la quiétude et le confort ; même si cela provoque en nous un stockage inconscient de culpabilité. Il y a bien là une mort fantasmée à la fois réelle et déréalisante : il est loisible de s’y complaire ou d’en détourner les yeux. Il faut souligner, en outre, que la mort dont il est le plus souvent question dans ces médias est la mort violente liée au hasard ou à l’accident. Or, on peut avancer que cette mort se définit comme inessentielle (non ontologique), donc escamotable. Seule la mort violente est acceptée, car c’est une mort accidentelle, une mort sans signification à laquelle on peut échapper et qui statistiquement reste de loin minoritaire.
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La mort en question, p. 43
À plus forte raison si ce fait divers s’achève en divertissement au sens pascalien. Car le propre d’une telle mort que l’on consomme dans la quiétude et le confort est de rester lointaine et non contagieuse, une mort à la troisième personne qui nous dispense, dans l’immédiat, de mourir et qui même nous rassure : « la mort à la troisième personne est la mort en général, la mort abstraite et anonyme… un objet comme un autre qu’on décrit ou qu’on analyse médicalement, biologiquement, socialement, démographiquement et qui représente le comble de l’objectivité atragique » (V. Jankelevitch, La mort, Flammarion 1970). Il y a bien dans ce type d’image-discours une mise à distance de l’objet scandaleux dédramatisé par la surabondance et la répétition, mais qui suffit à la complaisance de nos fantasmes. La mort devient inoffensive parce que l’image s’intercale entre moi et l’événement. La réalité fait place au spectacle ; la présence se fait représentation. Si « elle se donne à voir, à entendre, à lire, c’est toujours par le biais d’une image, écran ou appareil-tampon et temporisateur de son angoisse. Dès lors, la mort peut tuer les autres, je détiens la garantie qu’elle ne me tue pas, moi. La dramatisation de la mort, sa mise en scène, la tient justement sous le regard du spectateur à l’abri du drame vécu » (B. Lamboy, La mort réconciliée, Seveyrat, La Varenne–Saint-Hilaire, 1989.
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La mort en question, p. 48
Ainsi le mort se voit oublié au profit du vivant qu’il faut affectivement épargner, l’utile ayant plus de poids social que l’inutile, le producteur-consommateur que le « déchet ».
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La mort en question, p. 52
Aujourd’hui, on ne meurt plus ; on est tué. Pour l’homme moderne il y a de moins en moins de mort naturelle et nécessaire puisque l’on meurt de quelque chose. Faire de la mort quelque chose qui surgit du dehors, que l’on subit en quelque sorte revient à dire qu’elle n’a rien d’essentiel et que nous serons un jour en mesure socialement par une meilleure société et biologiquement par une meilleure médecine de l’interdire.
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La mort en question, p. 57
[une raison qui explique qu’il n’y ait pas de place pour le mort]
b) Le déploiement du sentiment d’individualité, voire d’égoïsme qui met en avant la référence toute-puissante au Moi à l’inverse de ce qui se passe dans les sociétés archaïques singulièrement négro-africaines (L.V. Thomas, R. Jaulin, J. Ziégler). L’ethnologie qui souligne en quoi le sentiment de la mort serait concomitant chez l’animal à l’individualisation due à la domestication va dans le même sens (E. Morin, L.V. Thomas).
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La mort en question, p. 58
3 — Entre la nostalgie et le scientifique
Face à cette société fortement ambivalente, à la fois nécrophile et nécrophobe, mortifère et pourtant évacuatrice du mourir, l’homme moderne mise tout d’abord sur la nostalgie. […]
b) on devine aisément le rôle dévolu à l’histoire et à l’ethnologie dans ces processus ou ces attitudes. Mais d’autres sciences interviennent pour nourrir nos espérances ou entretenir nos fantasmes. Ainsi physiciens et biologistes trouvent les promesses d’une vie indéfiniment prolongée ou d’un retour à l’existence : dans les mystères des particules élémentaires — éons — comme le montre J.E. Choron (Mort, voici ta défaite, A. Michel, 1979), dans l’efficacité des anti-oxydants qui réactiveraient l’ADN de nos cellules et interdiraient le vieillissement (P. Boutron, La Pensée universelle, 1975) ; dans les prouesses éventuelles de la cryogénisation.
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La mort en question, p. 148
Nous vivons sous le règne du temps linéaire avant → pendant → après ; hier → aujourd’hui → demain. Ce n’est pas la place ici de s’interroger sur l’origine culturelle de cette perception du temps et sur les apories auxquelles elle aboutit. Nous pouvons seulement faire deux constats. D’une part, notre organisation sociale actuelle privilégie cette apparence linéaire du temps humain et la gestion qui en découle. D’autre part, la logique même qui la sous-tend ne fait que charger d’angoisse l’approche de la mort, particulièrement pour les plus âgés qui vivent un présent coincé entre le poids des ans passés et l’appréhension d’un futur qui se terminera à brève échéance par la mort.
Poser les questions de la mort, c’est poser celles qu’entraîne notre schéma temporel privilégié, qui empoisonne notre vie en la planifiant (« platifiant ») et fait de notre mort un absurde aboutissement, en l’identifiant à la fin de la vie plus qu’à la condition de son renouvellement. Poser les questions de la mort, répercuter celles que nous posent les mourants que nous voulons accompagner, c’est remettre en cause non seulement cette perception du temps, mais d’abord les usages sociaux et les intérêts qui assurent sa prééminence.
