Censure et liberté d’impression

La censure, après avoir connu des justifications politiques, a pris un sens radicalement négatif au XXe siècle, celui d’atteinte à la liberté d’expression. À tel point qu’il ne semble plus possible de séparer ces deux termes : censure/liberté d’expression, parce qu’ils semblent indéniablement attachés à l’alternative entre le mal et le bien.

C’est pourquoi, avant de parler de la liberté d’expression, d’éclaircir sa notion et de la critiquer si besoin, il convient de prendre une précaution : pour éviter les accusations qui diront que, si l’on évalue la liberté d’expression c’est que l’on est contre elle et donc pour la censure et pour le mal, il faut solennellement affirmer que, non, la censure n’est pas admissible sous quelque forme que ce soit ; la censure est mauvaise. C’est clair, net, sans compromis.
Cela étant dit, la question que nous pouvons nous poser maintenant, est double : en dehors de son opposition à la censure, la liberté d’expression a-t-elle un sens ? Et aussi, la censure ne prend-elle pas place dans d’autres contextes que ceux qui encadrent cette liberté d’expression ?

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L’article 19 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1948 affirme que “Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit.” Cette version de 1948 réaffirme en cela ce que l’article 11 de la déclaration de 1789 (celle à laquelle se réfère la Constitution française actuelle), qui disait “La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.”

C’est encore à la fin du 19e siècle que la Constitution des États-Unis d’Amérique, dans son “First amendment” promettait que “Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu’a le peuple de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation des torts dont il a à se plaindre.”

Et encore, l’article 5 de la Loi Fondamentale Allemande de 1949 déclare : “Chacun a le droit d’exprimer et de diffuser librement son opinion par la parole, par l’écrit et par l’image, et de s’informer sans entraves aux sources qui sont accessibles à tous. La liberté de la presse et la liberté d’informer par la radio, la télévision et le cinéma sont garanties. Il n’y a pas de censure.

Tous ces textes fondamentaux et la plupart des constitutions politiques libérales affirment ainsi que les gouvernements ou autres détenteurs de pouvoirs politiques et religieux ne feront rien contre la liberté d’expression, à tel point que celle-ci apparaît comme un droit absolument fondamental, plus fondamental encore, sans doute, que les textes qui la protègent. Et les critiques en matière de droit d’expression ne font que confirmer ce sentiment lorsqu’ils regrettent et protestent contre tous les obstacles qui sont souvent, de fait, opposés à l’expression libre, notamment sous prétexte de conformité aux lois. Le principe serait donc le suivant : il existe indubitablement quelque chose que l’on appelle “expression”, dont le droit doit être préservé de toute restriction. Ce principe étant posé, la discussion ne tourne plus qu’autour de certaines exceptions qui, selon certains, justifieraient non pas une censure, le mot est littéralement banni, mais quelque chose comme une limitation, voire une autolimitation. Ce à quoi, d’autres ne manquent pas de répondre que la liberté ne se découpe pas en petits bouts et que toute entrave est une privation totale, une censure.

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Une question pourtant, mérite que l’on s’y attarde au moins un instant : existe-t-il réellement quelque chose comme une expression ?
Dans la tradition du siècle des Lumières, il semble certain que les hommes pensent et que leurs pensées sont dignes, jusqu’à preuve du contraire. Par conséquent, il convient de poser le principe d’une confiance dans ces pensées et aussi dans leur évaluation publique qui ne manquera pas d’éliminer les moins fiables et les plus nocives. Ainsi est établi une sorte de trajet quasi instantané entre la pensée de l’un et celle de l’Humanité, trajet certes théorique, mais qui justifie que chacun puisse parler et écrire, ou encore faire des images et que ces “expressions” soient rendues disponibles urbi et orbi. Cependant, la pratique est fort différente.
La pensée que l’expression exprime est indéniablement, dans toutes les manifestations du droit libéral, une pensée individuelle. Elle naît dans un esprit et que l’on remplace “esprit” par “cerveau” ne change rien à l’affaire : c’est dans la solitude que se forgent les pensées. Sinon, en quoi serait-il nécessaire de protéger leur expression puisqu’elles seraient déjà communes ?