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La mort en question, p. 158
Le moribond est un patient (le médecin, lui, est impatient de le voir guérir ou mourir, l’entre-deux ne saurait trop durer), son corps fractionné se réduit à une somme de symptômes savamment dénommés. Le soin reste une opération : l’ingurgitation d’un médicament, la piqûre, l’intervention chirurgicale. Comme si la médecine était une science, et comme si la science ne mettait en œuvre que de la pure rationalité prolongée par des gestes techniques de plus en plus appuyés sur un appareillage hautement sophistiqué (échographie, scanner, résonance magnétique nucléaire…). Ne reposent-elles pas, la médecine et la science, sur des valeurs, des investissements inconscients, du symbolique ?
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Anthropologie de la mort, p. 351
Revenons, à cet effet, à J. Cl. Polack : « La médecine permet et favorise le déplacement qui méconnaît les biens collectifs de la prévention pour alimenter le flot des consommateurs individuels d’ ’objets de santé’ (pâtes dentifrices miraculeuses, aphrodisiaques et ‘coupe-faim’, stimulants et tranquillisants, revues ‘médicales’, massages, saunas, appareils à ultra-violets, etc.). Parce qu’elle représente l’opérateur idéologique de ce déplacement, la médecine met l’emphase sur l’équation qui lie la guérison à l’acte de consommation, c’est-à-dire à l’achat d’un bien. […] La prévention suppose un renversement des finalités sociales de la production ; le marché capitaliste désigne à la médecine la voie obligée d’une économie de la mort. L’utilisation entière des connaissances médicales dans le champ d’une pratique thérapeutique désaliénée requiert la mort de cette économie d’exploitation. La médecine du capital, Maspero, 1972, p. 38
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La mort en Occident : l’héroïsme
Anthropologie de la mort, p. 296
[Citation] « Nous étions partis dans la Résistance en sachant que peut-être nous allions mourir, mais le plus atroce était de mourir asphyxiés, impuissants devant une mise à mort que nous aurions acceptée plus volontiers si elle avait été plus brutale, plus violente, plus héroïque » Ch. Bernadac, Le Train de la mort, France — Empire, 1970, p. 189.
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Anthropologie de la mort, p. 333
[Citation] « On a souvent admiré le courage, le mépris de la mort dont tant de communistes, jeunes ou adultes — et pas seulement des communistes — ont fait preuve dans les persécutions et les combats. Cette attitude tient avant tout à la conscience d’avoir apporté sa contribution à une œuvre collective qui satisfait entièrement leur esprit et leur cœur, et aussi à la certitude que l’œuvre à laquelle ils avaient participé continuerait après eux et finalement triompherait. D’autres combattants étaient venus, d’autres viendraient encore qui seraient en quelque sorte une partie d’eux-mêmes et prolongeraient leur être au-delà de la mort. » J. Baby, op. cit., 1973, p. 141.
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La mort en Afrique (surtout) et en Asie
La mort en question, p. 100
[anthropologie par comparaison] […] la distinction entre les sociétés à enrichissement progressif (celles qui pratiquent l’initiation) de la personnalité où la bonne mort est celle du vieillard gorgé d’années, qui possède beaucoup d’enfants et a su acquérir les biens qui seront consommés lors de funérailles ; et les sociétés guerrières, où c’est la mort du jeune héros sur le champ de bataille qui est valorisée. D’où encore la comparaison entre deux types de population. Les sociétés archaïques et rurales d’Afrique ou d’Asie, à accumulation des hommes […] Puis les sociétés occidentales, à accumulation de biens […]
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Anthropologie de la mort, p. 185
Chez les Serer (Sénégal), l’âme quitte le corps, c’est la kon o paf (mort latente ou en instance) ; puis elle se retire définitivement : alors le souffle vital s’éteint, le corps pourrit, le défunt rejoint les ancêtres à Sangomar, au sud de la Pointe de Palmarin (mort physique, mort sociale) ; enfin vient le ngel bagtan, quand il n’y a même plus de squelette, quand le souvenir du défunt est aboli ; le mort séjourne alors à Honolu, au centre de la terre (mort eschatologique). Les ancêtres importants, parfois divinisés (Pangol), échappent à ce stade ultime*. Dans la mort définitive, ou bien il n’y a plus de vivants pour sacrifier en l’honneur du mort (Serer), ou bien le défunt n’a plus assez de force pour entrer en relation avec les vivants (Ba-Luba)… Incontestablement, de telles croyances visent une fonction de sécurisation, tant il est vrai que cette « transposition logique d’un événement qui déjoue la logique », devient un moyen thérapeutique contre l’angoisse. Il ne reste plus, dans nos sociétés occidentales, mis à part, bien sûr, l’espoir en l’immortalité de l’âme, que des lambeaux de ces croyances.
* On retrouve ici la notion de « mort eschatologique ».
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Anthropologie de la mort, p. 193
Ces deux visages de la mort [dans la culture africaine], l’un commun, habituel (mort douce et bonne), l’autre anomique, exceptionnel, donc angoissant, conçu comme un anéantissement, un être-rien (mauvaise mort), nous renvoient à l’essence même du Négro-africain qui n’existe que dans/par les autres, participant à/de l’univers. Hors du groupe, détaché des êtres, de l’univers cosmique, voué à sa propre solitude, il n’est rien, plus rien. D’où la nécessité de mourir près des siens, dans le village, en harmonie avec les ancêtres. C’est pourquoi la mort subite est souvent redoutée…
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Anthropologie de la mort, p. 209
Enfin, nous savons que la mort sociale ou eschatologique se produit quand les vivants ont perdu le souvenir (= perte de nom) du mort et quand ce dernier se dissout dans l’anonymat des ancêtres.
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Anthropologie de la mort, p. 215, note 3
L. Lévy-Bruhl le signalait fort bien : « On pourrait dire que le sentiment que l’individu a de sa propre existence enveloppe celui d’une symbiose avec les autres membres du groupe, à condition de ne pas entendre par là une existence en commun du genre des animaux inférieurs qui vivent en colonies, mais simplement d’existences qui se sentent dans une dépendance inévitable, constante et réciproque, laquelle, d’ailleurs, en temps ordinaire, n’est pas formellement sentie, précisément parce qu’elle est constamment présente, comme la pression atmosphérique. » L’auteur conclut : « La participation de l’individu au corps social est une donnée immédiate contenue dans le sentiment qu’il a de sa propre existence* » (Carnets, pp. 106, 107). »
* la mort d’un membre du groupe, précisément, compromet ce sentiment, ce en quoi elle doit être aménagée pour que le groupe retrouve sa cohérence.
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Anthropologie de la mort, p. 495
La mort, en tant que négation totale de l’être, n’était pas ignorée des populations archaïques qui, toutefois, semblaient y voir une sanction, la plus grave de toutes, laquelle frappait : soit les individus coupables, par exemple, de sorcellerie ; soit les sujets qui avaient subi une « mauvaise mort », c’est-à-dire non conforme aux exigences de la coutume (mort par noyade ou par électrocution, mort d’une femme en couche, notamment en Afrique) ; ou bien les personnes qui n’ayant pas d’enfant pour sacrifier après leur décès ne sont pas parvenues à intégrer le monde des anciens (Afrique, Chine, Insulinde) ; voire, enfin, les individus des classes inférieures (ancienne Égypte).
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Anthropologie de la mort, p. 497
Cette amortalité que Frazer appréhende comme « la prolongation de la vie pour une période indéfinie, mais pas nécessairement éternelle * » n’est généralement conçue par les populations sans machinisme que sur le modèle de la vie présente.
* Les termes par lesquels L.-V. Thomas désigne les temporalités liées aux rites et symbolismes me paraissent entretenir une confusion. Ici on trouve « amortalité » et « période indéfinie, mais pas nécessairement éternelle », mais ailleurs l’auteur parle « d’immortalité », « d’éternité », de « pérennité »… Alors que l’amortalité me semble signifier effectivement une temporalité indéfinie, les autres termes signifient plutôt un temps très précis qui est celui de « l’infini ». Or, cet « infini » n’est-il pas seulement celui que l’Occident oppose, depuis les religions monothéistes, à la finitude humaine ? Le retrouve-t-on en Afrique ? Il faut sans doute que je creuse davantage la question.
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La mort en question, p. 271
Ces funérailles-revanche [en Afrique], ainsi que nous l’avons déjà noté, vont bien au-delà de l’intention de faire payer les crimes perpétrés pour la conquête du pouvoir. Elles sont, en fait, tournées vers l’avenir et préparent la mise en place d’un nouvel ordre en rejouant la violence fondatrice sur la dépouille de l’homme-roi. Mais seul l’homme est sacrifié, car le roi demeure : d’une part, on honorera les reliques prélevées sur lui qui attestent l’immortalité de sa fonction et, d’autre part, le successeur sera intronisé dans l’allégresse populaire. La tradition bantou illustre bien cette conception : le défunt-roi ayant été décapité, sa tête est érigée sur une sorte d’autel échafaud tandis que le reste de son corps est inhumé dans un lieu humide où la décomposition est accélérée. On dit alors que le roi est comme l’arc-en-ciel ; comme celui-ci, il est à la fois mâle et femelle, mais surtout, ni l’un ni l’autre ne meurent réellement, car ils sont à la fois d’en-haut et d’en-bas : ils périssent par le bas (le corps qui pourrit en terre), mais, par le haut (la tête), ils demeurent hors d’atteinte entre le ciel et la terre. Ce symbole ne justifie-t-il pas joliment la transcendance et la continuité du pouvoir politique qu’aucune contingence terrestre, en l’occurrence la mort d’un homme, ne saurait entamer ?
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La mort en question, p. 359
La mort de l’enfant ne devient vraiment dramatique en Afrique que s’il s’agit d’un sujet déjà socialisé : tant qu’il n’a pas de nom ou qu’il ne possède pas encore de dents on dit, chez les Venda d’Afrique du Sud, que c’est un bébé-eau, qu’il n’a vraiment encore rien d’humain, qu’il appartient au monde cosmique et non encore à l’espace culturalisé du social. En revanche, les morts répétées de jeunes enfants même non socialisés présentent un caractère de grande gravité.
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La mort en question, p. 389
Rareté individuelle des personnes âgées, primat de la filiation sur l’alliance et rôle fondamental de l’oralité, seul moyen de transmettre le savoir que reproduit le groupe, tels sont les trois facteurs qui expliquent la place privilégiée que le vieillard d’Afrique noire occupe dans la société traditionnelle.
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Anthropologie de la mort, p. 500-501
f) La fusion dans l’Un-Tout
Les thèses fondamentales du Brahmanisme pourraient se résumer ainsi : identité du moi profond (âtman) et du principe fondamental de l’univers (brahman) ; transmigration des âmes (samsâra) en référence directe avec les actes des existences antérieures (karman) ; le salut (moksha) réside dans la libération du karman puisque le perpétuel recommencement d’existence est un perpétuel recommencement de souffrance. Ainsi, au-delà de ce monde des apparences et des existences individualisantes, il faut atteindre l’absolu véritable : l’âtman-brahman, car « ce qui est au fond de l’homme et ce qui est dans le soleil sont une seule et même chose ». Pour atteindre à l’immortalité (dans le Brahma), il faut détruire en soi toute éventualité de désir. « De même, disent les Upanishad, que les rivières se fondent dans l’Océan et, perdant leur nom et leur forme, deviennent l’Océan lui-même, de même le sage, délivré du nom et de la forme, se perd dans l’essence radieuse de l’esprit, au-delà de l’Au-delà. Celui qui connaît Brahman, l’Être Supérieur, devient Brahman lui-même.