Le problème commence alors à apparaître. Car si des pensées jaillissent dans un esprit ou un cerveau, quels seront leurs rapports avec le fait de parler, celui d’écrire ou de faire un film ? Les textes de droit, aussi fondamentaux soient-ils, ne semblent pas vraiment poser la question. Ils reposent plutôt, de manière aussi dogmatique qu’implicite, sur la croyance en une sorte de traduction spontanée, voire magique, qui permettrait de passer de la pensée à ses “expressions”. Pourtant, ne faut-il pas savoir parler ou écrire ou filmer pour dire ses pensées ? Et que l’on ne dise pas que ces « moyens », ces médias, sont accessibles à tous, spontanément, car il faudrait alors affirmer aussi que l’expression de la pensée qu’ils permettent est déjà, tout aussi spontanément, une affaire commune, ce qui serait contradictoire avec l’idée même d’une liberté d’expression individuelle .

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Disons donc plutôt que la liberté d’expression est la liberté de ceux qui savent opérer cette transformation de phénomènes spirituels ou neuronaux en sons, en écritures ou en montages d’images-sons, par exemple. Et, à l’inverse, ceux qui ne maîtrisent pas les protocoles de ces transformations ne sont tout simplement pas concernés.
Pourtant, ils devraient l’être, puisque le droit d’expression est encore plus universel que les lois qui le protègent. Faut-il en conclure que ces lois sont illusoires dans leur prétention universelle et ne font qu’asseoir, de fait, une forme de communauté des élites ou, du moins, de ceux qui savent s’exprimer ?

Dans ce sens, on pourrait comprendre que toutes les exceptions au droit d’expression sont justifiées par une limite, une véritable barrière médiatique entre ceux qui bredouillent — que les Grecs auraient sans doute appelés les barbares — et ceux qui s’expriment en respectant bien les règles de transformation des pensées individuelles en paroles ou écrits publics. Il y aurait alors, en somme, une sorte de zone grise, de rond point où des barbares essaient de parler alors qu’ils ne respectent pas les règles de la parole. Et ces barbaries-là, précisément, doivent être traitées comme des aberrations, comme si le droit était bousculé par son autre, non pas par ce qu’il débat en lui-même, mais par ceux qu’il ne concerne pas.

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Sans changer de principe, il est aussi possible de comprendre pourquoi bon nombre de ceux qui savent s’exprimer veulent généreusement rendre tous les hommes capables de faire de même. Et il est vrai que le droit d’expression est historiquement lié à une volonté d’éducation des populations, précisément afin que chacun puisse prendre part à l’expression publique. L’école, ici, est évidemment la pierre de touche de la vie publique de l’humanité. À ce propos, on peut tout aussi évidemment critiquer cette éducation dans la mesure où les pédagogues ont nécessairement une longueur d’avance et sont donc membres de l’élite de ceux qui savent parler avant ceux auxquels ils apprennent à parler. On peut donc dire qu’en même temps qu’ils les forment, ils normalisent l’expression de leurs élèves conformément à leurs privilèges. Ces critiques sont certainement justifiées dans bien des cas, mais elles doivent aussi tenir compte de l’impossibilité d’une formation sans normalisation. Car, tant que l’on conserve le principe d’une liberté d’expression des pensées individuelles, nécessairement, on doit admettre une traduction normalisée de ces pensées privées en pensées communes. Dans ce sens, il convient certainement de ne pas confondre le pédagogue qui abuse de son privilège pour endoctriner et celui qui enseigne pour donner la parole, pour en faire don et qu’elle soit, ainsi, toujours partagée davantage.