— Si le Brahmanisme vise la saisie de l’Être, le Bouddhisme s’arrache plutôt à l’appréhension de devenir : « Là, la substance sans causalité : ici, la causalité sans substance (1). » Pour le Bouddha, n’existent que des états qui se succèdent pour constituer un monde et un moi illusoires, tandis que la soif d’être « qui conduit de renaissance en renaissance accompagnée du plaisir et de la convoitise qui trouve ça et là son plaisir » ne peut qu’engendrer souffrances et tourments. La sagesse, cette fois, ne peut être que « l’anéantissement du désir, l’anéantissement de la haine, l’anéantissement de l’égarement » en quoi se résout le Nirvana. Puisque la vie, donc le désir, entraîne nécessairement la mort, et que la renaissance (réincarnation, métempsycose) ne fait que réintroduire le malheur de vivre-pour-mourir, le Nirvana apparaît comme une protestation contre l’inévitabilité de la mort (individuelle et individualisante) : désormais « le torrent de l’être est arrêté, la racine de la douleur est détruite, il n’y a plus de renaissance ».
— Ainsi, et malgré des présupposés métaphysiques différents, Brahmanisme et Bouddhisme refusent l’existence individuelle au profit de la grande vie cosmique (qui n’est pas sans rappeler la mort maternelle). Le ‘néant ‘ du Nirvana, « c’est donc le gouffre d’en deçà et d’au-delà les métamorphoses et les manifestations, le gouffre de l’unité et de l’indétermination : c’est le gouffre de la réalité première, antérieure à Brahman lui-même : autrement dit, ce néant est l’être pur absolu (2). »
(1) Oldenberg, Le Bouddha, Alcan, 1963, p. 251
(2) E. Morin, op. cit., 1951, p. 236
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Concepts
Anthropologie de la mort, p. 53
Comme tout ce qui existe, les faits sociaux sont soumis à la loi du temps : ils naissent, se développent, atteignent leur apogée*, stagnent, périclitent et disparaissent, parfois sans laisser de traces.
* N’est-ce pas très occidental comme « loi du temps » ?
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Le symbolisme
Anthropologie de la mort, p. 491-492
Le symbolique est une tension entre le signe (perçu, conçu) et le vécu (de la pulsion inconsciente au rite minutieusement réglé en passant par les attitudes et comportements). Signe qui renvoie à d’autres signes, dont le sens a pu se perdre au cours du temps (ruptures, syncrétismes), que les systèmes peuvent vider de sa substance, mais encore signes humains universels [Jung] que chaque culture peut spécifier selon ses propres exigences. Le vécu de la mort et l’angoisse, en dépit des affirmations de Marcuse, ont toujours existé. Mais la façon de les appréhender n’est plus la même. Et l’on est forcé de dire qu’en troquant le symbolique contre l’imaginaire pur et simple, l’Occidental agit au détriment de son équilibre psychique. L’ambivalence apparaît déjà au niveau du corps et de ses représentations. L’homme des sociétés industrielles a, dans son histoire, perdu deux fois le sens de son corps. La première procède du Judéo-christianisme et de sa théorie du péché. La seconde est imputable au procès capitaliste : mécanisation et stéréotypie des gestes à l’usine ou à la centrale téléphonique, réduction du corps à la force de travail, à une marchandise comme une autre. Par voie de conséquence, les pulsions vitales ne trouvent plus, pour se médiatiser, le langage du corps, si ce n’est de façon dérivée : débridement sexuel, morcellement fétichiste, exploit sportif, évasion vers l’esthétisme […]
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Anthropologie de la mort, p. 437
— Le symbole [rituel, mais aussi le langage ?] est donc un langage qui solidarise la personne humaine, d’une part avec le Cosmos et de l’autre avec la Communauté dont il fait partie : en proclamant directement aux yeux de chaque membre du groupe son ‘identité collective’ profonde. Il introduit une circulation entre les paliers différents de la réalité ; il tend ‘à intégrer le tout dans un système, ‘à réduire la multiplicité à une situation unique’ de manière à la rendre du même coup la plus transparente possible. Mais, par là même, il exclut. De fait, toute une série d’oppositions caractérisent la société négro-africaine : roi/non roi, dans-le-clan/hors-du-clan, aîné/cadet, homme/femme, initié/non initié, caste/non caste… chaque élément d’une paire oppositionnelle possède, bien entendu, ses symboles propres par lesquels il se distingue, mais aussi parfois son langage secret par lequel il se préserve.
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La mort en question, p. 115
Chaque fois que la signification d’un acte réside dans sa valeur symbolique plus que dans sa finalité mécanique, nous sommes déjà sur la voie d’une conduite rituelle. Celle-ci se définit, en effet, comme un comportement qui appelle le corps à la rescousse pour retrouver l’illusion du comme si en répétant un modèle cohérent dont l’efficacité est reconnue. Il y a comme cela des habitudes anodines qui s’apparentent aux rites : rituel du repas de famille stable et unie qui, chaque soir, reconstitue mathématiquement la même tablée ; rituel d’amour qui suppose une mise en situation identique. Comme s’il suffisait de réactualiser un système de formes pour que le désir colle à la réalité. Dans le rite funéraire aussi, il s’agit de théâtraliser la relation ultime au défunt, de le materner, de l’honorer… bref de faire comme s’il n’était pas mort.
Pour être plus précis, je rappellerai que le rite implique une structure de signalisation, pour planter le décor en quelque sorte : on fait « comme si » ; d’autre part, le rite s’intègre dans un système dynamique qui lui confère une efficacité symbolique. Mais celle-ci procède de forces mystérieuses : ainsi, toucher la main du défunt, le veiller et lui parler recrée magiquement la présence du disparu : on fait comme si et cela est. Aussi, le rite n’est-il souvent profane qu’en apparence, car, en définitive, il s’ouvre tout naturellement sur le sacré. Il atteint d’ailleurs la plénitude de sa fonction sociale quand il s’enracine dans le mythe, quand il est codifié par un dogme religieux et accompli par l’ensemble de la collectivité. À vrai dire, seule cette forme idéale répond à l’acception que les puristes proposent pour définir le rite. Mais il est clair qu’un tel comportement cadre mal avec les options positivistes de notre société.
Les funérailles modernes, quand elles ne sont pas expédiées, procèdent trop souvent d’un formalisme vidé de son contenu. Dans ce cas, le terme cérémonial, qui connote l’aspect protocolaire tout extérieur de certains enterrements, est peut-être plus adéquat que le mot rituel qui englobe la forme et le fond. J’ajouterai, cela me paraît essentiel, que le rite sécurise parce qu’il se situe hors du temps et qu’il est vécu comme un moyen de maîtriser la durée*. C’est en raison de ce pouvoir structurant et apaisant qu’on y recourt chaque fois qu’on bute sur une situation nouvelle et aléatoire. Par exemple, les rites d’initiation, d’installation, d’intronisation, de mariage, etc. aident à dépasser l’angoisse de l’incertitude : au regard de l’imaginaire, la mise en place du modèle intemporel a prise sur la réalité et purge les doutes. En même temps, dans l’accomplissement des gestes stéréotypes dictés par le rite, s’évacue l’angoisse que suscite la situation présente. En termes plus savants, je dirais que, face à une conjoncture qui introduit une faille dans l’ordre établi, le rite est une manière de négocier l’altérité pour l’infléchir dans un sens positif.
* Cette phrase mériterait des éclaircissements : ce qui est « hors du temps » « maîtrise la durée » ? Ne faut-il pas plutôt dire que le rite place ceux qui le mettent en œuvre dans une durée tout à fait dans le temps, mais qui englobe ou supervise les rythmes des activités quotidiennes, de la même manière que la collectivité englobe les personnes individuelles ?
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La vie, la mort
La mort en question, p. 213
En tout cas, il [Ensor] ne manqua pas de courage lorsqu’il refusa de quitter Ostende bombardée ; ni de sagesse : quand il apprit par la BBC qu’il venait de mourir, il accepta la nouvelle avec flegme tant il est vrai, comme l’écrivit J.D. Farmer, qu’il « savait depuis longtemps que seuls ceux qui acceptent la mort peuvent vivre dans une complète liberté. Ceux qui la craignent et tentent de la fuir se condamnent à une vie de frustration, de conformisme et à la dégradation d’une existence à demi vécue. »
*
La mort en question, p. 307
De fait un système biologique se caractérise par une « hétérogénéité statistique et probabilitaire dominante » ; il est donc juste d’affirmer qu’il meurt par homogénéisation ou, si l’on préfère, par chute dans le devenir physique. Ce qui fait dire à S. Lipasco (Du rêve, de la mathématique et de la mort, Ch. Bourgois, 1971) « pour nous, êtres vivants, la mort c’est l’homogénéité… La cellule vivante cesse de vivre lorsque l’homogénéisation détruit son hétérogénéité fondamentale, lorsque l’entropie, sous de multiples aspects, fait progressivement son œuvre ». Le couple Homogénéité/hétérogénéité reprend donc tous ses droits. « Sans le frein, la limite, inhérents à sa nature même, que constitue d’hétérogène pour l’homogène, et inversement, sans le frein, la limite qu’impose à son hétérogénéité l’homogénéité, le système physique s’étalerait dans une identité définitive et le système biologique se pulvériserait dans une diversification infinie* ; dans les deux cas, il y aurait alors mort actualisée, deux morts inverses, mais morts absolues. »
* Encore une fois, pourquoi parler d’« infini » ?
*
La mort en question, p. 319
Avoir peur de mourir, on y revient, c’est donc accepter d’être esclave.
*
La mort en question, p. 324
Chaque vivant se définit comme mourant en puissance ; en lui, la mort, quotidiennement, est en-train-de-se-faire. Depuis la naissance, et même avant. Certes, elle devient encore plus vivace avec le temps ; il suffit de se regarder chaque jour dans un miroir pour s’en persuader. « Vivre ainsi sa mort tel pourrait être le résultat d’un sentiment collectif, occupant une place privilégiée dans la vie sociale. C’est cette sensibilité commune qui favorise un éthos centré sur la proximité. C’est-à-dire, pour parler simplement, une manière d’être qui peut être alternative, tant en ce qui concerne la production que la répartition des biens (économiques ou symboliques) » (M. Maffesoli : Tribus rituels, destins, in : Une galaxie anthropologique. Hommage à Louis-Vincent Thomas, Quel Corps ?, 1989. »
*
La mort en question, p. 325
Si bien qu’on pourrait dire que les bactéries cultivées en laboratoire ne sont qu’un seul et même individu qui subsiste depuis l’apparition de la vie.
*
La mort en question, p. 326
On l’a dit avec pertinence : une seule bactérie, dans des conditions favorables, pourrait en huit jours seulement synthétiser, selon une progression géométrique, une masse de matière vivante supérieure à celle de la terre. […] C’est pourquoi « la vie vit de la vie, donc de la mort ».