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Lorsque l’on replace ainsi le droit d’expression dans une perspective de progrès pédagogique — laquelle est d’ailleurs chère aux Lumières — il semble que la contradiction entre sa théorisation universaliste et sa réalisation toujours partielle est amenée à s’amenuiser toujours davantage de génération en génération. Néanmoins, cette perspective même souligne davantage le problème que pose la notion d’ “expression : s’il ne s’agit plus d’asseoir une communauté de parleurs privilégiés, à quoi donc conduit l’universalisation de la capacité de s’exprimer ? Doit-on considérer que chaque individu ressent en lui quelque chose comme une pulsion d’expression ? un besoin irrépressible de transformer ses pensées en paroles ou écrits publics ? Mais alors, dès lors que l’expression est conforme à celle apprise à l’école, comment ne pas entendre tout ce que les individus disent comme des paroles justifiées ? Quiconque sait écrire n’a-t-il pas non seulement le droit, mais le devoir psychique d’écrire, motivé par une pulsion aussi légitime qu’irrépressible ?

On comprend alors que toute censure est, effectivement, inadmissible. Mais en même temps, toute affirmation d’un désaccord, toute tentative de dialogue ou de débat sont nécessairement interprétées comme des tentatives de censure, puisque toute parole est a priori justifiée par son mode d’expression même, et ce, quel que soit son sens. Aussi, la liberté d’expression ne conduit-elle pas à la disparition de la parole publique, précisément, par la suppression de la vie publique au profit des paroles individuelles ?

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La question peut se poser très simplement : vers où mène l’expression ? Quel est son sens ? Si j’écris un traité de sagesse, mais que les mots que j’écris ne font qu’exprimer mes pensées comme chacun pourrait exprimer ses pensées et écrire un autre traité de sagesse avec d’autres mots, suis-je encore en train d’écrire ? Et si l’on dit qu’il y a des paroles qui valent mieux que d’autres, comment comprendre alors que chacun ait un droit égal de s’exprimer ?

Dans les faits, d’ailleurs, la liberté d’expression n’exige pas seulement l’apprentissage des protocoles de traduction des pensées en paroles ou écritures ou films ou autres médias publics. Elle ne prend forme que si l’auteur est autorisé et ce sont des rouages institutionnels qui fournissent ces autorisations. À cet égard, que les gouvernements se soient délestés de leur fonction de “privilège”, d’autorisation d’imprimer, et que les éditeurs et autres producteurs aient prospéré en la reprenant à leur compte, ce changement de main ne modifie pas le principe : ne doivent accéder à la parole publique que ceux qui sont autorisés. Il n’est qu’à lire les curriculum vitae des auteurs pour s’apercevoir que nul ne s’exprime s’il n’en a le titre, tantôt universitaire, tantôt médiatique, mais en aucun cas proprement individuel. Et même si l’on reconnaît qu’en littérature, la titrisation des auteurs est moins académique, il faut aussi constater qu’elle est plus directement dans les mains des éditeurs, tout simplement.

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Quoi qu’il en soit, le principe de l’autorisation des auteurs contrevient à celui du droit d’expression dont jouirait tout un chacun dès lors qu’il connaît les normes scolaires de la traduction des pensées. Tantôt, dès lors, certains feront appel aux experts autorisés et inventeront si besoin des privilèges d’autorisation ; tantôt certains réclameront le droit à l’expression de tous et pour tout. Les premiers se dresseront contre les seconds et réciproquement ; à moins que ces derniers ne fabriquent leurs propres experts et les dressent contre ceux des autorités institutionnelles ou encore que les auteurs autorisés ne se servent de leur titre pour manipuler les pensées des défenseurs de l’expression pour tous.

Finalement, la notion de “liberté d’expression” est, en fait, non pas l’expression d’une pensée, mais d’une destruction de la pensée, d’une destitution de son sens au profit d’une guerre d’autorisations, véritable imitation des brevets chers aux capitalistes.

 

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Maintenant, imaginons que Spinoza écrive aujourd’hui son Éthique ou son Traité politique, par exemple. Imaginons que Socrate soit assis à la terrasse d’un café dans une galerie commerciale. Le Spinoza du 17e siècle a été chassé d’Espagne parce qu’il était juif, excommunié par la communauté juive de la ville d’Amsterdam où il avait trouvé refuge ; son Traité Théologico Politique a été censuré et il ne pourra pas publier son Éthique pour les mêmes raisons. Quant au Socrate grec, il est mort condamné par le tribunal d’Athènes. Les motifs de cette condamnation n’ont pas été archivé de manière claire, mais ils sont liés, quoi qu’il en soit à sa manière peu orthodoxe de dialoguer avec tout un chacun et de ne pas respecter les règles de l’expression publique.