*
La mort en question, p. 339
[Citation de V. Jankelevitch : La mort, Flammarion, 1966]
« La mort est la condition de la vie : cette négation positive, rappelons qu’elle est la fonction de la limite, la limite donnant une forme à ce qu’elle limite… Ou plus généralement encore : le non-être préside à l’instauration ou à la fondation de l’être ! […] Un rocher ne meurt pas. Une fleur en étoffe ne se fane jamais. Mais aussi l’éternelle vie d’une fleur en étoffe ou d’un rocher, cette vie est une éternelle mort… Car il n’y a de vivant que ce qui meurt ; ou comme le dit Jean Wahl : […] une durée sempiternelle, une existence indéfiniment étirée seraient à certains égards la forme la plus caractéristique de la damnation : car c’est en enfer que les créatures sont condamnées à l’insomnie perpétuelle et au supplice de l’ennui sans fin ; l’enfer, c’est l’impossibilité de mourir. »*
* On retrouve la question de la distinction entre « éternité », « infini » d’un côté et « durée sempiternelle », « indéfiniment », « perpétuelle » ou encore « sans fin ». Jankelevitch et Thomas avec lui semblent faire comme si ce qui s’oppose au « limité » était nécessairement « infini » alors même qu’il pourrait être simplement sans limites, indéfini. Tout ce vocabulaire mériterait bien des éclaircissements.
*
La mort en question, p. 379
[citation de Maurois] « La vieillesse est le sentiment qu’il est trop tard. »
*
La mort en question, p. 500
[…] chaque corps vivant se constitue à partir de matériaux-traces ayant appartenu peut-être des millions de fois à des êtres vivants disparus [8] […]*
[8] Les éléments constitutifs du corps ainsi rendus à la nature pourraient servir à la recomposition d’autres vivants de façon quasi infinie, jusqu’à la fin des temps selon les lois immuables des cycles de l’oxygène, du carbone, de l’azote et du phosphore. cf. L.-V. Thomas, Le Cadavre, Complexe, Bruxelles, 1980.
* Un soupçon de finalisme se retrouve ici. Car sur les milliards de milliards d’atomes qui constituent les milliards de molécules qui font les milliards de cellules nécessaires à la vie d’un être vivant, il y a de très fortes chances pour que la plupart n’aient jamais appartenu à un autre organisme et n’appartiendront jamais plus à un autre organisme. Les « matériaux traces » sont bien des traces, mais ils sont des traces du temps et très rarement des traces du vivant. Ils sont en quantité bien trop grande pour que l’on puisse affirmer que certains passent d’un vivant à l’autre.
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Cimetières-parcs, mnémothèques, funérariums
[À plusieurs reprises, L.-V. Thomas esquisse ce qui pourrait rendre leur dignité aux morts dans le contexte de la civilisation occidentale, ou d’une éventuelle société postérieure. Il s’agit des cimetières-parcs que l’on pourrait construire en ville, comme lieu de promenade notamment ; ou encore de mnémothèques où seraient conservées la mémoire, les traces de chacun. [Anthropologie de la mort, p. 267, 339, 347, et La Mort en question, p. 44, 85]
Dans La Mort en question, p. 89, il propose de repenser la structure du funérarium.]
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Le temps
Anthropologie de la mort, p. 415
Rupture/Continuité. La mort est un changement d’état (rupture), mais ce changement d’état signifie tout autant la permanence de la vie (continuité) que sa destruction. Ce qui subsiste de l’état ancien dans l’état nouveau varie selon les patterns socioculturels ethniques (âmes, doubles, principes vitaux). Toutefois, le nouveau est très souvent répétition symbolique de l’ancien : la vie dans l’au-delà reste identique à la vie d’ici-bas (les morts mangent, boivent, cultivent leurs champs et même, bien que le fait soit très rare, dans certaines circonstances, se reproduisent !) ; le nouveau-né rappelle les traits de l’ancêtre qu’il réincarne […] l’âme purifiée et le corps sublimé ressemblent à l’âme et au corps vivant, etc.
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Anthropologie de la mort, p. 417
La structure du temps et la signification de l’individualité se décident dans la double référence à la mort sur le plan symbolique (ancêtre législateur) et sur le plan imaginaire (le retour cyclique) M. C. et Ed. Ortigues, Œdipe africain, Plon, 1966, pp. 88-89.*
* S.J. Gould a écrit un livre dans lequel il explique que l’évolution n’est compréhensible qu’au croisement d’un temps linéaire et d’un temps circulaire : Aux racines du temps (Times’s Arrow, Time’s Cycle), Grasset, 1990. Á lire.
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Anthropologie de la mort, p. 405
— De même, ce qu’il est convenu d’appeler ‘mort sociale’ ou ‘mort eschatologique’, se produit quand les vivants ont perdu le souvenir (= perte du nom) du défunt et quand celui-ci se dissout dans l’anonymat collectif des ancêtres.
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Anthropologie de la mort, p. 439
Si naître c’est mourir dans l’au-delà, si mourir, c’est naître pour l’au-delà, disions-nous, être initié c’est à la fois mourir et renaître ici-bas. […] l’enracinement de la société dans la suite du temps, dans le temps du commencement qui n’est jamais aboli.
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La mort en question, p. 194
Pour négocier positivement l’angoisse de mort, les personnages de Ballard choisissent plus souvent la seconde voie, celle de la régression dans un monde plus ou moins surnaturel, en marge du temps vécu. Le rêveur illimité en est sans doute l’illustration la plus prestigieuse. Mais l’auteur avait longtemps avant exploité des thèmes voisins, en particulier avec La forêt de cristal et quelques nouvelles parues en 1963 sous le titre Cauchemar en quatre dimensions. La première de ces nouvelles, Les voix du temps, une œuvre inoubliable met en scène un biologiste qui vient de prendre conscience, à partir de constats scientifiques, de la dégénérescence du genre humain et de son extinction imminente. Il s’en échappe au cours d’une singulière communion mystique avec le cosmos :
‘L’âge fabuleux du paysage, l’inaudible chœur des voix résonnant du lac et des collines blanches semblaient l’attirer dans le temps passé par d’interminables corridors, jusqu’au seuil de monde même.’