Les écrits de Spinoza ont été censurés et lui-même a souffert de nombreuses attaques ; la parole de Socrate a connu la mort comme censure. Pourtant, lire et relire Spinoza, entendre Socrate de nombreux siècles après qu’ils se soient tus reste des expériences inouïes. Pourtant, si Spinoza écrivait aujourd’hui il n’aurait tout au plus qu’un blog personnel, car il n’était que polisseur de lentilles optiques et que ce métier n’autorise pas l’expression publique. Pourtant, si Socrate parlait aujourd’hui, il aurait tout au plus une chaîne YouTube parmi des millions. Et encore, si les citations de Spinoza ou de Socrate sont chaque jour. abondamment relayées par des amateurs d’expression libre, c’est qu’ils n’entendent rien d’autre dans ces mots pourtant lointains que les échos de leurs pensées individuelles. Soyons clairs, si l’un ou l’autre s’exprimaient aujourd’hui, leurs propos ne passeraient pas la décennie, voire l’année. La liberté d’expression les condamnerait à la disparition pure et simple, comme disparaissent chaque jour de nombreux propos dont les auteurs ne sont autorisés par personne.

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Il ne s’agit pas de dire, évidemment, que Spinoza ou Socrate ont passé les siècles grâce à la censure, ou que Descartes fait encore référence, précisément, parce qu’il n’a pas fait imprimer le Traité du Monde lorsqu’il a eu peur de la censure de l’Église. Car, si leurs livres sont restés malgré tout, la censure a souvent réussi et réussit encore à éliminer bien des paroles et elle reste en cela inadmissible.
Simplement, ce qu’il faut admettre, c’est qu’il y a dans les paroles, les écrits ou les films quelque chose qui se transmet parfois par-delà les siècles et que la censure n’arrive pas toujours à atteindre alors que la liberté d’expression, elle, l’étouffe beaucoup plus efficacement. Appelons cela, la liberté d’impression et le droit d’impression. C’est ce droit qui nous touche quand nous lisons l’Éthique de Spinoza, par exemple, et c’est lui qui disparaît quand cette Éthique n’est plus qu’un recueil de citations utilisables à merci. La liberté d’expression, en somme, nous prive du droit de faire impression, non pas d’imprimer avec une imprimante, mais de toucher, de faire sens en touchant un public.

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Il est donc possible de comprendre la censure en opposition avec ce droit d’impression et non plus avec la liberté d’expression. Faudra-t-il alors dire que la notion de liberté d’expression se dresse tout autant contre le droit de faire impression que contre la censure ? Qu’elle est en fait une arme pour priver la texture de nos propos de sa fonction de transmission ? Il est trop tôt pour le dire.

Ce que l’on peut affirmer, en revanche, c’est que l’expression n’est rien sans impression, la parole sans écoute, l’écriture sans lecture et le cinéma sans regard. Spinoza n’écrivait pas pour « exprimer » ses pensées, même s’il les exprimait, nécessairement. Son Traité Politique n’est pas une opinion dans le flux des opinions de réseaux sociaux. Et il nous faut comprendre comment il peut encore échapper à ce flux, à cette soi-disant liberté qui alterne entre le néant des vanités solitaires et les brevets d’autorisation.

 

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Ce travail de compréhension méritera des développements bien plus conséquents que les pistes que je vais avancer maintenant. Je ne sais pas, cependant, si j’y reviendrai bientôt, c’est pourquoi je me permets de les formuler ici, en guise de conclusion et de motifs de recherche.

Tout d’abord, si une parole, un écrit ou un film doivent pouvoir faire impression, c’est qu’ils peuvent toucher. Alors que les expressions individuelles sont des pensées données en pâture aux appréciations, telles des marchandises que l’on évalue en fonction de nos goûts et de nos couleurs, les impressions que ces pensées peuvent provoquer ne sont pas de l’ordre du jugement, mais de la sensation. Évaluer les propos de Socrate dans le Ménon, prétendre juger de leur valeur est aussi incongru que de juger une mouche ou une montagne. Mais, inversement, se rendre compte que les yeux de la mouche voient de manière extraordinaire pour nous, voir la montagne comme un horizon, c’est déjà comprendre ce que les paroles de Socrate apportent : non pas une confirmation, mais un dépassement de tout ce qui nous est propre, une sortie de notre individualité. Avec l’impression, avec le toucher, nous accédons d’emblée à un monde commun, à une sorte d’égalité esthétique (puisque “esthétique” vient d’ “aesthesis” : la sensation).

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Vient alors la question de savoir si cette communauté naît avec l’impression que provoque un propos ou si elle le précède à titre de condition. D’un côté, en effet, je ne peux pas ressentir la joie spinoziste avant de l’avoir découverte dans le texte de Spinoza. Mais d’autre part, si je lis le texte de Spinoza c’est que je le demande, que je lui suis ouvert et, donc, que nous faisions partie, lui est moi, d’une même communauté ouverte avant même que nous nous rencontrions. Faut-il donc que ceux qui ressentent le toucher d’une parole, d’un texte ou d’un film forment comme par conditionnement génétique une sorte de club des lettrés bientôt disparus ? ou bien leur communion est-elle destinée à s’accroître jusqu’à devenir universelle ? Mais, dans ce cas, qui mène nos rencontres ? Qui met Spinoza tout contre nous, sinon l’éditeur qui l’autorise comme un Grand Penseur ? Et pourquoi lui et pas moi, dira alors le défenseur de la liberté d’expression avant de nous asséner l’expression de sa pensée parce que lui aussi, il pense, et a le droit de s’exprimer.

Cette alternative couvre en fait une voix qu’il faut entendre malgré tout : celle du droit d’impression comme droit d’être touché et de toucher tout à la fois. Elle tombe, en effet, dès que l’on comprend que l’impression que nous fait une parole ou un film est en même temps une obligation de faire impression à notre tour. Et il ne s’agit plus, alors, de nous exprimer, bien que cela soit inévitable, mais de nous faire entendre, de participer à une parole commune qui est toujours en train de se faire et de se refaire, d’entrer en discussion et en débat. C’est parce que nous sommes impressionnés par l’Éthique que nous pouvons faire impression en parlant de la joie spinoziste et même, que nous devons à notre tout faire impression, précisément parce que la rencontre de l’Éthique nous a fait sortir de nous-mêmes. Elle nous a placés dans son éthique, dans ce monde où nous partageons avec Spinoza, Platon, Ménon et bien d’autres, une même aventure, parce que nous partageons des paroles, des films, des textes.

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Enfin, cette communauté serait inconcevable si nous devions en rester aux marchés des autorisations, si nous ne pouvions dépasser l’alternative entre l’attente d’être adoubés comme auteurs ou de nous adouber nous-mêmes. Car, quelle que soit la branche de cette alternative, elle nous projette vers des spéculations sur nous-mêmes. Or, le toucher n’est pas une spéculation, mais un fait et la communauté que tissent nos impressions n’est pas de l’ordre d’une institution : elle est un héritage éthique, une création éthique et une transmission éthique ; une impression qui donne droit et devoir de transmettre son toucher. Par conséquent, la communauté des paroles ne tient pas son sens d’un espoir d’avenir ou d’une promesse de mérite, mais d’un hommage aux passés.

 

Terminons en soulignant ce qui est sans doute le plus libérateur dans la liberté d’impression : le droit de ne pas penser comme soi-même. Car, précisément, lorsque je rencontre une parole qui fait sens, je ne suis plus moi-même ! Faire sens, imprimer, toucher c’est ouvrir une nouvelle perspective dans nos passés, initier une relecture non seulement de notre individualité, mais de la communauté qui habite notre présent et notre mémoire. Ainsi, si la liberté d’expression sacralise les pensées solitaires pour ruiner leur sens, la liberté d’impression défait l’emprise du dogme individualiste pour ouvrir et rouvrir sans cesse des éthiques communes. Ce sont alors ces éthiques que la censure cherche à faire taire davantage que la liberté d’expression, laquelle remplit bien mieux sa fonction de mise au pas de nos pensées.