Et un peu plus tard
‘Il sentait son temps se dissoudre graduellement, ses dimensions physiques se mêlant au vaste continuum du courant qui le portait… au-delà de tout espoir, mais au moins en repos, là-bas, vers les rives élargies du fleuve de l’éternité.’*
* On retrouve ici le problème de l’éternité comme seul échappatoire à l’avenir morbide. De plus, ce « continuum du courant » n’est pas sans rappeler les théories fusionnelles qui foisonnent actuellement, depuis l’appel au Nirvana bouddhiste jusqu’à l’hypothèse Gaïa.
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La mort en question, p. 176
Nul n’est allé aussi loin dans la maîtrise dramatique et dystopique du temps que J. Sternberg dans son Futur sans avenir. Il est question d’un pays où le pouvoir exerce sa dictature en déstructurant la durée selon son bon vouloir : il l’accélère, la ralentit, la met entre parenthèses, la suspend, y ajoute ou retranche des heures, voire des jours et des mois et cela au mieux de ses intérêts. Personne ne peut rien contre le Centre de Distribution du temps lequel, d’ailleurs, commet des bévues.
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Le pouvoir
Anthropologie de la mort, p. 473
À la source même de notre prise de conscience du pouvoir se trouve le pouvoir de donner la mort […]
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Anthropologie de la mort, p. 474
[Citation] « Toute domination est fondée sur la crainte de la mort : le pouvoir institutionnalisé s’arroge ouvertement le droit de vie et de mort sur les membres de la communauté qui se soumet à ses lois (1) »
(1) R. Menahem, op. cit., 1973, p. 99.
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Anthropologie de la mort, p. 535
Ensuite, une juste appréciation de la notion de pouvoir : celui des parents par rapport à l’enfant, du médecin par rapport au malade, de l’homme politique par rapport aux citoyens. Démythifier le pouvoir dans ses pratiques (intégration, participation, répression, droit de mort…), dans ses discours (idéologies), dans ses fondements (normes, valeurs posées une fois pour toutes et qui très souvent ne traduisent que des positions de la classe dominante), s’impose d’autant plus que tout pouvoir, nous l’avons dit et répété, s’appuie sur la crainte de la mort (1). La conversion des mentalités (superstructure) implique donc un violent tir de destruction à l’endroit de la société de profit. Car il y a collusion manifeste entre un système politique qui exploite l’homme réduit à sa fonction de poducteur-reproducteur, traité comme produit et instrument de consommation, et ce même système en tant qu’il repose son exploitation sur la peur, donc le déni de la mort. Lutter pour une vie meilleure, sans exploitation-appropriation du dominé par le dominant, pour une société neuve qui préfère l’accumulation des hommes à celle des biens, c’est en même temps refuser le tabou de la mort en tant que médiat du pouvoir qui opprime.
(1) Voir également R. Menahem, op. cit., 1973. J. M. Domenach insiste sur le nécessaire retour au tragique ignoré des empires (Le Retour au Tragique, Seuil, 1973).
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La mort en question, p. 130
— Du pouvoir tyrannique au pouvoir gestionnaire
Gérer, dans le cadre de l’organisation sociale, c’est exercer un pouvoir. Or, le pouvoir se définit par son emprise sur l’autre, individu ou groupe, ou sur quelque chose. Il suppose la capacité de produire un effet qui infléchit ou annihile la volonté de cet autre, qui modifie le déroulement normal d’un phénomène. Il contrecarre le jaillissement de la vie ou déjoue le déterminisme naturel. Et, à la limite, le Pouvoir Absolu tend vers la mort qui est l’écrasement des êtres et des choses.
Il implique, en outre, un jeu de sanctions qui le maintient et le renforce ; appliquées ou brandies en tant que menaces, ces sanctions limitent le champ d’action des sujets qui agissent ou restent inertes conformément aux exigences du pouvoir. Qu’on le subisse par peur de la menace, qu’on l’éprouve dans la mutilation de soi qui implique la sanction ou qu’on l’accepte sous l’effet de la séduction, tout pouvoir renvoie à la mort. Parce qu’il est une entrave à la pulsion de vie.
D’autre part, l’exercice du pouvoir est un moyen symbolico-magique de transgresser la mort et d’échapper à l’angoisse du mourir, car « disposer de la vie d’un autre a pour corollaire l’espoir insensé et informulable d’échapper soi-même à la mort en y précipitant l’autre »* (R. Mehanem) […] n’a-t-on pas tendance à s’étonner de la mort du riche comme si la puissance que lui confèrent ses biens était un signe d’accumulation de vie ?
* L.-V. Thomas revient à plusieurs reprise sur cette thèse : le pouvoir comme moyen de transgresser la mort en y précipitant l’autre. Mais, autant il me semble évident que tout pouvoir repose sur la peur qu’il inflige, autant je ne comprends pas cette idée de « transgression de la mort ». Il faut que j’y revienne en lisant un autre livre de L.-V. Thomas : Mort et Pouvoir.
[suivent des remarques sur la gestion du pouvoir, à la suite de M. Foucault]
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La mort en question, p. 146-147
Comme l’écrit M. Serres « Je ne dis pas : il y a des fous dangereux au pouvoir — et un seul suffirait — je dis bien IL n’y a au pouvoir que des fous dangereux. Tous jouent au même jeu et cachent à l’humanité qu’ils aménagent sa mort. Sans hasard, scientifiquement. »(22) »
(22) M. Serres, Trahison. La thanatocratie*, in Hermès III, éd. Minuit, 1979
* Un superbe texte d’une virulence inouïe… et nécessaire.
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Crânes, squelettes, masques et marionnettes
Anthropologie de la mort, p. 513
— De même, on n’insistera jamais suffisamment sur la valence hautement surdéterminée qui, depuis l’homme primitif, s’est attachée au crâne, symbole éminent de la propreté par opposition à la saleté de la chair en décomposition, de la persistance par opposition à la précarité des parties molles […]
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La mort en question, p. 179
Après tout, pourquoi l’utilisation du ressort, celle du fil ou de la tringle et celle de la main (marotte) seraient-elles nécessaires pour définir les marionnettes ? La manipulation peut s’investir en plus de procédés qu’on ne le croit. On nous rappelle que L. Valdes, vers 1960, pariait avec hardiesse « de la mise en abîme » : le marionnettiste manipule un marionnettiste qui lui même manipule un marionnettiste…
Alors peut-on répondre à la question : la marionnette est-elle vivante ? Chose inerte, mais articulée, manipulée du dedans ou du dehors, poupée, statue, figurine ou même cadavre, elle est objet mort ; mais elle vit (symboliquement) quand elle se nourrit du flux que lui impulse le manipulateur. On pourrait, sans rien y changer, reprendre à ce propos ce que disait P. Claudel au sujet du théâtre japonais : « L’acteur vivant, quel que soit son talent, nous gêne toujours en mêlant au drame fictif qu’il incorpore un élément intrus, quelque chose d’actuel et de quotidien, il reste toujours déguisé. La marionnette, au contraire, n’a de vie et de mouvement que celui qu’elle tire de l’action… Le personnage de bois incarne la prosopopée. Il nage sur une frontière indécise entre le fait et le récit. » C’est, en effet, par son manipulateur (Le maître comme dirait Jarry) que la marionnette (humain, animal, objet) prend sens, forme, épaisseur et vie. G. Baty ne disait-il pas, avec pertinence, au sujet du grand J. L. Temporal : « C’est Guignol qui vous tient le bras levé. » Tant il est vrai que, par un mécanisme de transfert bien connu, l’objet qu’on anime crée lui-même l’illusion d’animer son animateur.
[…] S’il fallait tout exprimer en deux lignes je dirais que les marionnettes procèdent des simulacres articulés, prolongeant le corps du marionnettiste et parlent à ceux qui y assistent de la vie et de la mort, c’est-à-dire de l’envers et de l’endroit de la réalité.
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La mort en question, p. 184
Qu’on ne s’étonne pas si la marionnette a toujours eu ses martyrs et connu ses morts sociales. Au nom de la morale et de la religion tout d’abord. N’est-elle pas la figure de l’homme tiré par les passions « comme par des ficelles » pour reprendre l’expression de l’austère Marc-Aurèle : « La mort met fin à l’agitation que les sens communiquent à l’âme, aux violentes secousses des passions et à cette triste condition de marionnette où nous réduisent les écarts de la pensée et la tyrannie de la chair ».
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La mort en question, p. 185
Nombreux sont ceux qui veulent tuer les marionnettes parce qu’elles dérangent, plus encore parce qu’elles décrivent l’homme moderne, marionnettisé, robotisé à mort. Jamais les ficelles manipulatrices n’ont été aussi bien camouflées (ce qui ne va pas sans rappeler deux magnifiques textes de science-fiction : 1984 d’Orwell et Le Mondes des à de Van Vogt).
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La mort en question, p. 186
La légende du Golem raconte qu’à Prague, le grand Rabbin Loewe conçut un automate androgyne, de dimension colossale. Il lui insuffla la vie en y plaçant un papier portant le mot Shem (vérité). Un jour, il oublia l’initiale du mot qui engendra l’effondrement de la créature et la mort du rabbin, car hem signifie mort. Ainsi, le Rabbin, parodiant la création divine, fut-il victime de sa propre démesure.
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La mort en question, p. 208-209
[Le portrait et le squelette]
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La mort en question, p. 229
[à propos des squelettes chez Delvaux] Pourquoi les squelettes ? Pour bien des raisons. Pour leur beauté plastique. Parce qu’à la fois nets, propres, blancs, ils expriment, par opposition à la mollesse des chairs (et à l’horreur des chairs en décomposition) l’ossature du vivant, sa partie la plus durable, à la fois la mort, mais la condition de la vie. À la limite, la pire des horreurs serait un être larvaire ou celui dont on a brisé les os.* Par leur aspect hiératique, ils confèrent la dignité qui sied aux événements dont la ritualité reste avant tout fondatrice, hors du jeu excessif de l’expression émotionnelle. Si l’on se réfère aux symboles alchimiques, ils n’expriment pas la mort statique, mais la mort dynamique annonciatrice d’instrument d’une nouvelle vie. Sans oublier le désir du peintre de sacrifier sur l’autel de l’étrange.
* C’est un élément de réponse à la question des tortures que l’on faisait subir aux condamnés avant de les tuer (voir le texte L’effacement de la mort)
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La mort en question, p. 236
[à propos des femmes chez Delvaux] dans L’escalier, le palais antique comme la nudité de la femme est là « pour annuler la durée et nous donner le sentiment d’une pérennité de la Beauté qui défie la destruction et la mort » (J. Cophignon, oc). Si l’on reste prêt à imaginer les squelettes revêtus de chair, en revanche les femmes bien en chair restent de marbre.
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La mort en question, p. 232
[à propos des masques d’Ensor] Le masque pourrait n’être aussi que la métamorphose ébauchée : il « participe du crépuscule » (51). Il n’est plus visage vivant ; il n’est pas encore crâne mort.